← Retour

Madame Putiphar, vol 1 e 2

16px
100%

XVI.

L’échelle fut remontée et la trappe s’abaissa, et il se fit une nuit profonde.

—Oh! mon Dieu!... s’écria Patrick, fléchissant les genoux et se prosternant la face contre terre.

L’horreur et l’effroi avoient ouvert par surprise son cœur stoïque au désespoir; mais sa courageuse raison reprit aussitôt son empire, et il s’ôta du cœur ce mouvement de foiblesse comme on s’ôteroit de la main une écharde.

Il se releva, et, guidé dans les ténèbres par ses gémissements, il s’approcha de Fitz-Harris, et l’appela et prêta l’oreille. Fitz-Harris ne répondit point. Il se pencha sur lui et lui prit la main: sa main étoit froide. Alors il s’éloigna de lui, et, se tenant à la muraille, il poussa du pied, dans un des coins du caveau, la paille, ou plutôt le fumier dont on avoit eu l’attention de joncher le sol. Sur cette litière, ayant porté doucement son ami, il l’appela de nouveau après lui avoir posé la tête comme sur un chevet; mais toujours point de réponse. C’étoient là touts les soins qu’il pouvoit lui donner; il se coucha donc auprès de lui, dans une anxiété inexprimable, s’assurant de minute en minute du battement de son cœur, écoutant silencieusement son haleine, épiant l’instant suprême où il auroit enfin cessé de souffrir, où il auroit passé de la condition humaine si triste, et de la plus dure des conditions humaines, à un état digne d’envie: l’état de la mort. Il demeura long-temps, sans doute, dans cette cruelle position, car un sommeil de plomb, avec lequel il lutta corps à corps, finit par l’accabler et l’assoupir. A son réveil, Fitz-Harris se plaignoit assez fort; ses extrémités n’étoient plus froides comme le marbre. Patrick lui passa la main sur le front et l’appela presque à voix basse:—Harris! Harris, mon frère!... lui dit-il. Cette fois Fitz-Harris fit un mouvement. Peu à peu il se ranima, et quand il eut recouvré tout-à-fait le sentiment, Patrick lui dit:—Tu as fait une chute horrible, mon frère; tu souffres, où es-tu blessé?—Je souffre beaucoup dans les reins, et j’ai des élancements qui se croisent comme des épées dans ma tête. Tiens, touche là à mon crâne. Patrick y porta la main avec précaution; sous les cheveux trempés de sang, il rencontra une saillie énorme et la bouche d’une plaie.—Sais-tu où nous sommes, mon frère? dit ensuite Fitz-Harris.—Où nous sommes, demandes-tu, mon frère? dans une basse-fosse.—Et que fait-on de nous?—Ne te souvient-il plus, mon frère, que M. le lieutenant pour le Roi s’est chargé du soin de venger la Couronne? Ce qu’on fait de nous, mon frère? on venge la Couronne.—Dieu m’a-t-il retiré la vue, Patrick, ou sommes-nous au milieu de la nuit?—Non, Dieu ne t’a pas affligé comme son serviteur Tobie; mais je ne sais, mon frère, si nous sommes au milieu du jour ou de la nuit; cette fosse n’a ni meurtrière ni lucarne.—Mais c’est donc un tombeau?—Moins que cela, mon frère, un cloaque sans issue, un puisard immonde.—Un puisard! répéta Fitz-Harris avec effroi: un puisard! C’est donc avec des puisards qu’on venge la Couronne?—Avec des puisards, tu l’as dit.

Je ne sais là-dessus ce qui se passa d’affreux dans leur âme; ils gardèrent touts les deux un morne et long silence.

