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Madame Putiphar, vol 1 e 2

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V.

Peu de temps après sa première visite, M. de Cogolin offrit à Déborah, si elle étoit curieuse de connoître le séjour et le pays qu’elle habitoit, de faire une excursion dans l’île, et de l’accompagner pour lui servir de guide et d’explicateur, ou, comme on dit à Rome, de cicerone. Elle accepta volontiers.

Ils montèrent premièrement sur la plate-forme la plus élevée du donjon.

Après avoir long-temps promené ses regards, Déborah dit à M. de Cogolin: maintenant, je connois les lieux qui m’environnent, me seroit-il possible de savoir où je suis?

—Mylady, ce n’est point un mystère; si j’avois pu penser que vous l’ignorassiez, je me serois empressé de vous dire que nous sommes ici dans l’île Sainte-Marguerite. Cette autre petite île, au Sud de celle-ci, dont elle n’est séparée que par un canal étroit, est Saint-Honorat, où, si cela peut vous plaire, je me ferai un plaisir de vous conduire. Ces deux islettes qui sont ici tout proche se nomment la Fornigue et la Grenille; toutes deux sont incultes et inhabitées.

Ils redescendirent ensuite dans l’intérieur de la forteresse, et le visitèrent minutieusement. Déborah ne put se défendre d’une forte émotion lorsqu’elle pénétra dans le cachot qui autrefois avait été habité par le Masque de Fer.

La garnison de cette citadelle ne consistoit en temps de paix qu’en quelques centaines d’invalides. Les degrés des escaliers, les parapets, les terrasses et le rivage étoient semés de ces vestiges humains étendus au soleil.

—Que font ici ces vieux braves? demanda Déborah.

—Ils font, répondit M. le gouverneur, ce que font touts les hommes, rien! et ils attendent ce que nous attendons touts, la mort!

Alors M. le gouverneur invita Déborah à faire un tour dans son jardin, la seule partie de l’île qui ne fût pas inculte; puis ils s’assirent à l’ombre d’une yeuse, et, tout en égrainant et mangeant une grenade, M. de Cogolin causoit.

—Cette île se nommoit anciennement Lerinus, et celle de Saint-Honorat Lerina. D’où leur venoient ces noms? Je ne le sais pas, madame, et tiens à ne le pas savoir, parce que j’ai à honneur d’être un savant, et que n’en sachant rien, j’en sais autant que Strabon, Pline, Bouche et Moréry.

Remarquez que par une bizarrerie de l’instabilité des choses humaines ces deux îles ont changé de sexe, Lerina est devenue Saint-Honorat, et Lerinus Sainte-Marguerite, vierge et martyre. Cette dernière a appartenu aux moines de l’autre jusques en 1611, que Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, leur abbé, se la fit céder je ne sais plus pourquoi.

Autrefois le cardinal de Richelieu fit mettre en état de défense toutes les côtes de Provence, craignant une invasion des Espagnols. Ce qui ne les empêcha pas de se rendre maîtres de ces îles et de s’y fortifier autant que put leur permettre le séjour qu’ils y firent. Dans celle-ci, qui compte à peine en longueur deux tiers de lieue, et un quart de lieue de largeur ils élevèrent cinq forts dont tout-à-l’heure nous pourrons voir les ruines. Dans celle de Saint-Honorat, ayant un quart de lieue de longueur sur quelque six cents pas de largeur, et qui étoit auparavant le Paradis terrestre en gentillesse et rareté de fleurs, de vignes et de jardinages, comme jadis en sainteté, ils convertirent en forts et bastions les cinq chapelles de la Trinité, de Saint-Cyprien et Justine, de Saint-Michel, de Saint-Sauveur et de Saint-Capraise, répandues en divers endroits de l’île. Ils les remplirent de terre par dedans, les terrassèrent par dehors, et placèrent au-dessus de chacune deux pièces d’artillerie.

Comme M. de Cogolin achevoit ses précis historiques, auxquels Déborah avoit pris peu d’intérêt, ils sortoient du jardin et longeoient le rivage du côté du golphe de Juan, où ils trouvèrent à peu près en décombre le moindre des ouvrages élevés par les Espagnols, appelé le Fortin. Plus avant dans les terres, ils rencontrèrent les ruines du fort Monterey, où ils s’arrêtèrent quelques instants. Puis, à travers les bosquets de pins, de phylarias, de bruyères, de garous, de lentisques, de romarins, et d’alaternes, et les landes de thyms, de cistes, de stecas, de petites bruyères et de lavandes, dont le sol inculte étoit couvert, ils revinrent au couchant visiter la tour du Baliguier et le fort d’Aragon.

—Mais le cinquième et le plus considérable des ouvrages des Espagnols, dit alors M. de Cogolin, étoit le Fort-Réal, que les François ont continué et perfectionné: c’est la citadelle que nous habitons. M. de Saint-Marc, qui en fut gouverneur avant de l’être de la Bastille, eût l’idée d’y faire construire des prisons pour les criminels d’État, et il en obtint l’autorisation. Ce sont les plus sûres de la France.

—Jamais je n’aurois pensé que sous un si beau ciel; reprit Déborah, il existât un lieu aussi morne. Ne vous semble-t-il pas que tout ce qu’il y a de douloureux au monde s’y soit assemblé? Une terre plate, abandonnée, stérile et sauvage; des plantes de cimetière, couleur du sol qui les nourrit; des décombres et des ruines partout attestant la fureur sanguinaire des hommes, et la loi désespérante du Temps; une forteresse et des vieillards mutilés; une bastille et des geôliers, des chaînes, des captifs, des gémissements. N’est-ce pas en vérité, l’île de la désolation?... Mais cette désolation me sourit, elle répond à celle de mon âme.

—Mylady, vous me faites frémir!

—Mon esprit se plaît ici....

—Un vallon amoureux vous conviendroit mieux, ma tourterelle.

—Oh! de la tourterelle les hommes ont fait un oiseau de nuit et de proie.

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