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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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Section III.
Prépondérance croissante de la richesse dans l’opinion et dans les résultats pratiques de la vie publique.

On a dit que les Romains dédaignaient le commerce, ils furent en effet, à raison de leurs origines, un peuple de laboureurs et de guerriers qui garda longtemps ses principes, mais qui sut prendre, avec les préjugés nationaux, les accommodements inspirés par l’utilité pratique.

C’est ainsi que Cicéron considérait comme très nécessaire, de ne pas confondre les divers genres de commerce. « La place d’un homme libre n’est pas dans une boutique », disait-il. « Le commerce ne convient qu’aux esclaves, s’il se fait en petit ; mais il se relève, lorsqu’il se fait en grand, qu’il apporte dans un même pays les productions du monde entier, qu’il les met à la portée du grand nombre et garde toujours une parfaite loyauté[53]. » Cicéron songeait certainement, en écrivant ces lignes, à ses chers publicains[54]. Il a même des mots gracieux pour les spéculateurs retirés des affaires, ses plus vieux amis sans doute, qui, arrivés au port, se reposaient en regardant le large[55]. L’ordre sénatorial seul se voyait éloigné du commerce par les lois, mais, de plus en plus, sauf quelques héroïques exceptions, souvenirs du vieux temps, il se rattrapait, par la pratique d’une usure éhontée, et par les scandaleux profits des magistratures provinciales ; du reste, il ne tarda pas à se transformer complètement, ainsi que nous allons le voir.

[53] De officiis, I, XLII. Montesquieu, Esprit des lois, liv. XXI, ch. XIV : Du génie des Romains pour le commerce, et chapitres suivants.

[54] D’Hugues, loc. cit. : Une province romaine sous la République, p. 101.

[55] « Atque etiam si satiata quæstu, vel contenta potius, ut sæpe, ex alto in portum, ex ipso portu in agros se possessionesque tulerit, videtur jure optimo posse laudari. » Cicéron, De officiis, I, XLII.

Ces mœurs, à la fois aristocratiques et rarement désintéressées, ont souvent donné lieu à des rapprochements curieux entre les Romains et les Anglo-Saxons de notre temps ; rapprochements qui, sous bien d’autres rapports, et parfois pour les actes les plus sages et les traditions les plus honorables de la vie publique, se justifient étonnamment.

A l’époque qui doit nous occuper, la plèbe, de plus en plus indépendante et nombreuse, s’était mise au travail ; le temps des frumentaires paresseux n’était pas encore arrivé ; les chevaliers surtout, qui avaient quelques avances et que les préjugés aristocratiques n’arrêtaient pas, s’enrichissaient par les entreprises ou les fermages de l’État dont ils se rendaient adjudicataires. L’or des vaincus entrait sans mesure dans les coffres des negotiatores et des publicains.

Les patriciens de race fidèles aux anciennes mœurs, dont le nombre diminuait tous les jours, étaient réduits aux seuls bénéfices de l’agriculture ; ils furent débordés de toutes parts.

Ils abandonnaient, après des résistances héroïques et des prodiges d’habileté, chaque jour un nouveau privilège à la plèbe. Leurs patrimoines perdaient leur valeur relative, et les droits enlevés à la naissance, la fortune les conquérait par le fait des mœurs, autant que par celui des lois. Le siège de l’autorité et de l’influence se déplaçait ainsi ; il passait par la logique des événements, non moins que par celle de la constitution, des patriciens aux riches, aux homines novi. La morale de l’intérêt menaçait de n’être plus tempérée par les traditions de famille et de race.

Aussi, on a pu appliquer aux assemblées politiques de Rome, ce que M. Guizot a écrit de celles de l’Angleterre : « Dans un des premiers parlements du règne de Charles Ier, on remarquait avec surprise que la Chambre des communes était trois fois plus riche que la Chambre des lords. La haute aristocratie ne possédait plus et n’apportait à la royauté, qu’elle continuait d’entourer, la même prépondérance dans la nation. Les simples gentilshommes, les francs-tenanciers, les bourgeois, uniquement occupés de faire valoir leurs terres, leurs capitaux, croissaient en richesse, en crédit, s’unissaient chaque jour plus étroitement, attiraient le peuple entier sous leur influence, et, sans éclat, sans dessein politique, s’emparaient en commun de toutes les forces sociales, vraies sources du pouvoir[56]. » Le savant écrivain de l’Histoire des chevaliers a pu avec raison reproduire ce passage de Guizot, en le donnant comme le frontispice de son chapitre sur les publicains.