Ce fut Fitz-Harris qui le rompit:—Sans doute, dit-il, on nous a plongés dans cette basse-fosse, condamnés que nous sommes à y périr de faim: tant mieux! Il est bien temps que nos maux aient un terme. Quelle vienne donc la mort! Elle se fait bien prier la capricieuse! Diroit-on pas une bégueule, une mijaurée, une prude qui choisit son monde! Qu’on nous jette des aliments ou qu’on nous laisse sans nourriture, au demeurant, peu m’importe! C’est assez de misère comme ça, je veux en finir; si j’approche plus rien de mes lèvres, que je sois un lâche!—Tu parjureras ton serment, mon frère, reprit tristement Patrick, parce qu’il est beau de se laisser tuer et qu’il est honteux de se laisser mourir; parce que tu ne sais pas ce que c’est que mourir de faim.

Il y avoit, du moins leur sembloit-il, l’intervalle de plusieurs nuits et de plusieurs jours qu’ils étoient là, et personne n’avoit reparu, et ils n’avoient entendu d’autre bruit que le bruit qu’eux-mêmes avoient produit, comme s’ils eussent été dans les entrailles de la terre. Déjà ils étoient en proie aux souffrances de l’inanition; l’opération de la pensée étoit déjà chez eux pénible et lente; leurs idées s’enchaînoient mal et ne se succédoient plus. Vers ce temps-là, Patrick, qui lui-même avoit eu plusieurs défaillances qu’il avoit cachées avec soin, prit la main de Fitz-Harris et lui dit:—Jusqu’ici je m’étois refusé à croire avec toi qu’on ait pu concevoir la pensée de nous plonger dans cet abyme pour nous y laisser périr; mais je vois bien que c’est là le sort qui nous attend; ta prévision étoit juste; et pour nous ravaler au niveau de la brute, on nous livre à la mort sans prêtre, sans conseil, sans assistance. Soin perdu! ceux qui ont su vivre comme nous avons vécu, ceux qui ont su souffrir comme nous avons souffert, ceux-là ne se dépouilleront pas, dans un moment suprême, de la dignité qui convient à l’homme; ceux-là sauront mourir. Frère, préparons-nous à paroître devant Dieu. Alors Patrick s’agenouilla, et, après un moment de recueillement, il poursuivit:—Je viens de descendre en esprit, ô mon Dieu, dans le fond de mon âme, je l’ai trouvée sans replis; j’y ai cherché partout un crime, et je n’y ai rencontré que des fautes dont ta miséricorde ne me refusera pas la rémission. Ce n’est pas, sans doute, ô mon Dieu! que je sois meilleur qu’un autre, et que je mérite plus à tes yeux; mais tu m’as laissé si peu vieillir dans le monde que le temps m’a manqué pour le péché. Vous que le long du court chemin de ma vie j’ai pu offenser; vous pour qui j’ai pu être un objet de scandale, je vous en demande humblement pardon; pardonnez-moi comme je pardonne à ceux qui se sont faits mes ennemis, comme je pardonne à mes bourreaux.—A toi, Fitz-Harris, mon frère, qu’ai-je à dire, sinon que je te bénis et te porte en mon cœur, comme tu me bénis et me porte dans le tien?—Après la vie la plus dure il te plaît, ô mon Dieu! de m’envoyer la mort la plus cruelle; que ta volonté soit faite! puisqu’il faut mourir, j’accepte et meurs avec espérance. Tu m’avois donné une amie, ô mon Dieu! puis tu m’en as séparé; et tu me fais mourir sans l’avoir revue! ô mon Dieu! que cela est amer!... mourir sans l’avoir revue!... Heu!... que cette lame est froide! qu’elle entre lentement, et qu’elle fait de mal!—O mon Dieu!—O mon Dieu!—O mon Dieu!... Et sa voix s’étouffa dans les larmes. Fitz-Harris reprit alors avec audace:—Quant à moi, ô mon Dieu! je ne meurs pas résigné comme mon frère, et je meurs sans espérance. Un bon tient vaut mieux que deux tu auras; je suis franc, j’eusse mieux aimé, ô mon Dieu! une pomme sur ma table qu’une orange dans le jardin des Hespérides.—Je ne reviendrai pas sur le passé, mon frère: il est oublié, il est expié, je crois. Je te dirai seulement, mon doux Patrick, que je t’aime, et puisqu’il faut que je meure, et puisqu’il faut que tu meures, que je suis heureux de mourir avec toi.—Embrassons-nous une dernière fois, mon frère, dit alors Patrick; et, s’étant rapproché de Fitz-Harris et s’étant penché sur lui, ils se donnèrent un long baiser, le baiser cuisant de l’adieu, d’un adieu éternel, le baiser qu’entre le billot et la hache deux amis se donnent sur le plancher de l’échafaud. Leurs lèvres se quittèrent enfin; Patrick reprit place à côté de son ami, et là, sur une couche de fumier, se tenant affectueusement par la main, semblant deux figures taillées dans l’épaisseur d’un tombeau, l’âme brisée par la douleur, le corps déchiré par la faim, ils se remirent froidement à attendre la mort, qui venoit à pas lents.

