Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
Section Première.
De la richesse dans les lois d’ordre privé.
Quant aux rapports privés, d’abord, les garanties et les effets de la propriété, le droit des créanciers contre leurs débiteurs, les privilèges effectifs de la fortune, en un mot la richesse, tout cela est, à Rome, l’objet de lois écrites ou de coutumes, dont la rigueur jalouse ne recule pas, même devant les plus rudes conséquences pratiques. On peut affirmer qu’aucun peuple civilisé n’a jamais poussé aussi loin, ni les faveurs dont jouirent, chez les Romains, ceux qui avaient le bonheur de posséder, ni la dureté implacable, dans les sanctions du droit.
La propriété immobilière, très probablement inaliénable dans le très ancien Droit[36], considérée comme émanant de l’État, interprète lui-même de la divinité, fut, dès l’origine, placée sous la protection vigilante du dieu Terme. On sait que celui qui, de sa charrue, effleure le champ voisin, commet un sacrilège : Sacer esto[37]. Il sera condamné à périr, lui et ses bœufs.
[36] L’heredium, propriété immobilière de la famille, était probablement inaliénable ou au moins l’aliénation n’en était permise qu’en cas de nécessité. Voy. Gérardin, Nouv. Revue historique, janv.-févr. 1889, p. 9. Labbé, même revue, 1887, p. 4, et Cuq, Eod., 1886, p. 537.
[37] « Et ipsum et bovos sacros esse. » Festus, vo Terminus. Voir l’Étude de M. Bénech, Le respect des Romains pour la propriété, Mélanges de droit et d’histoire, publiés sous les auspices de l’Académie de législation. Paris, Cotillon, 1867.
Il en est à peu près de même pour la propriété mobilière. Le voleur est condamné à l’esclavage, flagellé, précipité du haut de la roche Tarpéienne ; il peut être tué s’il se laisse surprendre. Le temps est venu adoucir ces lois redoutables ; mais il a fallu pour cela le travail des siècles.
La loi des Douze Tables a dû mettre un frein à la cruauté des créanciers ; elle a limité le poids des chaînes dont on peut charger un débiteur, et a fixé la quantité de nourriture qui lui est due. Cette loi, qui, toute barbare qu’elle est, constitue un progrès et qui fut entourée d’une sorte de culte, permet encore que l’on conduise le débiteur en justice, obtorto collo ; et si la prison n’amène pas le payement, par lui ou par d’autres, on le vendra comme esclave, hors de Rome, trans Tiberim ; à moins que les créanciers ne préfèrent se partager ses membres sanglants[38], Partes secanto.
[38] Voy. Giraud, Les Nexi (Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, t. V).
On a contesté que la loi eût autorisé cette œuvre sanguinaire, sur le cadavre de celui qui n’a eu, quelquefois, que le tort d’être insolvable ; on a voulu voir dans ces mots, un symbole du partage des biens ; mais comme les historiens romains les moins suspects, lorsqu’il s’agit de médire de leur race, s’indignent au souvenir de ces rigueurs, on ne saurait douter du sens de cette horrible disposition, que l’on trouve, d’ailleurs, dans d’autres lois anciennes[39].
[39] Tab. III, Nov. Enchiridium de Giraud, qui cite les autorités. Aulu-Gelle appelle cette disposition du droit, horrificam atrocitatis.
On sait que les exigences d’une usure éhontée furent souvent la cause des révoltes de la plèbe ; qu’il fallut régler ou même proscrire, par des lois répétées, le prêt à intérêt ; que les dettes furent la raison déterminante de la retraite du peuple sur le mont sacré, aussi bien que de la conspiration de Catilina[40], tant était âpre et dure la cupidité des prêteurs d’argent dans l’ancienne Rome.
[40] Salluste, Catilina, 33. Voy. aussi Tite-Live, II, 23 et 24 avec la peinture animée des plaintes de la plèbe contre la cruauté des créanciers, et VI, 14, 18, 31, 32, 35. Cic., De Republica, II, XXXIII et XXXIV.
On demandait un jour à Caton l’Ancien, comment il était permis de s’enrichir, et ce Romain des temps antiques se bornait à vanter les bienfaits de l’agriculture. Son interlocuteur, insistant, lui demanda si on ne pouvait pas placer son argent à intérêt ; quid fœnerari ? Caton répondit, en prenant l’air indigné : Et pourquoi pas tuer son homme alors ? « Tum Cato, quid hominem inquit occidere[41]. »
[41] Cicéron, c., De officiis, II, 1.
Cette réponse contenait une dissimulation, assurément fort grave, car il est avéré que Caton fit l’usure dans de vastes proportions. Son génie des affaires le porta même à trouver un moyen nouveau de garantir son argent, en forçant cinquante de ses débiteurs à acheter ensemble cinquante navires, et à les exploiter dans la forme d’une véritable commandite par intérêt. Un texte de Plutarque, dont nous donnerons le détail dans la suite, ne permet aucun doute à cet égard[42]. C’est là, très probablement, le premier exemple de commandite nettement rapporté dans l’histoire.
