Madame Putiphar, vol 1 e 2
XVII.
Mieux vaut la certitude la plus cruelle que le doute le plus léger, que l’incertitude la plus vague; rien ne ronge comme l’incertitude, rien ne creuse comme le doute; et Déborah vivoit dans l’incertitude la plus profonde à l’égard de la fin dernière de Patrick. Elle avoit bien vu le fer entrer dans son flanc, elle avoit bien entendu les cris qu’il avoit jetés et son adieu déchirant; elle avoit bien vu sa chute, elle avoit bien entendu rouler au loin le carrosse emportant sans doute le cadavre et les meurtriers; mais qui l’avoit tué? mais au nom de qui l’avoit-on tué? mais qu’avoit-on fait de ses restes? elle l’ignoroit. Aussi brûloit-elle de rentrer secrètement en France pour tâcher de lever un coin de ce voile, et pour recueillir les dépouilles mortelles de son ami, comme ces courageuses femmes de l’Antiquité qui, au temps des persécutions, se glissoient dans la nuit jusqu’aux lieux des supplices pour ensevelir les corps des martyrs et les mettre en sépulture.
Dès que ses affaires de succession, affaires toujours interminables, eurent été régularisées, laissant l’administration de touts ses biens à sir John, elle prit donc congé de lui, non sans l’accabler toutefois de nouveaux et précieux témoignages de reconnoissance. Quant à Icolm-Kill, persévérant dans sa première et noble résolution, il ne voulut mettre aucun prix à l’action qu’il avait faite, il ne voulut rien accepter; il demanda seulement à Déborah, comme grâce ou comme faveur, de s’attacher à sa fortune. Un homme habile, entendu, à toutes mains, de l’espèce d’Icolm-Kill, étoit trop rare et d’une utilité trop immédiate pour que l’adroite comtesse Déborah négligeât l’occasion si belle de l’acquérir, et d’en faire un officier de sa maison. Elle s’empressa de se rendre à son désir, et lui donna la charge de gouverneur de son fils et d’intendant.
Un navire de France appareilloit dans le port; l’âme oppressée, le cœur déchiré dans touts les sens, Déborah quitta Dublin, Déborah s’éloigna à toutes voiles de son Irlande bien-aimée; mais cette fois ce n’étoit plus pour aller renouer ses amours avec son beau Patrick au rendez-vous qu’ils s’étoient donné sur le Continent. Une urne à la main, elle partoit la sainte femme?...
Afin de mieux échapper au ressentiment de la Cour et de la Police, dans le cas où son évasion de Sainte-Marguerite auroit été ébruitée, Déborah se déguisa sous le nom irlandois de Barrymore; mais Icolm-Kill, qui, à la Forteresse, avait joué le rôle d’un prétendu lord Cunnyngham, pour se rendre parfaitement méconnoissable, n’eut simplement qu’à ôter son masque. Ce ne fut pas sans effroi que notre jeune infortunée reprit la route de Paris; cependant elle approcha ses lèvres avec courage de ce vase rempli pour elle d’amertume, et le vida à longs traits; car il y a dans la douleur une volupté mystérieuse dont le malheureux est avide; car la souffrance est savoureuse comme le bonheur. Ce ne fut pas non plus sans trouble qu’elle revit la rue de Verneuil, si placide, si gentilhomme, où, dans la solitude, elle avoit habité avec Patrick et goûté quelques moments d’une félicité bien rare. Elle ne posa le pied qu’en frémissant sur le pavé de cette rue; il lui sembloit encore couvert du sang de son ami. La scène nocturne du meurtre de Patrick, comme une sombre tapisserie, vint alors se dérouler devant ses yeux: elle entendoit distinctement le choc des épées.