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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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§ 2. — Actes divers compris dans les opérations usuelles des Banquiers.

1o Contrôle et change des monnaies métalliques. — Les premières opérations sur les valeurs durent porter, non sur de la monnaie proprement dite, ni sur des titres, mais sur les lingots de métal qui en firent les premiers offices.

Nous ne referons pas ici l’histoire des monnaies. La matière a été traitée par des maîtres éminents, à diverses reprises[260]. Nous nous bornerons à rappeler, en des traits généraux, ce que l’on trouve condensé sur ce point dans un texte célèbre de Paul, au Digeste[261], auquel il suffit d’ajouter quelques observations.

[260] Voy. notamment Mommsen, loc. cit. Fr. Lenormant, Monnaie dans l’antiquité, 3 vol. Lévy, 1879. VIIIe et IXe liv. des séances de l’Acad. en 1877. Et du même auteur, l’article vo As, au Dictionnaire de Daremberg et Saglio.

[261] L. 1, pr., D., de contr. emptione, 18, 1 : « Origo emendi vendendique a permutationibus cœpit : olim enim non ita erat nummus : neque aliud merx, aliud pretium vocabatur : sed unusquisque secundum necessitatem temporum ac rerum, utilibus inutilia permutabat, quando plerumque evenit ut quod alteri superest alteri desit : sed quia non semper, nec facile concurrebat, ut, cum tu haberes quod ego desiderarem, invicem haberem, quod tu accipere velles, electa materia est, cujus publica ac perpetua æstimatio difficultatibus permutationum æqualitate quantitatis subveniret : eaque materia forma publica percussa, usum dominiumque non tam ex substantia præbet quam ex quantitate : nec ultra merx utrumque, sed alterum pretium vocatur. » Aristote avait donné une définition dans laquelle, fait observer M. Lenormant, on trouve, plus nettement indiquée, la distinction entre la monnaie signe et la monnaie marchandise. Aristote ajoute, en effet, que la matière employée a une valeur par elle-même, et que la marque a pour but de délivrer de l’embarras de continuels mesurages. — Voy. Lenormant, La monnaie dans l’antiquité, t. I, p. 91, et III, p. 19. Aristote, Politic., I, 6, 14-16 ; t. I, p. 53, trad. B. Saint-Hilaire. Paul a voulu évidemment abréger sa définition, les mots non tam ex substantia quam ex quantitate prouvent bien que la notion complète était dans son esprit, et même elle apparaissait dans sa définition.

« Chez les Romains primitifs », dit M. F. Lenormant[262], « comme chez les Grecs d’Homère et chez tous les peuples aryens à leur origine, où la vie pastorale a joué un si grand rôle, non seulement la monnaie était inconnue, mais ce n’étaient même pas les métaux qui formaient la matière principale des échanges. La valeur des choses s’estimait et se payait en bétail (pecus), d’où vient le nom pecunia, conservé plus tard pour désigner le signe des échanges commerciaux. Dans tous les fragments parvenus jusqu’à nous, des lois les plus anciennes de la République, le taux des amendes est fixé en bœufs et en moutons, et ce n’est que relativement plus tard qu’on y voit apparaître une taxation en sommes monnayées ou même en poids de métal. »

[262] Fr. Lenormant, art. du Dict. de Daremberg et Saglio, vo As, qui cite : Varro, De ling. lat., V, 19 ; Columel., De re rustica, 6 ; Festus, De Verb. signif., p. 213, édit. Lindemann ; cf. Marquardt, Handb. der röm. Alterth., III, II, p. 3 ; Festus, p. 202 ; Cicéron, De Republ., II, 9, 16 ; Varro, De re rustica, II, 1 ; Pline, XXXIII, 1, 7 ; Lange Röm. Alterth., t. I, p. 455 et suiv.

On échange d’abord les objets les uns contre les autres, c’est l’époque primitive, avec laquelle notre institution n’a rien à voir. Mais un objet commun d’échange se produit ; c’est du cuivre ou de l’airain d’abord (æs) ; il faut, à chaque vente, vérifier la substance des lingots, en déterminer le poids, et aussitôt les mensularii apparaissent derrière leur table, au Forum, dans des tabernæ, voisines d’abord de celles des bouchers, qu’elles chassent et supplantent bientôt. C’est l’époque où le libripens jouait un rôle effectif. Laissons de côté, pour le moment, ces modestes échoppes, avec leur banc ou leur table (mensa), nous les verrons s’embellir, se déplacer, pour se porter, ainsi transformées, sous les colonnades des somptueuses basiliques.