[42] Plutarque, Caton l’Ancien.
Sénèque prêchait, en philosophe, le mépris des richesses, pendant qu’il épuisait la Bretagne par ses usures[43].
[43] Val. Max., IV, VIII, 2 ; Dion Cass., LXII, II ; Burman, op. cit., IX, p. 129.
Enfin, Cicéron, qui, en parlant de son prédécesseur en Cilicie, disait : « On eût cru qu’une bête féroce eût passé par là », donnait la main aux vastes exploitations de Pompée, ménageait celles des publicains, et tirait lui-même, en douze mois, de sa province, Salvis legibus, deux millions deux cent mille sesterces[44].
[44] Épît. famil., V, 20 ; voy. aussi d’Hugues, Une province romaine sous la République, p. 312. Paris, Didier, 1876. Voir, pour les détails sur les richesses et les lois réglant l’usure, les indications précises fournies par Marquardt, p. 64 et suiv. L’organisation financière, trad. Vigié. Paris, Thorin, 1888.
Nous ne nous étonnerons pas, dès lors, des immenses fortunes que nous verrons s’entasser dans les coffres des chevaliers ; mais avant de passer aux résultats, continuons à indiquer, en quelques mots, les procédés suivis dans la vie privée de Rome pour les obtenir.
L’un des traits les plus curieux et les plus caractéristiques des mœurs de ce peuple, qui fut rude au travail, et qui resta, même quand il devint oisif, toujours âpre au gain, c’est le soin religieux avec lequel il tenait ses comptes.
La tenue des registres domestiques, avec leur brouillon (adversaria), leur grand livre (codex), leurs pages du doit et de l’avoir (accepti et depensi… utraque pagina), le respect religieux avec lequel on tenait ces livres au courant, pour y accomplir les formes du contrat litteris, ou pour les produire en justice, tout cela rentre dans le domaine des études élémentaires du Droit romain. Nous n’en parlons, ici, que pour constater que cette tenue de livres s’imposait, non pas seulement aux négociants, comme de nos jours, mais à tout le monde. A Rome, où le commerce est déconsidéré, chaque chef de famille tient cependant ses comptes avec un soin minutieux, et dont beaucoup de nos commerçants auraient lieu de s’étonner peut-être. Encore, au temps de Cicéron, c’était un fait inouï qu’un plaideur osât présenter en justice son livre brouillon, et qu’un père de famille qui se respectait, n’eût pas son codex accepti et depensi dans l’ordre le plus parfait[45].
[45] Pline l’ancien, II, 9 ; Cicéron, Verr., II, 1, 23. — Nous verrons, d’ailleurs, plus bas, que les registres des banquiers, comme la pratique de leurs opérations, furent soumis à des règles spéciales.
Dans tous les actes de la vie civile et particulièrement dans les contrats, les liens juridiques ne s’établissent que lorsqu’on est bien sûr du fond, par la netteté de la forme ; mais alors, ce lien produit tous les effets que lui attribue une logique inexorable.
Les mêmes mesures de prudence et d’organisation sévère, se manifestent par rapport au patrimoine et au régime des biens dans les familles. Le patrimoine de tous est placé sous la direction unique, absolue, du pater familias, et chacun s’y intéresse, pourtant, comme à une copropriété que protègent les lois civiles et religieuses.
C’est dans le même esprit que sont conçues les lois sur les successions ab intestat, d’abord seules admises, à l’exclusion de toute disposition testamentaire.
C’est encore une vérité élémentaire, que la tutelle perpétuelle des femmes, celle des mineurs, la curatelle, furent des mesures, non de protection pour les personnes, mais des garanties pour la conservation des biens dans les familles[46]. Le Droit féodal a dit : « Ne doit mie garder l’agnel, qui doit en avoir la pel. » Chez les Romains, ce sont les héritiers présomptifs qui veillent sur les biens des incapables[47]. Ce ne sont pas les fous furieux que l’on interdit, mais les prodigues, parce que l’on considère leur genre de faiblesse comme le plus dangereux pour le salut du patrimoine.
[46] « C’est en s’inspirant de cette idée », observe M. Gérardin, « qu’on a dit qu’à leur début, la tutelle et la curatelle avaient été des droits pour les tuteurs et non pas des charges. » Nouv. Revue historique, janvier-février 1889, p. 3. Article sur la tutelle et la curatelle dans l’ancien droit romain.
[47] Il est vrai que le tuteur n’a pas de plein droit la garde de la personne. Mais, en fait, rien ne prouve qu’on ne la lui confiât pas ordinairement.