—Depuis son absence l’hôtel Saint-Papoul avoit été tellement défiguré à l’extérieur, que Déborah hésita long-temps avant que de le reconnoître et d’oser entrer. La maison avoit changé de maître et de destination, et le nouveau concierge lui donna pour certain que M. Goudouly, après avoir vendu tout ce qu’il possédoit à Paris, s’étoit retiré dans son pays, dans le Béarn, il y avoit déjà plusieurs années. Voilà pourquoi, sans doute, cela paroîtroit s’expliquer assez bien aujourd’hui, toutes les lettres que Patrick avoit adressées à ce brave vieillard, dans les derniers temps de la lieutenance de M. de Guyonnet, étoient toutes demeurées sans réponse, à son grand crève-cœur. Sa première démarche n’étoit pas heureuse; c’étoit un assez fâcheux pronostic; Déborah n’en prit que de trop vives alarmes. Elle avoit beaucoup espéré apprendre de M. Goudouly quelque chose sur le sort de Patrick; sinon quelque chose de bien positif, quelque chose au moins qui eût pu la mettre sur la voie et la guider dans ses douloureuses recherches. La perte des objets qui lors de son rapt étoient restés dans son appartement à la discrétion de son hôte, mais que cet hôte fidèle, comme nous l’avons vu en son lieu, avoit recueillis dans une valise et envoyés avec empressement au Donjon, lui causa aussi un grand chagrin. Aux chiffons, aux bijoux elle tenoit peu: donner une larme à ces choses-là eût été indigne d’elle; ce qu’elle regrettoit, ce qu’elle regretta amèrement, long-temps, toujours, c’étoient quelques billets de Patrick, quelques stances que, tout jeune homme, il avoit rhythmées pour elle; c’étoient quelques fadaises dont il lui avoit fait hommage; c’étoient quelques babioles qu’elle lui avoit offertes en présent; c’étoient quelques livres favoris, à lui ou à elle, excellents de soi, et excellents aussi pour les souvenirs qu’ils éveilloient, précieux comme l’or pour les ramilles, les feuilles de rose, les fleurs de violette séchées et conservées entre chaque page comme entre les pages d’un herbier. C’étoit surtout, c’étoit par-dessus tout l’épée de Patrick, cette épée qu’il avoit trempée dans le sang de ses assassins, et qui avoit été retrouvée à la porte de l’hôtel. Elle eût été si glorieuse de la voir suspendue au côté de Vengeance adulte, de la voir étinceler dans la main de Vengeance devenu homme!
L’absence de M. Goudouly laissoit Déborah dans une grande perplexité; et que faire pour sortir de cette inquiétude dont son âme étoit si lasse? Où creuser pour trouver le filon qui pourroit conduire à la mine? à quelle porte heurter? Le coup avoit été frappé dans l’ombre par des hommes aux gages de gents ayant tout pouvoir, et qui avoient dû faire disparoître jusqu’à la moindre trace de leur forfait; pas une tache de sang n’avoit dû rester empreinte sur la poussière du chemin détourné conduisant à la fosse où l’on avoit dû jeter le cadavre de Patrick. A tout hazard Icolm-Kill écrivit très-humblement à M. le lieutenant-général de police pour lui demander s’il n’avoit pas eu connoissance d’un attentat commis le 2 septembre 1763, sur la personne d’un jeune Irlandois nommé Patrick Whyte ou Fitz-Whyte, servant dans la première compagnie des mousquetaires du Roi; et dans le cas où cette affaire ne lui seroit pas inconnue, s’il ne seroit pas possible par ses soins de recouvrer le corps de cet infortuné, que sa famille souhaitoit de faire exhumer et transporter au pays de ses pères. M. le lieutenant-général de la Police du Royaume répondit à cette requête, ou plutôt fit répondre par ses Bureaux, qu’il n’avoit eu vent d’aucun fait semblable, et que c’étoit avec regret, le cafard! qu’il se voyoit dans l’impossibilité de rien faire pour la consolation d’une famille au chagrin de laquelle il prenoit sincèrement part. Cette réponse ne causa pas une grande surprise à Déborah; elle s’y attendoit ou à quelque chose de semblable; logiquement il devoit en être ainsi: les loups se sont-ils jamais dévorés entre eux?
