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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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§ 4. — Les Banquiers dans leurs rapports avec les faits de l’histoire romaine.

Autant a été considérable et persistant l’emploi des banquiers dans les affaires privées, autant a été réduite, au contraire, l’importance de leur intervention directe dans les affaires publiques.

Nous en savons la raison : ils n’étaient pas de ceux qui pouvaient jouir des privilèges de l’association des capitaux, et ne purent, par conséquent pas organiser des institutions analogues à celles de nos grandes sociétés de crédit.

Lorsque les besoins d’argent se faisaient sentir quelque part, dans des proportions anormales, il n’y avait que les magistrats, ou les généraux, enrichis aux dépens des provinces, ou bien des publicains, qui pussent répondre aux grandes nécessités financières ; et nous avons vu qu’il en fut ainsi en Asie, à l’époque de Sylla. Ce sera Gabinius, le fils d’un fortissimus et maximus publicanus, ayant lui-même, magnas partes publicorum ; ce sera Rabirius et bien d’autres inconnus, enrichis dans des conditions plus ou moins avouables, qui trafiqueront des trônes de l’Orient, et avec qui les rois négocieront des emprunts, mais non les banquiers de profession.

Ce sera Pompée, « le grand Pompée, qui fut longtemps le chef de l’ordre équestre, sorte d’Harpagon conquérant, se servant d’un prête-nom, qui était le chevalier romain Cluvius, de Pouzzoles, pour pressurer les peuples et les rois qui lui devaient leur couronne… Trente-trois talents ne suffisaient pas à payer les intérêts mensuels des sommes que l’infortuné roi de Cappadoce avait empruntées à leur protecteur[590]. » Nous avons vu comment Brutus employait la cavalerie romaine pour se faire rembourser les prêts par lui faits aux villes ; comment Cicéron lui-même s’est laissé aller quelquefois à seconder des opérations criminelles, que les mœurs semblaient autoriser. Il résulte de la correspondance avec Atticus, qu’à la prière de ce dernier, dérogeant à ses principes d’honnêteté naturelle, il fit nommer préfets Scaptius et Gavius, prête-noms de Brutus, et les agents de ses indignes trafics avec le roi de Cappadoce.

[590] Belot, Hist. des chevaliers, loc. cit.

Les faits du même genre sont très nombreux dans l’histoire de Rome. Mais ce sont des faits séparés les uns des autres, accomplis sans aucun lien entre eux, sans aucune tradition commune, par des gens qui ne ressemblent en rien aux publicains ni aux banquiers, et qui réalisent leurs opérations ruineuses pour les provinciaux exploités, qu’accidentellement, par occasion, pour ainsi dire, en quelques coups de force rudement frappés. Ils ne rentrent pas dans notre étude sur les manieurs d’argent de profession.

Nous ne constaterons pas davantage, dans les cinq premiers siècles de Rome, du moins habituellement, l’intervention des banquiers dans les prêts d’argent à intérêt, ou avances de fonds.

Les prêteurs d’argent des temps anciens, ceux qui ont provoqué les émeutes parfois sanglantes du Forum, la retraite réitérée du peuple sur le mont sacré ou ailleurs, ceux dont les abus ont nécessité des lois toujours renouvelées et toujours impuissantes sur l’usure, ce ne sont pas des chevaliers, des fœneratores de profession ; ce sont plutôt les patriciens, les seuls riches des premiers siècles, dans leurs rapports avec la plèbe.

On peut consulter tous les textes relatifs à ces émeutes et aux lois qu’elles faisaient naître ; c’est toujours la lutte des castes, nous l’avons déjà fait observer, ce sont des discussions et des concessions politiques que signalent les textes, quand il s’agit de la misère des débiteurs à soulager et des excès des créanciers à contenir[591].

[591] Voy., notamment, les détails très énergiquement présentés par Tite-Live, sur les crises financières de l’année 259-495, liv. II, ch. XXIII ; en 398-356, liv. VII, ch. XVI ; et en 429-325, liv. VIII, ch. XXVIII ; à cette dernière date, la transformation économique apparaît. Il semble être question d’un fœnerator de profession.