Après ceci il se passa encore un long intervalle. Le mal étoit devenu si violent qu’il arrachoit des plaintes à Patrick, et que Fitz-Harris pleuroit.—Tu souffres donc beaucoup, mon Harris? Ayons courage! disoit Patrick. A quoi Fitz-Harris répondoit:—Ce sont mes blessures qui me font souffrir, et puis la faim—un peu—aussi.—Ayons courage, Harris! encore quelques heures d’agonie, et le calice sera bu jusqu’à la lie; tout sera fini. On ne meurt qu’une fois; ayons courage, mon frère!—Oh! j’en ai du courage, mon Patrick; quelque cruelle qu’elle soit, j’accepte cette mort volontiers, parce que la mort est un terme. J’en ai du courage! je saurois mourir de même par ma volonté. Sur un plat d’argent m’apporteroit-on la chasse la plus succulente, que je la repousserois avec dédain.—O mon pauvre ami! ne pensons pas à ces choses-là: cela aiguise encore la faim.

A ces paroles avoit succédé un nouveau silence, ou plutôt de nouveaux gémissements. Nos deux martyrs se tenoient toujours attachés par la main. La mort ne venoit pas; mais le jeûne avec son râteau de fer leur déchiroit les entrailles. Tout-à-coup la trappe de la voûte se leva, une foible lueur de flambeau se répandit peu à peu dans la fosse, quelque chose qui pendoit à une corde descendit, et une voix connue, celle d’un porte-clefs, cria à l’extérieur: Voici votre pitance, prenez. La surprise leur fit jeter un cri. Il leur sembloit que c’étoit du Ciel que venoit ce message. Après être demeuré quelque temps suspendu à quelques pieds du sol, l’objet remonta, puis un instant après on laissa choir quelque chose, et la trappe se referma.—Qu’est-ce? s’écria Fitz-Harris.—Je ne sais, répondit Patrick.—Va donc voir, mon frère. Patrick, non sans bien des efforts, se traîna sur les genoux du côté où le bruit s’étoit fait, et sa main ayant rencontré l’objet:—C’est du pain! s’écria-t-il. Du pain! répéta Fitz-Harris avec un râlement de joie; du pain! du pain! Saints-du-Ciel! Donne-m’en, mon frère, donne-m’en! La faim est une chose atroce! puis, vois-tu, ce n’est pas vrai, je ne veux pas mourir.

Au bout d’un espace de temps qui leur parut assez court, le lendemain, sans doute, la voûte s’ouvrit de nouveau, une corde descendit de même, portant du pain que Patrick cette fois alla détacher. Depuis lors ils eurent rarement à supporter d’aussi longs jeûnes; on leur apporta assez régulièrement leur pitance, à savoir: de temps en temps trois ou quatre onces de mauvais pain.