[56] Belot, Histoire des chevaliers, chapitre VI : Les Publicains. — Guizot, Discours sur l’histoire de la Révolution d’Angleterre, p. 12 ; cf. Révolution d’Angleterre, et Duruy, Histoire des Romains, XV, § 1er, t. I, p. 470, note 1. — Mommsen, Droit public romain, t. VI, 2e partie (trad. Girard), p. 47 et suiv., 57 et suiv., 109 et suiv.

A Rome la révolution fut plus complète encore qu’en Angleterre. Les éléments constitutifs de la grande assemblée se modifièrent jusque dans leur personnel ; le patriciat perdit successivement tous les postes d’honneur qui lui avaient appartenu de droit, dans le gouvernement de l’État.

Des trois castes qui constituaient le populus, la noblesse de race fut celle qui, au nom de la religion et du droit, eut l’autorité la plus large, la plus incontestée pendant les premiers siècles. Mais elle se modifia dans ses éléments constitutifs. Le patriciat se fondit dans l’ordre sénatorial et la nobilitas ; il perdit son prestige et vit le pouvoir s’échapper, en fait, de ses mains. Ce furent les riches, même de race plébéienne, qui se partagèrent les honneurs et le pouvoir. « Il se fit alors », dit M. Duruy[57], « une scission parmi ceux qui avaient le cens équestre. Les uns, fils de sénateurs, ne songèrent qu’à succéder aux honneurs de leurs pères : c’étaient les nobles. Les autres, d’origine obscure, et repoussés des charges comme hommes nouveaux, se jetèrent dans les fermes et les travaux publics : ce furent les publicains. »

[57] Duruy, t. II, p. 56. Voy. Mommsen, Droit public romain, VI, 2e partie, 47 et 68. Cic., De Rep., XXXIV.

C’est l’ordre des chevaliers ou des publicains qui prendra, dès lors, l’influence dans les affaires. C’est la classe composée presque exclusivement des enrichis, des hommes nouveaux, homines novi, l’aristocratie d’argent, qui spéculera, qui gagnera et qui dirigera tout, à l’exclusion de la nobilitas déconsidérée. Auctoritas nominis in publicanis subsistit.

La plèbe, le troisième ordre, ne commença à exercer une influence persistante et normale qu’avec les Gracques ; elle grandit en luttant contre le Sénat et les chevaliers : mais ses triomphes furent tardifs et éphémères. Ils conduisirent la République rapidement à la démagogie.

L’histoire des publicains correspond, sinon à la plus belle époque de l’histoire romaine[58], du moins à la plus grande, par les résultats obtenus ; celle des immenses travaux, des riches conquêtes, de la liberté politique et de la suprême éloquence.

[58] Voir les réserves graves de Mommsen, au début du chapitre de son Histoire romaine, consacré à cette période.

Durant tout ce temps, la lutte politique des partis ne cessa pas un instant dans Rome ; mais ce fut le parti des financiers qui eut presque constamment l’avantage sur les deux autres, à dater des guerres puniques jusqu’à la démagogie militaire des guerres civiles. Nous avons vu le mouvement se manifester par les actes législatifs de l’ordre politique, dans la précédente section de ce chapitre, nous en trouvons ici la réalisation et l’explication dans les faits.

On vit alors se multiplier comme par enchantement, surtout après la soumission de Carthage, les signes certains des grands mouvements dans les affaires. Les banquiers, très anciens à Rome, étendent leurs opérations ; ce sont des changeurs, et surtout des intermédiaires entre spéculateurs. C’est par eux que l’argent circule, sous forme de billets, de Rome vers la province et réciproquement. Il en existait déjà, au quatrième siècle, qui tenaient leurs tables au Forum, plus tard ce fut dans les basiliques.

L’État prit des mesures financières, signalées par les auteurs qui se sont occupés de l’histoire économique de Rome. On empêchait l’argent de se porter sur un point donné, ou bien de sortir d’Italie ; on s’efforçait de favoriser les prêts faits à Rome et de donner à la capitale des avantages sur la province. On s’occupait spécialement des juifs bien connus partout, et particulièrement en Italie, par leurs affaires d’argent.

Le crédit public recevait de brusques secousses, au Forum et dans les basiliques, par suite des événements, même les plus lointains. On le sait, de tout temps, la prospérité des finances a directement dépendu de la politique, parce qu’il n’y a pas de crédit possible s’il n’y a pas de sécurité dans l’État. « Faites-moi de la bonne politique, et je vous ferai de bonnes finances », disait un habile ministre, aux Chambres françaises. Ce fut fréquemment la donnée de Cicéron et des autres hommes politiques de Rome, devant le Sénat, chargé d’équilibrer le budget et de diriger la politique extérieure[59]. En réalité, c’étaient les préoccupations pécuniaires qui dominaient tout, la direction des guerres, comme les actes de la paix.

