Madame Putiphar, vol 1 e 2
LIVRE SEPTIÈME.
XIX.
Adossé contre un bois, accoudé entre deux bois, le manoir de Déborah étoit posé comme une couronne crénelée sur le front d’une colline rapide, et se mirant amoureusement dans un méandre de la Seine, ce qu’il me semble, si j’ai bonne mémoire, que j’ai déjà dit. Un large fossé passoit par-devant et se replioit sur lui-même, à chaque extrémité, comme l’ornement d’une frise grecque, pour embrasser à droite le logis des gardes, à gauche les écuries et le chenil. Un ponceau de pierre l’enjamboit avec son arche vis-à-vis d’une magnifique grille ouvragée au marteau, et dont les ailes de fer, pareilles aux ailes membraneuses de Satan, étoient scellées dans les flancs de deux énormes piliers de briques qui supportoient sur leur tailloir des figures de sangliers terribles, à la gueule béante, à l’œil hors de l’orbite, aux soies hérissées. Une longue allée de sable découverte, entre des parterres géométriques, conduisoit à la demeure seigneuriale, dont le perron étaloit, avec grâce, son parquet de dalles, et ses degrés, chargés d’urnes à fleurs, et sembloit dire à l’étranger de l’air le plus aimable:—Montez, venez, entrez; soyez le bien-venu, soyez notre hôte. Toutefois l’étranger, avant que d’arriver à la bienveillance de ce perron, avoit à subir de rudes épreuves; et qui n’eût été gent de courage ne l’eût jamais atteint. La longue avenue de sable étoit garnie, sur ses deux rives, de dix en dix pas d’élégantes petites cabanes d’où s’élançoient, au bruit de la marche la plus légère, des chiens enchaînés, d’un volume formidable, qui ne laissoient qu’un passage étroit entre leurs dents acérées, entre leurs aboiements effroyables.
Ce séjour isolé, esseulé, éloigné, ceint tout à l’entour de la solitude la plus vraie, étoit dans un si bel état de conservation et d’une disposition si heureuse, répondant si bien au rêve de Déborah, qu’en en prenant possession, elle n’avoit pas eu à y déranger une syllabe. Seulement, sous l’abri d’un arbre résineux, dont la ramure horizontale s’ouvroit comme une ombrelle au centre de la vaste pelouse, qui, s’enclavant de toutes parts dans les bois, dérouloit le velours de son tapis vert au pied de la façade intérieure, fidèle à sa douleur et à son espoir, elle avoit fait élever à grand frais, sur un caveau souterrain, un magnifique sarcophage de marbre blanc, à la mémoire de Patrick, et destiné à recevoir sa dépouille terrestre, si jamais, selon ses vœux, le Ciel permettoit qu’enfin elle la recouvrât. Ce sépulchre, dont l’écusson étoit voilé et le cartouche muet, éternellement agenouillé comme un pénitent sous le poids du remords; immobile, impassible, inaltérable au milieu des variations et des renouvellements sans nombre et plein de charmes de la nature, produisoit un effet d’art superbe; et, répandant autour de lui le parfum d’une grande tristesse, il faisoit planer et veiller sur la solitude de ces lieux la pensée uniforme qui habitoit l’âme si grave de Déborah.
Dans les premiers temps de sa retraite au désert, notre sombre châtelaine avoit envoyé Icolm-Kill à son castel de Limerick pour y décrocher les peintures précieuses que son grand-père lui avoit religieusement léguées, et les faire passer en France, ainsi que sa bibliothèque italienne, dont il a été question autrefois, je ne sais plus au juste dans quel ancien argument de cette triste épopée; et, profitant de l’absence de cet homme, elle avoit amené de Paris quelques artistes et quelques artisans qu’elle avoit occupés à des travaux secrets, dans une pièce située à l’extrémité de son appartement, contiguë avec sa chambre à coucher, fermée comme un coffre-fort, dans laquelle personne au monde qu’elle ne pénétroit, et dans laquelle, pour obéir à la loi de ce poème, nous-mêmes nous ne pénétrerons pas encore.