Pour compléter l’horrible de leur position, d’énormes rats, dont le nombre sembloit aller croissant, habitoient ou hantoient le même puisard. Ces hôtes immondes, pour qui nos deux victimes avoient la plus violente aversion, avec une familiarité et une audace révoltantes, les harceloient sans cesse et sans pitié. Ils s’attroupoient autour de la cruche à eau, sur le goulot de laquelle ils déposoient leur morceau de pain, et, dans leur acharnement, souvent ils la renversoient, ou combloient, en s’entassant sur le corps l’un de l’autre, la distance mise entre eux et leur proie. Pendant leur sommeil, pendant les moments de silence et d’accablement, ces animaux leur passoient dessus, leur rongeoient, leur déchiroient leurs vêtements, les couvroient de morsures à la face et aux mains. Fitz-Harris, qui ne se mouvoit qu’avec peine, en avoit le plus à souffrir; on eût dit que cette engeance avoit le sentiment de son état: elle bravoit ses menaces et s’attaquoit à lui sans plus de façon qu’à un cadavre. Continuellement étendu sur une paille pourrie et sur un sol humide, ses jambes peu à peu s’enroidirent et se paralysèrent, et, quoiqu’il eût tout le haut du corps dans un état d’amaigrissement, d’émaciation horrible à dire, elles devinrent comme œdémateuses, et s’enflèrent prodigieusement. Ses pieds acquirent un volume si énorme que Patrick fut obligé de lui ôter ses chaussures, qui les bridoient comme un brodequin de supplice. Ses pieds ainsi à découvert, une misère plus cruelle l’attendoit. Plusieurs fois des bandes de rats affamés se jetèrent dessus, et, malgré ses cris et les efforts de Patrick, mal servi par l’obscurité, ils lui déchirèrent et lui mâchèrent les orteils. Je n’insisterai pas sur l’atrocité de cette torture; on sait de reste quelle corrélation a le cœur avec les extrémités, et combien est aigu et foudroyant le frémissement du tétanos. Patrick ne put mettre Fitz-Harris tout-à-fait à l’abri de cette voracité qu’en lui enterrant les pieds dans de la litière, et en recouvrant cette litière d’une couche de terre, qu’avec la patience d’un captif il avoit arrachée du sol avec ses ongles.

Notre nature vivace est rétive à la mort. La mort nous enlève rarement de haute lutte. Ce n’est qu’après bien des menées sourdes, bien des combats, qu’elle nous terrasse. Sans employer le fer ni le poison, ce n’est pas chose facile que de tuer un homme, un jeune homme surtout, un brise-cou comme Fitz-Harris, né pour fournir la plus longue carrière, sain, vigoureux, et dont touts les ressorts de la vie étoient neufs et du plus pur acier. Dans l’état de dépérissement où il se trouvoit vers les derniers temps de son séjour dans la chambre octogone, qui n’eût pensé le voir s’éteindre prochainement? Un médecin l’eût ajourné au plus à quelques semaines. Et depuis, cependant, il avoit fait une chute terrible; il avoit supporté un jeûne de plusieurs jours, et avoit passé bien des mois couché sur des ordures humides dans un puisard infect, sans jour, sans air, accablé de douleurs corporelles, rongé par l’ennui et le désespoir le plus profond, n’ayant pour mesurer le temps, qui ne passoit pas, que son imagination, que l’imagination, cette folle qui multiplie, qui amplifie, qui exagère; et pour toute subsistance que de l’eau, comme on sait, et de temps à autre quelques onces de mauvais pain. D’abord il avoit paru résister et végéter à peu près dans le même état, sans mieux ni pire, tandis que Patrick se minoit et tomboit en chartre à vue d’œil, comme un enfant arraché aux mamelles de sa mère, ou plutôt, devrois-je dire, comme un homme arraché aux mamelles fécondes de la liberté; puis tout-à-coup il avoit baissé, et baissoit de jour en jour et déclinoit rapidement. Mais à mesure que son pauvre corps s’approchoit de sa dissolution dernière, il perdoit de plus en plus la conscience de sa position, et s’éloignoit en esprit de toute idée d’anéantissement. Son état n’étoit plus qu’un mal-être passager: il sentoit, disoit-il d’une voix mourante, sa vigueur revenir; son horizon s’éclaircissoit, son ciel se peuploit d’étoiles, il n’avoit plus que quelques heures à passer dans ce puits; il étoit sûr d’une prochaine délivrance; il la voyoit venir; elle venoit en effet: mais quelle délivrance!... pauvre jeune homme!