Ce n’est probablement qu’après plusieurs siècles, que les fœneratores de profession, les banquiers escompteurs, ainsi que nous dirions aujourd’hui, commencèrent à opérer le trafic sur les avances et les dépôts de fonds. Jusque là, c’est surtout sur les métaux et les échanges que les opérations ont porté, dans les Tabernæ argentariæ du Forum.

On voit cependant apparaître d’assez bonne heure dans l’histoire, des personnages qui doivent être des banquiers de profession, et qui sont publiquement chargés de résoudre les difficultés résultant des abus de l’usure. Il serait curieux d’étudier chacune de ces interventions économiques, dans leurs détails, mais comme ce sont des mesures politiques autant que financières prises par l’État, et non des actes d’initiative privée et de banque proprement dite, nous ne pourrions pas nous y arrêter ici, sans sortir de nos limites. Nous nous bornerons donc à énumérer les principaux de ces faits.

Ainsi, on a dit que la loi des XII Tables avait établi des contrôleurs des monnaies. « Triumviri monetales, aurum, argentum, æs publice signanto[592]. » Ce qui est plus certain, c’est que des magistrats de ce genre furent établis à plusieurs reprises plus tard[593].

[592] Marquardt, De re monetaria veterum Romanorum ; Cruchon, loc. cit., p. 42.

[593] Voy. Lenormant. op. cit., t. III, p. 146.

En 401-353, les consuls Valerius Publicola et Marcius Rutilus nommèrent, pour apaiser les esprits excités, et faciliter le règlement des dettes, cinq personnages qui furent préposés à ce soin. « Quos mensarios ob dispensationem pecuniæ appellarunt. » Ils rendirent de tels services, dit Tite-Live, que leurs noms ont mérité de passer à la postérité. Ils s’appelaient C. Duellius, P. Decius Mus, M. Papirius, Q. Publilius et T. Æmilius ; ils avaient été probablement pris parmi ces financiers honorés du nom de boni homines[594]. Leur intervention consista à faire des avances aux débiteurs sur les fonds de l’État, et surtout à contraindre les créanciers à recevoir en payement, les biens de leurs débiteurs, suivant une estimation équitablement faite.

[594] Tite-Live, VII, ch. XXI.

Des mesures semblables furent prises en 405-349 et en 538-216. Cette dernière fois, tout au moins, les triumviri mensarii désignés, ne furent pas pris parmi les banquiers de profession, car Tite-Live nous dit que l’un d’eux avait été consul et censeur, l’autre deux fois consul, l’autre tribun du peuple[595].

[595] Tite-Live, XXII, 60 ; XXIII, 21.

En 540-214, lorsque les sociétés de publicains s’honorèrent par les propositions généreuses que nous avons rapportées, pour venir au secours de l’État en détresse, on nomma des triumviri mensarii pour être adjoints aux censeurs : « Arcessitosque ab triumviris esse dixerunt, ut pretia servorum acciperent[596]. »

[596] Tite-Live, XXIV, 18.

C’est encore entre les mains des triumviri mensarii, qu’en 542-212 le public fut invité à porter ses offrandes à la patrie en danger[597].

[597] Tite-Live, XXVI, 26 : « Senatu inde misso pro se quisque aurum argentum et æs in publicum conferunt tanto certamine injecto, ut prima inter primos nomina sua vellent in publicis tabulis esse, ut nec triumviri (mensarii) accipiendo nec scribæ referundo sufficerent. »

Cicéron parle aussi[598] de mensarii chargés de surveiller les dépenses de l’État, en compagnie de cinq préteurs et de trois questeurs.

[598] Pro Flacco. — Voy. aussi un texte, très discuté d’ailleurs, de Quintilien, Inst., V, 105.

On voit que ces mensarii sont des fonctionnaires ou des délégués du pouvoir public. Nous n’insistons pas.