Il y avoit déjà plusieurs années que Déborah menoit une vie calme et solitaire dans ce nid d’aigle, suspendu au ciel et couvert du mystère des bois. Son cœur, où l’affection et l’enthousiasme n’étoient pas encore desséchés, s’étoit passionné pour ces lieux pleins de séduction et d’empire. La nature agreste, cette amie discrète, généreuse, caressante, y mêloit son parfum et sa rosée à l’amertume de son fiel, au sang qui couloit de sa plaie; et je ne nierai pas qu’au fond de sa mélancolie, quelque sombre et quelque opaque qu’elle fût, un rayon de bonheur n’essayât une pâle et craintive lueur, au feu de laquelle son âme transie se réchauffoit.
Déborah portoit rarement ses pas au-delà des limites de son domaine, encore son pied dénouoit-il plus volontiers les réseaux du lierre jonchant le sol du bocage qu’il ne fouloit la fleur de la prairie promise à la faulx: lorsque des besoins, quelque affaire indispensable l’appeloient à la ville, à Meulan, à Saint-Germain, à Paris, elle s’y rendoit au fond de son carrosse et, pour échapper aux regards, enfermée sous un voile épais. Ce n’étoit pas qu’elle redoutât beaucoup l’œil louche et rancunier de la police; c’étoit plutôt par un sentiment de mépris et d’aversion pour ce monde qu’elle avoit repoussé, et dont elle aimoit à se garer comme d’une bête venimeuse. Hors les domestiques et les gents de son service, personne ne l’approchoit, personne n’étoit reçu au château. La paix extraordinaire au sein de laquelle se replioit, dédaigneuse de ce que la foule recherche, une jeune femme inconnue, étrangère, d’une beauté aussi extraordinaire que sa règle, comblée des dons de la terre et du ciel, faite pour jeter autant d’éclat, de bruit, de retentissement qu’elle répandoit de silence, n’avoit pas été, comme on le pense bien, sans susciter un intérêt général de curiosité, d’étonnement, d’admiration; chez quelques-uns même un intérêt coupable. Chacun avoit cherché à sa manière, selon l’étendue de ses ressources, à percer le brouillard, à écarter de ses mains la haie compacte, pour tâcher de voir par-dessus. Les interprétations les plus inimaginables et les conjectures les plus folles furent produites et goûtées. Long-temps touts les brillants gentilshommes des fiefs d’alentour avoient mis leurs soins et leur gloire à tenter de s’ouvrir un accès auprès de la mystérieuse comtesse de Barrymore, mais, quoiqu’ils eussent provoqué maintes fois les incidents les plus romanesques, pas un n’en étoit venu seulement à dépasser le saut-de-loup de la porte.
Comme Déborah, pour les mânes de Patrick, alloit toujours vêtue de deuil, les paysans l’appeloient la déesse noire, et plus volontiers encore la bonne dame noire. Les hommes des champs ne sont pas flatteurs: elle étoit bien acquise cette épithète de bonne. En effet, la bonté de Déborah, comme un arbre immense et ployant sous les fruits, abritoit sous ses rameaux toutes les cabanes d’alentour; en effet sa bonté se partageoit comme un pain et sembloit se multiplier sous la lame qui faisoit la part de chacun. Elle savoit habilement se faire livrer le secret de chaque souffrance, et, tandis qu’elle restoit fidèle à sa solitude, sa charité les mains pleines s’en alloit de seuil en seuil. Là elle se penchoit au chevet du malade; ici elle rallumoit le four du pauvre; là elle atteloit la charrue du laboureur, qui pleuroit ses bœufs morts sur le sillon, ou retrempoit la hache et les forces du bûcheron ébréchées aux pieds des chênes.