Bien loin de se détacher des choses de ce monde, il n’avoit la tête remplie que de projets d’ameublement, de toilette, d’équipage, d’équipement de chasse. D’où lui viendroit l’or qu’il faudroit pour faire face à ce luxe? cela ne l’inquiéta pas une seule fois: cette question étoit trop froide et trop terrestre. Pour raviver tout-à-fait la fleur un peu froissée de sa jeunesse, désormais il ne devoit plus quitter le cheval; il devait s’incorporer comme un centaure à un impétueux et fringant andalou, au plus beau genet de toutes les Espagnes. Ce genet à tout poil devoit avoir un mors bosselé, des fers d’argent, une selle magnifique, un caparaçon du plus riche tartan d’Irlande, une housse de velours, une émouchette en réseau d’or; il ne devoit sortir qu’avec un bouquet de rose sur le front. Avec cela c’étoient des bottes faites à ravir; des éperons qu’on eût dits forgés par saint Éloi, une longue escopette turque, marquetée, sculptée, ciselée, niellée, damasquinée; une paire de pistolets de ceinture, des pistolets d’arçon, un couteau de chasse avec une devise sur la lame, un huchet d’ivoire, et une trompe de sonneur. Son souci cuisant étoit de paroître à Chantilly à la prochaine Saint-Hubert, et pour cela il devoit se commander une soubreveste de velours vert avec des passements d’or. Son imagination se berçoit sans cesse des plus séduisantes rêveries. Des caprices, des fantaisies merveilleuses naissoient et se succédoient en son esprit comme les vagues de la mer. Il bâtissoit des enfilades de romans dont il se faisoit le héros aventureux, et dont le dénouement le plaçoit toujours au sein des plaisirs, au comble de la fortune; et ces romans en l’air avec leurs additions, leurs améliorations, leurs variantes, il les contoit naïvement à Patrick.—Le prince, chassant dans la forêt, s’acharnoit à la poursuite d’une chevrette et de ses faons, et s’égaroit. Seul, loin du gros des chasseurs, dans une laie détournée, un sanglier furieux se jetoit sur lui; mais, comme il alloit être blessé, Fitz-Harris, qui providentiellement se trouvoit là, je ne sais comment, déchargeoit ses pistolets dans le flanc de l’animal, et lui plongeoit son couteau dans la gorge. Le prince, ainsi miraculeusement délivré, plein d’une splendide reconnoissance pour son hardi libérateur, l’attachoit à sa personne, le combloit de biens, et, l’introduisant dans son intimité, il devenoit un favori craint, puissant, admiré.—Patrick n’étoit jamais oublié dans ces coups du sort, il lui faisoit toujours la plus belle place dans son char.—Au loin, à l’horizon, sur un arbre jeté entre deux roches, au-dessus d’un torrent, une femme leste comme une biche s’élançoit; mais, parvenue au milieu de l’abyme, son pied léger se heurtoit; elle tomboit, elle disparoissoit sous les eaux. Fitz-Harris, qui d’aventure cueilloit des narcisses sur le bord, la voyoit; une sympathie indicible aussitôt l’agitoit; il couroit de ce côté, il se précipitoit dans le torrent, il plongeoit et replongeoit. Des bras s’étant enlacés à lui, il remontoit à la surface et amenoit au-dessus de l’onde le plus beau sein et la plus belle tête de jeune fille qu’on eût su voir. A la lueur douteuse de la lune argentée, Fitz-Harris, dans un ravissement céleste, contemploit éperdu cette pâle Ophélie; avec un saint frémissement il posoit ses lèvres amoureuses sur son front humide et renversé, et l’entraînoit sur le rivage. Là, se trouvoit une nacelle d’osier recouverte de peaux de bisquain teintes en pourpre, Fitz-Harris y couchoit doucement la vierge évanouie. La richesse de ses vêtements indiquoit une damoiselle du haut parage. Fitz-Harris s’atteloit à la nacelle, et s’en alloit frapper à la porte d’un manoir voisin. C’étoit justement la fille unique, adorée, du châtelain de ce château. Le seigneur pleuroit sur sa fille, pressoit Fitz-Harris dans ses bras, il le nommoit son fils. Isabelle revenoit à la vie, et, la reconnoissance et l’amour s’en mêlant, elle offroit à Fitz-Harris sa main glorieuse; et Fitz-Harris passoit une vie filée d’or et de soie dans les voluptés paisibles de l’hymen, dans les plaisirs turbulents de la chasse.