[59] Cicéron, Pro lege Manilia très spécialement.

La richesse était entrée à Rome par d’autres mains que celles des spéculateurs. Les généraux et les proconsuls faisaient de scandaleuses fortunes aux dépens des provinciaux, et l’argent qu’ils rapportaient de leurs déprédations jouait aussi son rôle dans la politique pratique du Forum. Quelles que soient, en effet, les sources qui l’ont amené, c’est par lui qu’on arrive aux fonctions publiques et aux honneurs. On ne le dissimule pas, les votes sont à vendre[60]. Il y a sur le Forum des boutiques, où le prix d’achat est affiché. Vainement on édicte, en 595-159, une loi qui punit les acheteurs de voix, et ensuite d’autres lois pour punir les concussionnaires. Les suffrages continuent à se vendre, et, dans les hautes fonctions, ce que l’on voit comme rémunération des peines prises et des dépenses parfois colossales de l’élection, c’est l’exploitation, en perspective, d’une province, pour la désignation de laquelle on saura se rendre le sort favorable[61]. Les soldats eux-mêmes promettaient, à prix d’argent, le triomphe à leurs généraux, comme plus tard ils leur vendront l’empire[62].

[60] Voy. La corruption électorale chez les Romains, par É. Labatut, vice-président au tribunal civil de Toulouse. Thorin, éditeur, Paris. Cicéron parle de dix paniers d’argent apportés par Verrès, de Sicile à destination des électeurs des comices. Verr., I, VIII.

[61] Voy. Duruy, Hist. des Romains, t. II, p. 73 et suiv.

[62] Voy. notamment Mommsen, Hist. rom., t. IV, p. 86, qui rapporte que Lucius Paulus, le vainqueur de Pydna, faillit se voir refuser le triomphe, pour n’avoir pas assez tôt accordé à ses soldats ce qu’ils lui demandaient.

« On pilla les provinces pour acheter les comices, on acheta les comices pour piller les provinces ; la République se trouva ainsi engagée dans un cercle sans issue, jusqu’à ce qu’elle tombât épuisée entre les mains d’Auguste…[63] »

[63] E. Laboulaye, Lois criminelles des Romains, p. 164.

Les candidats aux grandes charges empruntaient, s’ils n’étaient pas déjà immensément riches, pour pouvoir suffire aux frais de leurs élections, et lorsque leur avenir politique paraissait assuré, ils trouvaient très facilement du crédit. On savait que les bénéfices du proconsulat les rendraient aisément solvables et peut-être même les porteraient à témoigner une généreuse reconnaissance, au moment du retour.

C’est par eux qu’ont été construits les cirques, les riches basiliques, les temples somptueux, les plus beaux monuments de la Rome républicaine, et qu’ont été données, en vertu d’engagements pris d’avance quelquefois, les fêtes fastueuses pour lesquelles l’univers entier était mis à contribution. Ce sont là encore des faits bien connus. Nous nous bornons à les signaler, ainsi que nous l’avons fait pour les lois, comme des traits essentiels, dans les vues d’ensemble que nous voulons indiquer.

Après les conquêtes de la Grèce et de l’Asie, notamment, l’or avait afflué tout à coup dans Rome. M. Duruy a dit justement, en étudiant cette époque : « L’or est comme l’eau des fleuves ; s’il inonde subitement, il dévaste ; qu’on le divise en mille canaux où il circule lentement, et il porte partout la fécondité et la vie[64]. » Rien n’est plus frappant dans l’histoire de Rome.

[64] Duruy, II, chap. XIX. Salluste, Catilina, V, VI, X, XII ; Vell. Pat., II, 2 ; Florus, III, 13. Voir l’intéressant et judicieux discours préliminaire de l’Histoire des révolutions romaines de Vertot. L’esprit et l’inutilité des lois somptuaires est bien indiqué dans cet ouvrage, très vieilli d’ailleurs.

Il serait aisé de multiplier les exemples de prodigalités, en vue desquelles les généraux vainqueurs ruinaient les provinces conquises. Mais plus redoutables encore en cela, pour leur patrie, ils venaient y porter, avec les richesses mal acquises, la corruption des mœurs[65].

[65] Appien, Bel. civ., liv. II, 26. Plut., Cæs., 29 ; Pomp., 58.