Nous avons dit également, pourquoi nous ne devrions pas nous occuper ici des lois sur le taux de l’intérêt et sur l’usure ; nous signalerons cependant, en passant, quelques mesures spécialement intéressantes pour les manieurs d’argent de Rome et de la province. Elles sont trop caractéristiques des mœurs économiques du temps, pour que nous les passions sous silence ; mais nous nous abstiendrons de commentaires.

Une loi de 561-193 soumit les Latins aux lois romaines sur le prêt d’argent, « cum sociis ac nomine Latini pecuniæ creditæ jus idem quod cum civibus Romanis esset[599]. » Jusque-là, on s’était servi de prête-noms latins pour se soustraire à la rigueur des lois ; on fut obligé d’aller chercher le détour plus loin, et jusque dans les provinces d’outre-mer. « Voici donc, d’après M. Belot, le commerce que faisaient depuis les guerres puniques, les banquiers presque tous sortis de l’ordre équestre. Ils empruntaient à Rome, à un taux modéré, et ils prêtaient en province, à un taux exorbitant. Ils gagnaient la différence des intérêts. C’est ainsi que P. Settius, avait, à Rome, contracté des dettes, mais, en province, il avait de nombreux débiteurs, parmi lesquels Hiempsal, roi de Mauritanie[600]. »

[599] Tite-Live, liv. XXXV, ch. VII.

[600] Belot, Hist. des chev., p. 154. — Cicéron, Pro Sulla, 20. Les particuliers plaçaient leurs fonds et « ceux de leurs familles » sur les vectigalia. Supra, p. 282.

A mesure que les banquiers devenaient plus forts, comme chevaliers, et comme affiliés aux publicains, les lois devenaient de plus en plus impuissantes envers eux, aussi bien qu’envers leurs amis. En 665-89, le préteur Sempronius Asellio voulut prendre des mesures pour assurer l’application des anciennes lois contre l’usure, nous avons déjà signalé ce fait, il fut massacré en plein jour par les banquiers, près du temple de Vesta.

C’est à cette occasion que fut proposée la loi Plotia de vi, hominibus armatis, afin d’enlever aux chevaliers la judicature et d’obtenir, ainsi, une condamnation contre les meurtriers du préteur.

On voit où en était venue la justice, non seulement par rapport aux publicains, mais encore par rapport à tout ce qui se rattachait, de près ou de loin, à leurs affaires ou à leurs intérêts[601].

[601] Belot, eod., p. 262.

Plutarque a rapporté, en détail, les mesures prises par Lucullus en Asie, en 683-71, soit contre les publicains, soit contre les banquiers ou les negotiatores. C’était, assurément, contre ces derniers surtout, que furent édictées les dispositions par lesquelles le proconsul ramenait le taux de l’intérêt à 1 % par mois, et réduisait le montant de ce qui était déjà dû[602].

[602] Plutarque, Lucullus.

Mais les publicains ressentirent aussi très profondément les effets de ces mesures, car ils avaient dû se faire banquiers à côté de ceux qui l’étaient en titre, nous l’avons vu, pour faire les avances nécessitées par les lourdes charges que Sylla avait imposées à l’Asie. Et nous avons vu, aussi, que la loi Manilia vint, sur les insistances de Cicéron, l’orateur des publicains et des banquiers, punir Lucullus de ses sévérités.

D’autres mesures, d’un caractère singulier, furent prises plus tard à Rome même, en vue d’éviter que la monnaie ne sortît du sol de l’Italie. Nous en indiquons quelques-unes, comme se rattachant spécialement au commerce de l’argent.

C’est ainsi qu’en 685-69, la loi Gabinia vint défendre aux provinciaux d’emprunter à Rome, et annuler tous les engagements qui y seraient contractés par eux.

Vers la même époque, Cicéron défendait toute vente dans le port de Pouzzoles, et n’y permettait que le troc, à l’égard des étrangers, afin d’empêcher l’argent de se diriger vers la Grèce[603].