Ces folies, ces visions, étoient l’œuvre de la fièvre lente qui l’emmenoit: il ne put long-temps en faire la confidence. Sa voix étoit devenue si foible que ce n’étoit plus qu’un bruit d’haleine: il avoit peine à lier deux mots. Voyant le triste état où il étoit réduit, Patrick conçut pour son ami les plus vives alarmes. L’heure d’une séparation cruelle approchoit, et jusque là il s’étoit peu appesanti sur cette idée; il n’avoit fait qu’entrevoir dans le vague, et comme chose possible, la perte de son compagnon d’infortune. Il étoit accablé. Il désiroit impatiemment faire connoître à M. le lieutenant pour le Roi, dans l’espérance que peut-être il en seroit touché, le péril où se trouvoit Fitz-Harris; mais comme il ne pouvoit le faire savoir au porte-clefs qui venoit apporter leur nourriture sans en même temps épouvanter le pauvre mourant et l’ôter à ses illusions, il gardoit tristement le silence; et, comme un nocher dont la tempête a brisé la barque, et qui de la grève où il a été rejeté se voit forcé de demeurer le spectateur immobile d’un navire qui sancit sur ses amarres, qui coule bas, il assistoit au naufrage de Fitz-Harris dont la nef disparoissoit peu à peu sous le flot envahissant de la mort. Enfin, une fois, le hasard ayant voulu que Fitz-Harris sommeillât à l’heure où vint le porte-clefs, Patrick saisit l’occasion, et, se jetant à genoux sous le trou d’extraction, sous la trappe:—Au nom du ciel, porte-clefs, je t’implore! s’écria-t-il; rappelle-toi que nous sommes des hommes, que nous sommes tes semblables, que nous sommes de chair et d’os comme toi, et songe à ce qu’on nous fait souffrir. Au nom du ciel! si tu n’es pas une pierre, si tu n’es pas sans quelque reste de pitié, va dire, fais-moi la grâce d’aller dire à ton maître, M. le lieutenant pour le Roi, que Fitz-Harris, mon frère, se meurt; qu’il est entre la vie et la mort; s’il demeure une heure de plus dans cet égoût, il est perdu! Va, sauve-le! va, implore M. le lieutenant pour le Roi à deux genoux comme je t’implore; peut-être que sa vengeance est enfin assouvie, que sa haine est repue, et qu’il ne souhaite pas ce meurtre. Mon ami, prends une échelle, un flambeau, descends dans ce lieu d’horreur, tu verras notre misère, et tu ne pourras plus y songer sans verser des larmes. Au nom du ciel! porte-clefs, sauve-le, sauve mon frère! sauve ton frère: car nous sommes des hommes! car nous sommes tes semblables! va et tu seras béni!—Mais le porte-clefs ne fit aucune réponse, et n’en rapporta point. Déposa-t-il le message aux pieds de M. le lieutenant pour le Roi, ou n’en tint-il aucun compte, je ne sais. Patrick grinça des dents d’indignation et de dépit. Honteux, il rougit en face de lui-même, comme un homme qui vient de faire une chute dans le péché, d’avoir, entraîné par son zèle pour Fitz-Harris, fait une humble prière, lui qui n’en faisoit jamais, et de l’avoir faite à un valet, et de l’avoir faite en vain.