Au lingot primitif de cet æs rude, composé de cuivre mêlé à quelque peu d’étain, succédèrent des fragments marqués par les particuliers eux-mêmes. L’intervention de l’État n’apparaît qu’à une époque incertaine, que la tradition romaine fait remonter à Servius Tullius[263], mais qui n’est pas probablement aussi ancienne. Il n’y a de documents officiels, à cet égard, que depuis la loi Alternia-Tarpeia (de 300-454), suivie des lois Menenia-Sestia (302-452), et Julia-Papiria (324-430). La monnaie d’argent ne fut employée qu’en 486-268, en vertu de la loi Fabia-Ogulnia ; la monnaie d’or sous César seulement[264].

[263] Pline, Hist. nat., XVIII, 3, 12 ; Festus, op. cit., p. 246.

[264] « Pendant toute la durée de la République », dit M. Lenormant (t. I, p. 181), « les Romains, à l’exemple des Athéniens, ne fabriquèrent des monnaies d’or, que dans les cas exceptionnels, bien que toutes les grandes affaires se réglassent au moyen de payements en or, sous forme de lingots ou d’espèces étrangères librement tarifées par le commerce. » Sic, Mommsen, H. R., t. II, p. 119.

Lorsque la monnaie officielle fit son apparition, les Romains étaient donc en relations avec les peuples qu’ils avaient commencé à soumettre, les negotiatores étrangers étaient venus trafiquer avec le public et les negotiatores de Rome. Bientôt après, vinrent les Grecs. Or, en supposant que la monnaie romaine fût acceptée à Rome sans contrôle, il ne pouvait en être de même des monnaies ou des valeurs étrangères qui, toutes, n’avaient pas encore réalisé les mêmes progrès que la monnaie romaine.

Ce que les mensularii primitifs faisaient pour les payements en lingots, ils durent nécessairement le faire pour les ventes, dans lesquelles les monnaies étrangères, inconnues ou douteuses, s’introduisirent de toutes parts sur le Forum. Elles n’y avaient pas cours forcé, on le pense bien : Loco mercis habebantur[265], sauf peut-être quelques monnaies grecques[266] ; et le rôle des banquiers, appréciateurs des monnaies ou intermédiaires du change, n’en devint que plus difficile et plus important.

[265] Pline, Hist. nat., XXXIII, 3, 13.

[266] Mommsen, Hist. de la monnaie, p. 196 à 207.

Le butin fait à la suite des guerres de conquête dut augmenter encore cette affluence de valeurs exotiques, et c’est ainsi que le collybus, c’est-à-dire le change, fut la principale opération des banquiers anciens, en même temps que la probatio, le contrôle des monnaies, la fixation des cours de change (æraria ratio)[267], l’assistance à la pesée et au versement qui en était fait.

[267] Cicéron, Pro Quintio, 4 ; L. 39, D., de solutionibus, 46, 3.

On le voit, c’est sur les valeurs métalliques effectives, plutôt que sur les monnaies considérées dans leur valeur représentative, que les premiers banquiers portèrent leurs opérations. Il ne faut donc pas s’étonner de les voir étendre leur trafic aux objets métalliques de toutes formes, et se rapprocher du métier des orfèvres changeurs. C’est ce qui explique les noms de vascularii, de fabri et même lapidarii, qui se confondent parfois, dans l’ancienne littérature latine, avec ceux de mensularii ou d’argentarii[268].

[268] L. 39, D., de auro argento, 34, 2, et L. 61, pr., D., de obl. et act., 44, 7.

Les Romains admirent-ils légalement un système de monnaie fiduciaire, c’est-à-dire la circulation d’objets de valeur purement conventionnelle comme nos billets de banque ? Ce système avait été longtemps pratiqué avant eux dans beaucoup de pays de l’Orient ; ils le connurent donc, sans doute, mais ils ne tentèrent même pas de l’employer ; ils ne se servirent que de monnaies frauduleuses, avec cours obligatoire, dont l’emploi se rattache aux attributions des banquiers romains. Nous devons, par conséquent, en dire quelques mots.