[603] Cicéron, In Vat., 5.

Des mesures analogues avaient été prises contre les Juifs, et plusieurs sénatus-consultes leur avaient défendu d’envoyer du numéraire à Jérusalem. « Quum aurum, Judeorum nomine, quotannis ex Italia et ex omnibus provinciis Hierosolyma exportari soleret », dit Cicéron, « Flaccus sanxit edicto, ne ex Asia exportari liceret[604]. »

[604] Pro Flacco, 28. — Dans le même esprit économique on prenait des mesures pour éviter aux produits de l’Italie la concurrence des produits étrangers. C’est ainsi qu’on défendait, dans ce but, la culture de la vigne en Gaule au temps de Cicéron. Voy. Cicéron, De Republica, liv. III, VI : « Nos vero justissimi homines, qui Transalpinos Gentes oleam et vitem serere non sinimus, quo pluris sint nostra oliveta nostraque vineæ : quod quum faciamus, prudenter facere dicimur, juste non dicimur ; ut intelligatis, discrepare ab æquitate sapientiam. »

Il est probable que les manieurs d’argent se dérobaient facilement à ces lois, par la dissimulation et par la fraude. Mais c’était au moins en reconnaître l’existence, que de chercher à s’y soustraire par des détours. Il n’en était pas toujours ainsi.

Cicéron nous a laissé, dans trois lettres curieuses, écrites à Atticus[605], des détails sur les procédés auxquels les grands personnages recouraient à cet égard ; ils en usaient tout à fait à leur aise.

[605] Ad Att., V, 21, et VI, 1 et 2.

Brutus voulait prêter aux Salaminiens, à 48 %, une grosse somme dont ils avaient besoin, et ceux-ci s’engageaient, en effet, dans ces conditions vis-à-vis de lui, par des syngraphæ qui devaient servir de titre à la créance.

Le traité de Brutus, ou de ses prête-noms, était largement usuraire, et dépassait de beaucoup le taux légal qui était de 12 %. Brutus fit tout simplement rendre un sénatus-consulte spécial, qui lui permettait de passer outre.

D’autre part, les syngraphæ signés à Rome par des provinciaux, étaient nuls en vertu de la loi Gabinia. Un autre sénatus-consulte de la même espèce fut rendu pour déclarer ceux-ci valables.

C’est cette même dette que Brutus fit exécuter sur la personne des sénateurs, par la cavalerie du consul de la province. On ne peut guère accumuler plus d’abus dans une seule affaire.

Nous n’insistons pas sur ces prévarications qui n’ont rien de commun avec les affaires de banque ; mais on peut y trouver le curieux spectacle de la lutte dans laquelle devaient se débattre les honnêtes gens, et spécialement Cicéron, tiraillé entre sa conscience et le désir de plaire à ses amis Brutus et même Atticus.

En 706-48, César ordonna une liquidation des dettes par des mensarii chargés de faire des avances avec les fonds de l’État, ou de contraindre les créanciers à recevoir en payement des biens, comme cela avait eu déjà lieu d’autres fois[606]. Nous avons déjà signalé et jugé ce procédé.

[606] Belot, loc. cit., p. 152, supra. César, De bell. civ., III, I et XX.

Mais le règne des grands spéculateurs, magistrats supérieurs ou généraux d’armées, comme celui des banquiers, comme celui des publicains, allait finir. La puissance impériale n’allait plus admettre en cela, que les abus qui se commettaient en son nom et sous ses ordres, comme pour toutes choses.

Le rôle modeste des banquiers de profession fut encore ce qui devait les protéger contre les rigueurs niveleuses de l’empire.

Nous les voyons revenir souvent, dans les écrits des jurisconsultes de l’époque classique, et, sous Justinien ils sont encore revêtus de titres brillants, qui les font traiter, avec considération, comme les boni, ou les optimi viri du temps de la république. Mais le règne des grands manieurs d’argent était passé depuis cinq siècles.

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