Ce sommeil extraordinaire de Fitz-Harris se prolongea bien long-temps: ce fut sans doute une léthargie, et quand il se réveilla il avoit recouvré le sentiment et la parole.—Oh! mon Dieu! Patrick, dit-il d’une voix forte, une brèche s’est faite dans la muraille de ce caveau! Vois, comme on plonge au loin; comme la vue s’égare dans l’immensité; quel beau spectacle! Enchâssée dans l’Océan, quelle est donc cette verte émeraude? Oh! mon Dieu c’est la terre d’Irlande. Vois-tu, sur son beau rivage, notre sauvage comté de Kerry, tourné comme une fleur vers le soleil? Quel parfum m’arrive au cœur! quel baume on respire! Ce ne sont plus les miasmes d’un puisard: c’est l’air libre des montagnes, c’est l’air pur de la patrie:—Spiorad-naom! comme tout-à-coup le jour s’est voilé! comme tout-à-coup la nuit s’est faite. Spiorad-naom! où sommes-nous donc, Patrick? Ah! dans la ville endormie de Killarney. Quel silence! tout repose. Reconnois-tu Killarney, Patrick? Killarney la simple, Killarney la hautaine? Nous voici dans une de ses rues étroites et tortueuses. Qui sort de cette maison délabrée? Spiorad-naom! c’est Donald, mon bandit de frère. A sa main est un bâton qui tourne et qui siffle. Trois compagnons le suivent. Comme ils sont faits, comme ils sont débraillés! Les vois-tu, comme ils chancellent? Le bandit passera donc toujours ses nuits dans les repaires et dans les tavernes.—Dieu! voici la rue où je suis né; voici le toit où je suis né; voici la chambre où je suis né! Auprès d’un feu couvert ma pauvre vieille mère veille, son rosaire à la main. Quel calme et quelle tristesse sur sa belle figure, symbole d’une âme sans reproche! Quelle image de la vertu! Elle veille, elle attend avec anxiété la tendre femme, mon frère, son fils Donald, qui, sans pitié pour elle, trôle encore à cette heure dans les rues évitées de la ville! Elle pleure! elle pleure sur moi, sans doute. Son esprit habite dans ma prison; elle souffre ce que je souffre; mes fers sont rivés à ses pieds: elle traîne avec moi mes chaînes; elle me croit perdu sans retour.—Me voici! me voici! pauvre femme! console-toi, ma mère! Les murs de mon cachot se sont écroulés. Plus de deuil, plus de larmes! Le fils est rendu à sa mère, la mère et le fils sont ensemble! Presse-le sur ton cœur, pauvre mère, c’est bien lui, c’est bien Kildare, c’est bien ton Harris. Laisse, que je baise ta bouche de miel, tes cheveux blancs; laisse-moi m’étendre à tes pieds et reposer sur ton giron ma tête vieillie et rembrunie, comme autrefois j’y reposois ma tête rose et blonde.—Le jour renaît; Patrick, nous voici dans le chemin de Kenmare; le soleil se lève; des forges semblent s’allumer sur le sommet des montagnes, quelle splendeur! J’avois presque oublié le soleil. Que c’est beau! Gloire à toi, Dieu du monde! trois fois gloire à toi! Verse sur nous tes feux et tes rayons: réchauffe-nous; ranime-nous; reverdis-nous, toi! La tyrannie nous a pourris dans l’ombre.—Salut, roches escarpées, pitons hardus, mamelons de pierre, vallées profondes, bois épais, où se sont aventurés nos premiers pas, où tant de fois dans nos courses vagabondes nous jetâmes des cris déchirants pour faire sonner l’écho, qui se répercutoit de colline en colline. Tiens, Patrick, comme on découvre d’ici le Loug-Leane, le beau lac de Killarney! C’est la mer apportée dans des montagnes. Quelle paix! quel calme! c’est ton image, Patrick; des éléments divers qui se heurtent en son sein, des combats qui s’y livrent, rien ne transpire à la surface. Là-bas s’élèvent les hautes crêtes des Mac-Gillicuddy’s-Reeks et le Curran-Tual; mais les tours de Cockermouth-Castle sont encore