César, pour se faire des partisans, donna au consul Paul-Émile près de 8 millions de francs ; à Curius, tribun du peuple, 12 millions pour acquitter ses dettes[66], car nos faillites et nos liquidations sont encore peu de chose, à côté des dettes personnelles de ce temps ; à Marc-Antoine, son lieutenant dans les Gaules, 12 millions[67] ; il avait aussi payé ses propres dettes, qui se montaient à 5 millions[68]. « Il fit établir pour le peuple de Rome, un Forum entouré de portiques en marbre et décoré d’une villa publique ; l’emplacement seul avait coûté 100 millions de sesterces, plus de 20 millions de francs. Pour que sa gloire et son influence fussent partout présentes, il décorait les villes d’Italie, d’Espagne, des Gaules, de Grèce et d’Asie-Mineure, tout comme si l’empire eût déjà été son patrimoine. Aux rois, il envoyait en don des milliers de captifs ; aux provinces, il donnait, sans consulter le peuple ni le Sénat, tous les secours dont elles avaient besoin. » Ces dons, et bien d’autres, ne l’empêchèrent pas de demeurer puissamment riche. Cicéron dit un jour publiquement au Sénat, que César, qui avait en ce moment, en Gaule, une armée de cinquante mille hommes, aurait pu la solder avec ses seules ressources[69] ; mais qu’elles étaient légitimement son bien, et que c’était à la République à payer les armées de ses généraux.

[66] Vell. Pat., II, 48.

[67] App. Ibid.

[68] App., Ibid. Plut., Cæs., 11.

[69] Cic., Prov. consul., 11 ; Pro balbo, 27. — Voy. Dezobry, Rome au siècle d’Auguste, III, p. 388. Duruy, Hist. des Romains, II, chap. XXVI et suiv.

Pompée avait fait construire un théâtre où quarante mille spectateurs pouvaient contenir ; dans les premières fêtes qu’il y donna, figurèrent des éléphants et d’autres animaux de toute espèce en grand nombre ; cinq cents lions y furent tués[70]. Gaius César faisait apporter les bêtes féroces aux jeux, dans des cages d’argent. Æmilius Scaurus bâtit pour quatre-vingt mille spectateurs, un théâtre soutenu par trois cent soixante colonnes de marbre et orné de trois mille statues d’airain[71]. Tout cela, avec la valeur artistique qu’y apportaient les Grecs, laisse bien en arrière ce que nous appelons les splendeurs modernes. On sait, malheureusement, quelle était la source de ces richesses.

[70] Plut., In Pomp., 54.

[71] Voy., sur ce point et sur le luxe de cette époque, Duruy, t. II, chap. XX.

Antoine ayant accepté toutes les flatteries hyperboliques des Grecs, se laissa fiancer par eux à Minerve ; mais il se hâta ensuite de réclamer la dot de la déesse, qu’il ne voulut pas prendre à moins de 10 millions de drachmes (8,694,400 francs). Cette plaisanterie juridique dut déplaire, sans doute, aux esprits raffinés de l’Attique ; les Romains avaient, si on les compare aux Grecs, l’imagination sèche et courte, mais ils avaient des goûts pratiques et peu de sensibilité dans l’âme, surtout à l’égard des étrangers.

La plupart de ces abus étaient, au reste, non seulement tolérés, mais encouragés par l’esprit public. Il fallait bien qu’un consulaire s’enrichît aux dépens des provinces, pour l’honneur du peuple romain lui-même. Comment admettre que celui qui avait commandé au peuple-roi, rentrât, comme au vieux temps, dans sa modeste maison, et se confondît dans la foule venue à Rome, de tous les points de l’univers.

Pendant ce temps, les publicains, plus riches que des rois, prêtaient aux peuples, bouleversaient des empires par leur argent, continuaient leurs exactions, et gardaient, le plus possible, leur part de gouvernement. Nous verrons plus loin tous ces faits se dérouler logiquement dans l’ordre des époques[72].

[72] Infra, chap. III : Suite chronologique des événements de l’histoire romaine concernant les publicains et les banquiers (Histoire externe).

« On faisait mille crimes », écrit Montesquieu, « pour donner aux Romains tout l’argent du monde. »

Déjà, de son temps, Caius Gracchus disait au Sénat : Il y a ici trois camps : dans le premier on est à vendre, dans le second on est vendu à Nicomède, mais dans le troisième on est plus habile, on reçoit de toutes les mains et l’on trompe tout le monde[73].

[73] Aulu-Gelle, II, 10. Mommsen, V, p. 67, note.

Jugurtha, le roi numide, s’était écrié en quittant Rome : « O ville vénale, et qui périra bientôt si elle trouve un acheteur[74] ! » Il avait prophétisé juste. La démagogie n’eut bientôt plus pour mobile que la violence et la cupidité. Trois siècles après, par une sorte de retour vers le passé, les soldats mettaient l’autorité impériale elle-même à l’encan, et trouvaient des acquéreurs solvables.

[74] « O urbem venalem ! et mature perituram, si emptorem invenerit » (Sall., Jugurtha, 35).

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