Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
§ 8. — Appréciation du système des adjudications de l’État.
Montesquieu pouvait mieux voir que les hommes de notre temps, les effets de ces procédés de la ferme et de l’adjudication appliqués à l’impôt, parce qu’ils étaient pratiqués sous ses yeux. C’est ainsi que nous pouvons, à l’inverse, voir mieux que lui, et mieux comprendre les grands mouvements de la banque et de la spéculation.
L’illustre écrivain a traité la matière, avec une hauteur de vue et dans un langage qui lui sont propres. L’un des chapitres de son livre sur l’Esprit des lois[250], porte pour titre ces mots :
[250] Liv. XIII, ch. XIX. Voy., en outre, Fournier de Flaix, Traité de critique et de statistique comparée des institutions financières au dix-neuvième siècle. Paris, 1888.
« Qu’est-ce qui est plus convenable au prince et au peuple, de la ferme ou de la régie des tributs ?
» Par la régie », dit-il, « le prince épargne à l’État les profits immenses des fermiers, qui l’appauvrissent d’une infinité de manières. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites, qui l’affligent… Par la régie, le prince épargne au peuple une infinité de mauvaises lois qu’exige toujours de lui l’avarice importune des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des règlements funestes pour l’avenir. » Tout cela est d’une admirable clarté, c’est le résumé de l’histoire des publicains à Rome, aussi bien que l’histoire des fermiers généraux en France.
Ce qui est également évident, c’est ce qu’ajoute Montesquieu quelques lignes plus bas : « Il y a un art des inventions pour prévenir les fraudes, que l’intérêt des fermiers leur suggère et que les régisseurs n’auraient su imaginer. »
On voit moins clairement, peut-être, la logique de ce qu’il dit ensuite, que, dans les républiques, les revenus de l’État sont presque toujours en régie. C’est le contraire qui semblerait, cependant, devoir se produire, à raison du caractère égalitaire et libéral de l’adjudication, mise à la portée de tous.
L’histoire de la République romaine contredit absolument en fait son affirmation. C’est au moins une exception. Mais, en vérité, quelle énorme exception cela devait constituer aux yeux de Montesquieu, dans l’histoire de l’humanité ! Nous l’avons dit, le système du fermage des impôts dura autant que la République romaine, malgré le caractère aristocratique de ce gouvernement. Il s’effaça rapidement pour faire place, en la plupart des cas, à la régie, quand arriva l’empire, avec son fonctionnarisme, et les procédés autocratiques qui lui étaient naturels, dans la distribution des faveurs ou des charges de l’État. C’est donc le contraire de ce qu’indique Montesquieu comme un principe, qui s’est passé dans la république romaine.
De notre temps, la ferme des impôts n’existe plus guère, en fait, autour de nous. Elle n’a, sans doute, que bien peu de partisans. Mac Culloch soutient, cependant, qu’elle est avantageuse, dans le cas des taxes « qui peuvent être perçues sans investigations dirigées sur les affaires privées des individus[251]. » Mais quelle est la taxe à l’égard de laquelle on peut sûrement protéger les particuliers contre les exigences, les subtiles chicanes, et parfois contre la rudesse impitoyable des adjudicataires devenus agents du fisc. Ce mode de perception augmente certainement l’impopularité de l’impôt ; nous le voyons bien pour les droits de place dans les marchés, et même pour les octrois dans certaines de nos villes.
[251] Voy. de Parieu, Traité des impôts, t. I, p. 105-107.
Est-ce que les taxes sur les fenêtres, les chevaux, les voitures, l’emploi du papier timbré pour certains actes, et les douanes, cités par Mac Culloch comme susceptibles de fermage, ne peuvent pas devenir l’objet de mille tracasseries et de mille exactions, quoiqu’elles n’impliquent pas une investigation dans les affaires privées des individus ? Montesquieu affirme très justement le contraire dans ces paroles énergiques : « Les États les plus malheureux sont ceux où le prince donne à ferme ses ports de mer et ses villes de commerce. » Assurément, il s’agit là des douanes, et c’est, en effet, précisément sur elles que portèrent peut-être les plus redoutables abus des publicains.
Quant à l’exécution des travaux publics, au contraire, le système des adjudications est universellement et très opportunément admis aujourd’hui.
Il en est de même pour les fournitures de l’État, et particulièrement pour celles des armées. Là, sans doute, la surveillance doit être vigilante et sévère. Les abus y sont à craindre incontestablement, surtout en temps de guerre ; mais quels que soient les scandales dont nous avons eu à souffrir les tristes effets, il faut bien reconnaître que la faute en est presque toujours à la pression exercée par les circonstances, plus qu’à l’institution elle-même.
Comment trouverait-on ailleurs ce que peut donner l’adjudication de ces sortes de choses ? Le mobile de l’intérêt privé, avec sa puissance indéterminée de développement et sa fécondité hâtive, peut devenir, à certains moments de crise, absolument nécessaire pour obtenir la promptitude des résultats et la quantité des produits exigés impérieusement, par exemple, en vue des besoins de l’attaque ou de la défense nationale.
Pour ces sortes d’entreprises, on ne spécule que sur les prix de revient et le montant de l’adjudication, et seulement dans les rapports de l’adjudicataire avec l’État ; les particuliers n’en souffrent donc que par les malfaçons ; mais l’État, s’il le veut bien, est ordinairement de force à empêcher les abus de ce genre.
Le danger s’est fait sentir de bien autre façon, lorsque, au contraire, les particuliers ont été livrés directement en pâture, avec l’assentiment et dans l’intérêt de l’État, à l’avidité de spéculateurs qui sont presque des fonctionnaires, comme cela a lieu forcément pour la ferme des impôts. Les provinces romaines, l’Italie elle-même, eurent tant à en souffrir, qu’on essaya à plusieurs reprises, mais inutilement, sous la République, de modifier ce mode de perception ; on fut jusqu’à suspendre la levée de certains impôts.
Tous les autres dangers indiqués par Montesquieu, notamment les immenses et subites fortunes, et bien d’autres maux plus graves encore et spéciaux à la société romaine, se réalisèrent par le fait des publicains. C’est à Salluste[252], à un Romain, à un ancien proconsul de Numidie, où il avait commis d’abominables exactions, que Montesquieu semble avoir emprunté les austères paroles, que nous avons rapportées plus haut, sur le danger de pareilles fortunes.
[252] Ou tout au moins, à des lettres qui furent écrites vers son époque, et sur l’auteur desquelles on est en contestation aujourd’hui.
Sully avait signalé les mêmes dangers à Henri IV, d’un point de vue moins élevé peut-être, mais très juste et très pratique. « Ce sage ministre », dit M. Oscar de Vallée, « pensait que les fortunes excessives, faites dans le maniement des deniers publics ou dans les usures privées, étaient d’un funeste exemple pour tout le monde et surtout pour la noblesse, disposée à échanger son honneur contre de l’argent. Il ne se trompait pas sur le caractère du luxe qu’engendrent les richesses ainsi obtenues, et savait bien qu’au lieu d’exciter l’émulation dans le travail, il arrachait les hommes aux professions utiles, les corrompait en un instant, et leur inspirait cette avidité dont on ne rougit pas, parce qu’elle se répand comme un mal contagieux[253]. »
[253] O. de Vallée, Les manieurs d’argent, p. 47.