cachées sous la brume matinale. Cet amas de pierres moussues, n’est-ce pas les ruines solitaires du Prieuré? et non loin, ce toit qui fume, n’est-ce pas, Patrick, la hutte de ton père? Quelle joie de revoir tout cela! Oh! mon Dieu! que la patrie est belle!... Suis-je le jouet d’une folle illusion? Une magnificence inconnue se déploie comme un éventail et m’éblouit. Une brise rose et parfumée soulève une poussière d’or qui s’épand sur toute la nature. Vois-tu dans cette forêt magique, sur cette colline de marbre, passer Diane, la divine chasseresse, son arc en main, son croissant d’opale sur le front? trois beaux levriers blancs qu’on diroit découpés dans l’ivoire suivent ses pas rapides. Comme sa tête est majestueusement tournée sur l’épaule! Phœbé, Phœbé, ô ma déesse!... Lève les yeux, Patrick; là-haut, là-haut, vois-tu cet ange qui traverse, comme une flèche, la voûte éthérée; ses lèvres pressent l’embouchure d’une longue trompette d’or; quelle fanfare éclatante il éparpille parmi les étoiles! Entends-tu au haut des airs ces concerts de voix et d’instruments? pluie harmonieuse qui descend des nuées, pénètre dans le cœur et le rafraîchit. Tout scintille, tout étincelle comme une escarboucle; tout est rutilant, tout chatoie, tout ondoie, tout poudroie. Cette magnificence, c’est la robe de Dieu! Ces pourpris, ce sont les pourpris célestes. Une femme noire et voilée va lentement le long d’un ruisseau de crystal; elle porte une touffe de scabieuses passées dans un anneau d’or. Il me semble que sa démarche m’est connue. La brise rose et fraîche a soulevé son voile. Grands dieux! c’est Déborah! Oh! mon Dieu! qu’elle est pâle!... Un jeune homme la suit, un tout jeune homme, ma foi. Oh! mon Dieu! Patrick, qu’il te ressemble!... c’est ton ombre. Sur les pierres du chemin il fait sonner une longue épée. Le voici qui lutte corps à corps avec un chêne, le frêle arbrisseau! Oh! mon Dieu! le chêne se déracine, le chêne penche, le chêne tombe, le chêne l’écrase!... Hélas! il est tué, le pauvre enfant!—Qu’un grenadier en fleur est un bel arbre! Sous ce grenadier sauvage quelle est donc cette femme si belle? Est-ce Ève ou Vénus? Que d’abandon dans sa pose! quel feu et quelle douceur dans son regard! que d’amour sur sa bouche! comme son sein palpite et rebondit! quelle grâce dans ses contours! que de voluptés à cueillir! Oh! je mourrois si j’approchois seulement mes lèvres de son pied!... Suis-je en rêve? Non, non, ce n’est point une folie; l’orgueil ne m’égare point. Elle m’a vu, elle me sourit, elle m’appelle!... Un charme irrésistible m’entraîne, me précipite vers elle. L’amour renaît pour moi: bénit soit le sort! je vais encore mourir sous un baiser. Un charme mystérieux m’attire et m’entraîne, te dis-je; je le sens bien, je suis vaincu, il faut céder. Viens, Patrick, suis-moi; viens, avec la liberté on recouvre l’amour.

A ces mots, Fitz-Harris, qui depuis vingt et un mois gisoit sur sa litière, se dressa subitement sur ses pieds, et, traversant à grands pas le caveau, il se précipita contre la muraille. Là, se tenant accroché avec ses ongles aux angles des pierres:—Viens, Patrick, viens, mon frère, poursuivit-il, ne m’abandonne pas dans la félicité. Une brèche s’est faite dans le mur, te dis-je; viens, suis-moi; les fossés sont pleins de bruyères; ce n’est qu’un pas à franchir. Viens, suis-moi; viens, nous serons libres!

En achevant ces dernières paroles, comme une pierre de la voûte il tomba pesamment sur le sol; puis il se fit un profond silence. Patrick prit alors le pauvre infortuné dans ses bras; il étoit froid.

Il étoit mort!...

Chargement de la publicité...