Icolm-Kill, opiniâtre, et que rien ne démontoit, prit encore sur lui de faire une autre tentative. Il se présenta avec hardiesse chez M. de Villepastour comme un oncle de Patrick, débarqué nouvellement, et chargé par sa famille laissée dans une grande inquiétude, de s’enquérir à tout prix de son sort. M. le marquis mordit parfaitement à la grappe. Il avoua, faisant le bon prince, que Patrick étoit un charmant jeune homme qu’il avoit beaucoup aimé, mais qu’il ignoroit absolument ce qu’il étoit devenu; que depuis qu’il avoit été dans la pénible nécessité de le renvoyer de sa Compagnie, c’est-à-dire des gardes gentilshommes de sa Majesté, il n’en avoit plus eu de nouvelles, non plus que de la jeune personne irlandoise qui l’avoit suivi en France. M. de Gave, marquis de Villepastour, mentoit. M. le marquis en savoit plus long, beaucoup plus long qu’il ne cherchoit à s’en donner l’air: cela est évident pour touts ceux qui ont suivi pas à pas cette tragédie; cela n’étoit pas aussi évident pour Icolm-Kill, mais cela ne le satisfaisoit guère; volontiers il auroit souffleté le bélître; mais comme il tenoit à sonder son homme jusqu’au bout, prêtant le flanc de son mieux, il poursuivit avec candeur:—Cette jeune Irlandoise, du moins me l’a-t-on assuré, dit-il, est détenue pour quelque raison secrète dans une prison d’État; et pour ce qui est de Patrick, un bruit vague et venant on ne sait de quelle source porteroit à croire qu’il a été assassiné un soir comme il sortoit de son hôtellerie.—Assassiné! reprit M. de Villepastour, non, je ne le pense pas: ce n’est pas que j’en sache rien, ce n’est qu’un sentiment qui m’est personnel. Assassiné, dites-vous; et par qui?—De lâches spadassins salariés par de hauts personnages auxquels il avoit eu le malheur de déplaire ont fait le coup; du moins on a cette idée, monsieur le marquis.—Cette histoire, mon cher monsieur, est peu vraisemblable; en tout cas, à votre place je m’adresserois à M. le lieutenant-général de Police. Cette affaire est de son département, il lui seroit facile de vous faire donner satisfaction. M. le lieutenant-général doit connoître au fond et au clair le sort de M. votre neveu, cela est plus que présumable: voyez-le.—Icolm-Kill ne vit pas M. le lieutenant-général de Police, mais il lui fit parvenir une seconde lettre polie, flatteuse, pressante, suppliante, déchirante; et en réponse il reçut ceci:—«Monsieur, vous auriez dû vous en tenir à votre première demande, après la lettre que je m’étois donné l’honneur de vous faire; vous auriez dû sentir que toute insistance ne pouvoit qu’être fâcheuse. Que je connoisse ou non quel a pu être le sort de M. votre neveu, j’ai dit ce qu’il étoit de mon devoir de vous dire. Veuillez bien comprendre, s’il vous plaît, que ma charge est de faire exécuter les ordres du Roi, et non pas de divulguer les actes de son autorité suprême.»
Il fut parfaitement évident pour Déborah que ces deux hommes avoient dans leur main le secret qu’elle cherchoit, et qu’ils fermoient le poing; mais comme elle savoit au juste ce que valoient ces deux cœurs sans pitié et sans remords, elle comprit aussi qu’il falloit s’en tenir là. Ce n’est pas qu’elle eût perdu toute espérance d’obtenir un jour, tôt ou tard, quelque certitude; seulement elle attendit plus de l’efficacité du temps, du hazard ou de la Providence que de ses propres efforts. Elle avoit quitté l’Irlande dans l’intention de se fixer en France; l’ignorance dans laquelle elle demeuroit confinée touchant le sort de Patrick la confirma dans cette disposition; mais elle étoit dans la plus vive impatience de sortir de Paris, à qui elle gardoit une franche et profonde rancune. Elle y souffroit. Paris pesoit de tout son poids sur elle; il lui sembloit qu’on n’y respiroit que le souffle empoisonné de la convoitise et de la haine. Pas un visage qui ne lui parût une enseigne de prostitution, de bassesse et de lâcheté. Cependant elle ne pouvoit non plus s’en éloigner beaucoup: il étoit nécessaire qu’elle demeurât à portée de saisir le moindre bruit public, le moindre vent qui pourroit la conduire sur quelques traces.
Après avoir parcouru tout le territoire riche, varié, cossu et plein de hardes qui environne Paris, la grande mêlée d’hommes et de pierres; après avoir fouillé dans touts les coins les plus perdus de ce territoire, pour y surprendre quelque retraite belle, solitaire, ignorée, et visité touts les manoirs, touts les ménils, toutes les habitations un peu seigneuriales, libres, vides, délaissées ou infidèles et prêtes à se vendre au premier écu d’or reluisant, elle fit rencontre d’un assez beau pavillon ayant appartenu à un magnifique traitant dont la fortune venoit de s’ébouler, et situé très-heureusement, très-pittoresquement sur le sommet d’un coteau se mirant dans un méandre de la Seine, entre Triel et Évêquemont. Séduite par la position, la majesté, la solitude de cette demeure, Déborah ne balança pas à en faire l’importante acquisition, et elle s’y retira avec joie pour vivre dans son deuil et dans l’amour de son fils, pour se consacrer toute entière à l’éducation de Vengeance.