Madame Putiphar, vol 1 e 2
XXIII.
Muni de son exprès, Patrick se rendit sur-le-champ à la Bastille, et pénétra dans le ventre de ce taureau de pierre, semblable au taureau d’airain de Phalaris, où les victimes étoient jetées vivantes.
Il se fit conduire à Fitz-Harris, qu’il trouva dans une petite cave, si basse, qu’il falloit s’y tenir courbé; humide, sale, n’ayant d’autre air que les exhalaisons putrides des fossés, et d’autre jour qu’une foible lueur s’échappant d’une meurtrière.
Il étoit couché sur quelques brins de paille moisie, la face tournée contre terre. Assoupi ou engourdi par le froid, il n’entendit pas ouvrir ses verrouils. Patrick lui adressa quelques mots en irlandois: à cette voix amie qui faisoit retentir ce lieu d’horreur de son langage natal, il tressaillit et souleva la tête.
—Lève-toi, Fitz-Harris; tu es libre!
—Toi ici, Patrick! Ah! malheureux, plutôt mourir!...
—Je viens te chercher, tu es libre; m’entends-tu? lève-toi, te dis-je!
—Moi libre! Oh! non, c’est un rêve! C’est une folie!... Je ne puis croire?... Plus de fer, plus de pierre, plus de bourreaux? De l’air, du ciel, des fleurs, des femmes?... Oh! non, cela ne se peut pas, cela ne m’est pas réservé!... Je sais bien que je suis un homme perdu; cette nuit j’ai entendu l’horloge de la mort!
—Allons, viens, Fitz-Harris; partons sans retard. Le vent capricieux qui ouvre les portes les referme souvent aussitôt: hâtons-nous!
—Mais elle est donc morte?
—Qui?
—L’infâme! La Putiphar!
—Tais-toi, Fitz-Harris; deviens plus sage. Tu viens d’en dire encore assez pour que si tu en étois sorti, on te rejetât dans ce cul-de-basse-fosse; et, n’en étant point dehors, pour qu’on te plonge dans la citerne-aux-oublis.
Allons, viens; suis-moi, je t’en supplie! Tiens, voici ta lettre de grâce.
—Fitz-Harris la lui prit des mains et la froissa sans la regarder. Puis, en chancelant, il s’avança jusqu’à la porte; et là s’arrêta court, en disant:
—Te suivre, Patrick?... Oh! non pas! La raison me revient: je t’ai offensé; je t’ai trahi; j’ai été lâche envers toi; tu es mon ennemi! tu m’en veux! tu as soif de te venger!... Non, non, je ne te suivrai pas!... Geôlier, refermez mon cachot; je ne sortirai pas d’ici.
—Fitz-Harris, je ne suis point ton ennemi, tu ne m’as point offensé, ou si tu l’as fait, j’en ai perdu mémoire. Nous sommes enfants malheureux de la même terre; je suis ton compagnon, ton frère dévoué. Ah! tes doutes me déchirent le cœur!... Viens, suis-moi sans crainte; viens, ami, viens avec ton frère.
—Non! non! Les murs d’un cachot sont de bons conseillers, qui font soupçonneux et prudent: je ne te suivrai pas, mon ennemi!... Qui me dit que ce n’est point un piège, et qu’au bout de ce long corridor sombre ne sont pas quelques affidés qui m’attendent la hache au poing?... Ah! tu sais te venger, Patrick!...
Tu seras sans doute allé dire à ceux qui m’ont plongé dans ce repaire: «Vous avez là un homme qui vous gêne, il me gêne aussi; voulez-vous que ma haine serve la vôtre? voulez-vous de mon bras? je m’en charge.» Puis tu viens m’annoncer ma liberté, et c’est la mort qui m’attend derrière cette muraille.... Ah! tu sais te venger, Patrick!
Après tout, tu es loyal, tu ne me trompes pas; car si la mort m’attend derrière cette muraille, derrière la mort m’attend la liberté. Oui! c’est là, seulement, que l’homme peut concevoir quelque espérance de la rencontrer; si toutefois, comme tant d’autres prestiges, ce n’est point un creux simulacre. Va! je te suis!... Survienne ce qu’il voudra! Je ne serai point un lâche; plutôt vingt coups de poignard dans ma poitrine que pourrir en ce cachot! Va, je te suis!
Avec l’anxiété d’un esprit empli de fantômes et de visions par l’exaspération de la souffrance, il suivit Patrick, et vit en effet, avec un étonnement toujours croissant, toutes les grilles, toutes les portes tomber devant eux. Quand ils eurent passé le dernier pont-levis, ses craintes s’étant tout à fait évanouies, sa joie éclata en transports fous.... Alors, portant les yeux sur sa lettre de grâce qu’il tenoit encore froissée dans ses mains, et lisant: A la requête de M. Patrick Fitz-White, et en sa seule considération, nous octroyons.... il se jeta aux genoux de Patrick en criant:—Patrick, Patrick! que vous êtes généreux! Oh! je vous dois la vie! Oh! comment vous témoigner assez de reconnoissance! Je vous ai tant outragé!... Que je suis indigne! que je suis misérable! Je doutois de vous! Je ne pouvois croire.... L’enfer peut-il comprendre le Ciel!
Pardon, pardon de tout le mal que je vous ai fait! Ma vie entière désormais ne sera consacrée qu’à me laver de mes crimes envers vous. Je ferai tout pour rentrer en votre estime; car celui qui est estimé de vous doit l’être de Dieu. Quant à votre amitié, ne me la rendez jamais, ce seroit la profaner! Gardez-la pour des cœurs plus droits que le mien. Oh! vous avez ma reconnoissance éternelle!
—Fitz-Harris, point de reconnoissance. Vous ne me devez rien, je vous ai dit que je ne me vengeois point avec le fer; mais je ne vous ai point dit que j’étois sans vengeance; la voici donc ma vengeance: un bienfait pour un outrage. Celle-ci est plus cruelle, je crois, que la vengeance avec le fer, qu’en dites-vous? forcer quelqu’un qui vous hait à vous bénir, même malgré lui, dans le for de sa conscience; forcer un homme à rougir, à crever de honte devant son semblable; c’est là, si je ne me trompe, une vengeance! Qu’en dites-vous, Fitz-Harris? Nous sommes quitte à quitte, ce me semble?