Un père, un mari, peuvent abandonner ex noxe leur enfant ou leur femme à celui qui, par le fait de ces derniers, a subi un dommage. « Tu me coûterais, par ta faute, plus que tu ne vaux », pouvait dire le père, le grand-père ou le mari ; « j’aime mieux te donner toi-même que de réparer, en payant, les torts que tu as causés. » La femme et l’enfant passaient alors à l’état d’esclaves (in mancipio) de la partie lésée ; mais il n’y avait rien à débourser, et la loi déclarait le chef libéré de toute responsabilité. Il livre le coupable, et garde l’argent pour lui et le reste de sa famille ; voilà le droit paternel, que la loi a établi sur les descendants et les femmes in manu, comme sur les esclaves.
Le régime dotal lui-même, avec ses garanties exorbitantes, est un des symptômes de ces mœurs réalistes, où l’on veut que les femmes reprennent, à tout prix, leur dot : Propter quas nubere possint. A défaut, on rendra au père, si sa fille meurt avant lui, la dot qu’il a donnée, ne et filiæ amissæ et pecuniæ damnum sentiret, dit simplement, presque brutalement, le texte du Digeste.
L’abolition réitérée des dettes à suite des séditions, et les lois agraires, se rattachent assurément au même ordre de sentiments et d’idées ; je n’en parlerai cependant ici que pour mémoire, parce que ce sont là des faits accidentels ou des mesures politiques ; et je ne veux signaler, dans cette revue rapide du Droit privé, que les actes légaux de la vie civile.
Mais je ne saurais oublier, dans ce tableau, le trait le plus sombre, l’esclavage, les servi, ces pauvres êtres humiliés, ennemis vaincus ou enfants nés dans les ergastula infects. On sait de quel horrible trafic ils furent l’objet, sous l’influence des mœurs venues de l’Orient. Quant aux mœurs antiques, il suffit, pour les stigmatiser à cet égard, de rappeler les atroces paroles de Caton sur l’économie agricole et sur les esclaves devenus vieux, dont il faut, d’après lui, se défaire à tout prix[48].
[48] V. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, t. II, part. II, chap. III.
Tout cela est, assurément, bien connu, mais il n’est pas sans intérêt de grouper ces dispositions, qui se soutiennent mutuellement, et forment un vigoureux système économique.
Telle est la rude harmonie des lois civiles. Le Droit prétorien se chargera de l’adoucir ; il le fera lentement, d’abord, poussé par l’influence persistante de la pratique, par les suggestions de l’équité naturelle, plus forte que la logique des textes, et, plus tard, sous les sages et vivifiantes inspirations de la morale chrétienne.
Assurément, on le voit bien, il serait difficile de trouver dans l’histoire juridique des peuples, nous ne dirons pas seulement un pareil ensemble de mesures protectrices du patrimoine privé, mais, même isolément et avec leur rigueur savante, la plupart des dispositions spéciales, que nous venons de voir reliées en un redoutable faisceau.
Tout prend de l’importance, quand il s’agit d’affaires d’argent, chez ce peuple qui fut toujours calculateur, méthodique, et, comme l’a dit un écrivain autorisé, absolument carré[49], jusque dans l’accomplissement de ses rapines. Ce fut là, sans aucun doute, une des causes de l’admirable perfection des détails de son droit privé, en certaines matières.
[49] Belot, Histoire des chevaliers, chap. VI. Geffroy, loc. cit., p. 530.
En résumé, tout manifeste, dans le Droit civil de la Rome ancienne, un amour des richesses instinctif, profond et systématiquement réalisé.
La propriété, les créances, les dettes, les contrats, les comptes, les garanties de payement, la direction du patrimoine familial, tout y prend un caractère de vigueur singulière, qui semble se refléter dans la vieille formule quiritaire : Suum cuique.
Celui qui touche au champ d’autrui subira la mort du sacrilège ; celui qui vole, on le tue ; celui qui ne veut pas payer ses dettes, on le charge de chaînes, on le jette en prison dans les affreux ergastula des esclaves, on le vend, ou on se partage son cadavre ; l’enfant, ou la femme, ou l’esclave qui a causé à autrui un dommage, on l’abandonne à la cupidité du plaignant ; les usuriers poussent leurs excès légaux jusqu’à provoquer des révolutions ; c’est partout la mort ou l’esclavage, les lourdes chaînes et les cachots qui assurent la possession des biens acquis, suivant les règles d’un droit impitoyablement appliqué.
Lorsque ces rigueurs barbares s’adouciront, la cupidité traditionnelle n’y perdra rien ; on sera moins rude pour défendre le bien acquis, l’ancien esprit d’économie sera oublié, dédaigné même ; mais on s’enrichira, par tous les moyens « et par tous les crimes », des dépouilles du monde entier.