Pour ce qui étoit de l’administration du château, de ses terres et de ses bois, Déborah s’abandonnoit entièrement à Icolm-Kill. Ses soucis, elle les réservoit pour un objet plus saint et plus digne, pour son fils, pour Vengeance, sur qui elle répandoit incessamment le vase intarissable de ses soins, pour qui elle eût voulu effeuiller toutes ses heures.—Derrière les premiers halliers du parc, il y avoit une source qui sortoit d’une pierre et couloit sous un fourré de cresson. Ce lieu étoit plein de repos et de charme. Dans ses moments de loisir Déborah aimoit à venir s’y asseoir. Vengeance jouoit dans les hautes herbes; elle, elle lisoit, ou se laissoit aller au désordre d’une rêverie. Chaque jour aussi, sans y manquer, elle faisoit d’assez longues absences; elle disparoissoit au fond de son appartement dans la pièce secrète où nous ne pouvons la suivre; et souvent aussi elle y passoit une partie de ses soirées et de ses nuits.
Le scion se faisoit l’image fidèle de l’arbre abattu. La beauté encore enfantine de Vengeance rappeloit de plus en plus la beauté virile de Patrick, et promettoit de l’égaler. Quant à son caractère, il sembloit formé d’un heureux mélange. Aux qualités généreuses et solides de son père, s’étoient jointes la résolution, la hardiesse, la spontanéité de Déborah. Nourri dans la plus grande liberté, laissé à toute sa fougue, sans chaîne, sans collier, sans mors, sans joug, sans devoir, sans étude, sans rien qui pesât sur lui, sans rien qui l’opprimât ou le réprimât, il grandissoit sauvage, irrégulier, volontaire. Rien au monde de ce qui pouvoit développer chez lui la vigueur, la force, la fierté n’étoit considéré avec indifférence. Déborah pensoit que l’homme n’a besoin que de deux choses, d’une santé de fer et d’un haut sentiment de l’honneur. L’éducation de Vengeance étoit donc toute militaire: des rhéteurs l’eussent trouvée barbare. Icolm-Kill, l’ancien factieux, l’ancien pirate, son gouverneur en titre, lui enseignoit à monter à cheval, à tirer le pistolet, à nager, à ramer, à manier l’espadon, à faire des armes; les gardes lui montroient à se servir du fusil, à chasser au tir, à chasser à courre, à sonner de la trompe, en un mot tout ce qui concerne le bel art de la chasse; et pour endurcir son corps à la fatigue souvent ils l’emmenoient avec eux battre les bois. Vengeance apportoit une disposition rare à touts ces exercices; il s’y adonnoit de toutes ses forces et y réussissoit à ravir. Ces habitudes turbulentes qu’on lui donnoit, ces goûts ardents qu’on lui inspiroit ajoutoient encore à sa pétulance, à son audace, à son courage naturel: il étoit devenu indomptable. La vive affection qu’il vouoit à sa mère ne suffisoit plus pour l’enchaîner à ses côtés. Le salon ne l’avoit pas souvent sous son lambris. Sans cesse en action, sans cesse dans le tumulte, c’étoit bien le plus inexorable des démons; c’étoit un diable! Pas de ravage, pas d’exploit qu’il n’imaginât! Il se battoit avec ses chiens, et prenoit leur chenil d’assaut; il chassoit au sanglier avec les porcs de la basse-cour; il brûloit la cervelle aux carpes de la pièce d’eau; il cueilloit les fruits du verger à coups d’arquebuse. A toutes ces algarades, qui eussent désolé tant d’autres pauvres femmes, Déborah applaudissoit tout bas; c’étoit son œuvre; elle en étoit fière. Déborah ne vouloit pas que son fils fût un clerc précoce, mais un lionceau; non pas un marjolet, mais un brave. Comme il devoit avoir à vivre avec les hommes, elle le prémunissoit contre eux;—il se pouvoit d’ailleurs qu’il eût un jour son père à venger, et un père ne se venge pas avec une fleur de rhétorique.