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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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1o Loi agraire. — Certainement les lois agraires, du moins celles des Gracques, ne touchèrent pas, en principe, aux propriétés privées ; elles ne furent pas, comme on le dit quelquefois par erreur, des lois communistes en elles-mêmes. Nulle part, nous l’avons établi, la propriété n’a été proclamée plus inviolable qu’à Rome.

Il faut, pourtant, voir les choses sous le vrai jour de la réalité ; ces concessions temporaires qu’il s’agissait de remanier et de distribuer aux pauvres, étaient restées, pour la plupart, deux ou trois siècles en la possession héréditaire des familles auxquelles il s’agissait de les enlever sans indemnité, afin que d’autres en pussent jouir, à leur tour, comme de la chose de tous. Or beaucoup de ces biens avaient été aliénés par leurs possesseurs, à titre de vente ou d’échange. Le caractère de concession à terme s’était effacé, devant des actes qui en avaient fait, par erreur sans doute, mais presque unanimement, dans l’opinion de leurs possesseurs séculaires, une propriété patrimoniale et véritable. Il fallait remonter à des temps oubliés, pour établir la légalité des titres de l’État. Dans de semblables conditions, que peut être la légalité ? « Qu’importe, en pareil cas », dit Mommsen, « la décision des jurisconsultes dans la pratique des affaires ? Bien plus, les répartiteurs, choisis dans le parti ardent, prenaient parfois sans scrupule dans le domaine privé[372]. » On devine l’immense trouble que durent produire, parmi les antiques concessionnaires, ces bouleversements inattendus (621-133).

[372] Mommsen, loc. cit., t. V, pp. 35 et 44.

Spurius Cassius, Licinius Stolo, Flaminius, avaient précédé, il est vrai, les Gracques dans cette voie ; et les membres les plus éclairés de la noblesse, Mucius Scævola, Licinius Crassus et Appius Claudius, avaient donné leur assentiment à la loi agraire de Tibérius Gracchus ; mais les lois de cette nature ne se font d’ordinaire bien connaître que dans l’application[373]. Il eût fallu une prudence extrême dans la mise en pratique, pour les rendre inoffensives et les empêcher d’être iniques[374].

[373] Laboulaye, loc. cit., p. 206.

[374] De vives discussions se sont élevées dans ces derniers temps, spécialement sur la loi agraire de Licinius Stolon ; les uns ont dit qu’elle avait osé toucher même aux propriétés privées, d’autres ont été jusqu’à nier son existence, malgré les affirmations formelles de Tite-Live. Nous ne pouvons pas ici entrer dans le débat, mais il nous paraît difficile de supposer une erreur ou un mensonge de la part de Tite-Live, pour des faits aussi graves, et datant de cette époque.

D’ailleurs, après avoir provoqué ces désordres, la loi agraire des Gracques ne profita même pas à ceux pour qui elle avait été faite, et la loi frumentaire, nous le verrons, concourut à ce résultat. Les concessions furent revendues immédiatement à leurs anciens possesseurs à vil prix, sur beaucoup de points, ou abandonnées par les concessionnaires habitués aux facilités de la ville, et bientôt dégoûtés de l’isolement et de la rudesse de la vie des champs.

C’étaient les publicains et les nobles d’Italie qui avaient eu particulièrement à souffrir de ces lois. « Tibérius et Caius Gracchus, en proposant de partager le domaine public que Rome avait en Italie, aux pauvres des tribus rustiques, blessaient les chefs italiens, comme l’aristocratie équestre des municipes et la noblesse du Sénat romain. Aussi Salluste (Jugurtha, 42), Tite-Live (Epitome, 53), Appien (G. civ., 10 et 19) s’accordent à dire que ce fut la coalition de toutes les aristocraties de Rome et de l’Italie qui fit échouer la loi agraire. Comment dissoudre cette coalition ? Comment séparer les sénateurs de Rome des chevaliers romains et des nobles des villes alliées ? Caius Gracchus en trouva le moyen, mais en excitant des passions redoutables qui devaient survivre à la loi agraire. Aux Italiens il offrit le droit de cité romaine, comme compensation de la perte des terres publiques (Appien, I, 21). Aux chevaliers, surtout aux publicains, il donna la judicature[375]. »

[375] Belot, Hist. des chev., p. 196.

Il fallait au moins cela aux publicains, pour leur imposer un instant silence, et pour que, joignant leurs plaintes à celles des sénateurs, ils ne s’entendissent pas bientôt avec eux, en vue de marcher ensemble à l’assaut des institutions démocratiques nouvelles.

Les lois agraires avaient donc satisfait quelques personnes, mais en avaient mécontenté profondément beaucoup. La loi agraire Thoria dut venir, peu de temps après, en 643-111, rétablir en partie l’ordre et la paix, troublés par les Gracques, parmi les possesseurs du sol, spécialement en Italie, en Afrique et dans le territoire de Corinthe. Quant aux publicains, nous verrons que la conquête de la judicature était de nature à leur faire aisément oublier les ennuis que leur avait donnés la loi agraire ; elle devait en compenser largement tous les dommages.

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