On avait employé, en Orient, des monnaies de plomb, d’étain et de terre cuite, à titre de valeurs échangeables et ayant cours usuel. C’étaient de véritables monnaies fiduciaires. M. Lenormant rapporte, dans son savant livre[269], le texte qui figure sur plusieurs galettes quadrilatères d’argile employées en Asie pour le commerce. Ce sont des mandats de payement réglant l’échéance, les intérêts, le débiteur, le porteur, avec remise de place en place ; c’est la lettre de change, moins la clause à ordre ; peut-être la circulation en devenait-elle possible sous forme de mandat, comme dans la procuratio in rem suam romaine. Les Égyptiens avaient eu une monnaie de verre dont l’usage se continua, dans le pays, sous les Byzantins et sous les Arabes[270].

[269] La monnaie dans l’antiquité, t. I, p. 114 et suiv.

[270] Eod., p. 214.

On a dit que les Romains avaient eu aussi une monnaie fiduciaire de bois, par conséquent sur l’absence de valeur de laquelle ils ne pouvaient pas se tromper ; rien ne le prouve. Ce qui est certain, au contraire, c’est qu’ils ont, à diverses époques, gravement faussé leurs monnaies.

Ils se servirent, pour cela, de monnaies fourrées, suivant l’expression de Mommsen, c’est-à-dire de pièces « qui se composent d’un flan de métal de peu de valeur, cuivre, fer, plomb ou étain, formant âmes, et revêtu, dans toutes ses parties, d’une mince feuille d’argent ou plus rarement d’or. Ame et enveloppe ont été soumises en même temps à la frappe monétaire. Les pièces fourrées étaient donc des monnaies sans valeur intrinsèque que l’on émettait pour des espèces d’argent ou d’or et par une opération frauduleuse[271]. »

[271] Eod., p. 222.

Le Sénat ordonna, à plusieurs reprises, de mêler cette monnaie à la monnaie sincère, c’est ce que l’on appelait miscere monetam ; on le fit, pour la première fois, pendant la guerre d’Annibal, après la bataille de Trasimène, en même temps que la loi Flaminia, par une autre sorte de fraude, réduisait le poids de l’as. Ces procédés antiéconomiques se renouvelèrent sous l’Empire.

On comprend quel trouble ces mesures durent jeter dans la circulation et dans le crédit, nous en avons eu de plus récents exemples dans notre histoire, et nous pouvons en juger presque par nous-mêmes.

C’est pour cela qu’en 670-84, Marius Gratidianus ordonna la vérification des monnaies et fit retirer les pièces fourrées de la circulation. Des argentarii furent chargés de cette opération qui rentrait dans la sphère de leurs occupations ordinaires et qui se rattachait au caractère de leurs fonctions semi-officielles. Le peuple lui en témoigna sa reconnaissance avec enthousiasme. « On éleva, dans tous les carrefours, des statues au préteur qui avait pris l’initiative d’une aussi bienfaisante réforme et l’on rendit à ces statues des honneurs presque divins, en brûlant devant elles des cierges et de l’encens. » Sylla renversa les statues, fit périr le préteur dans les tortures les plus barbares, et revint, en vertu de la Cornelia testamentaria, au système du cours forcé des monnaies fourrées[272].

[272] Cicéron, De offic., III, 20, 80 ; Pline, Hist. nat. XXXIII, 9, 132 ; Lenormant, loc. cit., p. 231.

Mais on sait comment le public traite les valeurs fictives discréditées, et quelle est l’inutilité de tous les actes du gouvernement pour en assurer la circulation, quand arrive la débâcle.

Sans doute, les banquiers romains comme ceux du moyen âge durent servir d’intermédiaires aux justes résistances de la pratique, du bon sens et de l’honnêteté publique. L’Empire pourtant, dans les premiers siècles surtout, conserva ces détestables traditions. On est revenu, de notre temps, au juste sentiment des choses à cet égard. Les grandes opérations de la spéculation sur le change et sur les monnaies fiduciaires sincères sont restées, et ne cesseront plus, probablement, d’employer cette sorte de marchandise, la plus maniable de toutes, et ces valeurs de papier, basées sur le crédit et qui sont, en retour, si nécessaires à son fonctionnement.

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