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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION

Nous avons fait à cette nouvelle édition, des corrections nombreuses et d’importantes additions. Notre premier travail exigeait que nous prissions ce soin.

Le bon accueil qu’avait bien voulu lui faire l’Institut d’abord, et bientôt après, le public, ne pouvait nous empêcher de voir ce qu’il y avait à retoucher.

On nous permettra de donner une explication très simple à cet égard.

En présence du caractère nouveau et peut-être hardi de nos affirmations, nous crûmes qu’il serait prudent de leur donner, aux yeux du public et à nos propres yeux, des garanties. Nous avions attribué un sens précis, une portée très élevée et très positive à des mots sur lesquels les latinistes passaient, depuis des siècles, en traduisant à la lettre et sans y arrêter leur attention ; nous affirmions même que l’illustre M. Nisard et le savant M. Leclerc avaient cru bien à tort, devoir corriger le texte de Cicéron, et que c’était, non pas le texte latin, mais eux qui se trompaient ; il nous fallait chercher une entière sécurité au-dessus de nous-mêmes[1].

[1] Voir notamment infra, p. 116, note 192.

Pour cela, nous songeâmes naturellement aux deux grandes académies, à la haute compétence desquelles se rattachait notre ouvrage. Mais les délais des concours s’écoulent vite, et nous fûmes obligé de hâter l’impression, plus que nous ne l’aurions voulu, afin de prendre rang et date parmi les publications de l’année où nos recherches nous semblaient être arrivées à un résultat.

Telle est l’origine du mal, c’est-à-dire des fautes d’exécution. A la vérité, nous avions atteint le but, puisque notre œuvre a été soutenue, dès les premiers jours de son existence, par des approbations qui pouvaient très légitimement nous inspirer confiance dans l’avenir.

Nous avons donc présenté notre livre, simultanément, à l’Académie Française et à l’Académie des sciences morales et politiques, ainsi que d’autres, avant nous, l’avaient déjà tenté, à plusieurs reprises, avec succès.

Suivant l’usage consacré, nous indiquerons dans cette préface les résultats des concours Thérouanne et Le Dissez de Pénanrun, dans chacun desquels a été couronné l’ouvrage que nous offrons aujourd’hui au public soigneusement revu.

A l’Académie française, M. le Secrétaire perpétuel mettait en relief l’intérêt historique et moral de notre étude, dans un rapprochement très honorable, mais aussi très périlleux, et aux dangers duquel nous nous étions exposé nous-même, par le choix de notre titre : Les manieurs d’argent à Rome. « Ce que M. Oscar de Vallée avait fait pour notre société », disait le rapport général de M. Doucet, au sujet du concours Thérouanne, « M. Antonin Deloume vient aujourd’hui de le faire pour l’ancienne société Romaine… Il nous montre les manieurs d’argent, dans les convulsions suprêmes de la république, devenant maîtres de tout, de la justice, des finances et des suffrages du peuple. Il arrive enfin à cette conclusion, dont il faut faire son profit, que les mœurs et la constitution de la société romaine ont péri ensemble, ruinées par l’invasion subite de la richesse, par l’influence corruptrice des grandes fortunes mal gagnées, trop vite, à tout prix. » L’ouvrage fut couronné sur les conclusions motivées du plus illustre de nos historiens français contemporains, M. Duruy, dans un concours très nombreux.

A l’Académie des sciences morales et politiques, on a le précieux avantage d’obtenir plus que le rapport de la séance solennelle. Le Compte rendu des travaux de l’Académie publie le rapport de la commission spécialement désignée pour préparer le jugement de chaque concours. On connaît ainsi, les appréciations émanant directement de juges particulièrement compétents en la matière, et choisis en vue de ce résultat. On y trouve la critique détaillée des ouvrages, à côté de l’éloge. Que l’éminent rapporteur du concours Le Dissez de Penanrun en 1890, nous permette de le remercier pour notre part, de l’éloge et de la critique.

Quelle inappréciable fortune c’eût été pour nous, de connaître dans le détail, les explications et les avis formulés devant l’Académie française, et de joindre ainsi les enseignements de M. Duruy, à ceux de son confrère des sciences morales.

Quant aux critiques, nous avions été les premiers à nous les adresser à nous-même, elles ne touchent en rien au fonds, et nous en indiquions tout à l’heure le sens : nous nous sommes surtout attaché à en tirer profit.

Mais M. Perrens a bien voulu ajouter des appréciations dont nous avons le droit d’être fier, et qui sont assurément faites pour attirer sur notre travail ou pour lui confirmer la bienveillance du public.

« Cette part faite à la critique », dit le rapport spécial de la commission, « il ne reste qu’à louer dans ce livre savant, clair, instructif, intéressant, agréable même, et surtout, nous le répétons à dessein, original.

» L’auteur s’est proposé d’écrire l’histoire et de déterminer le rôle des finances dans le monde romain aux derniers siècles de la république. Il avait à montrer que la puissance de Rome, colossale en politique, ne l’était pas moins en finance. Il avait à marquer l’influence progressive de la richesse dans la législation et dans les mœurs tant privées que publiques, puis l’œuvre financière et politique des manieurs d’argent et la suite des événements qui la concernent. Cette tâche il l’a remplie à la satisfaction de ses plus autorisés lecteurs. Il met en lumière le fait singulier de sociétés puissantes qui se multiplient presque à l’infini, qui accomplissent les grandes œuvres de l’État, qui prennent rang dans l’existimatio avant les ordres politiques eux-mêmes, au point que les hommes dont elles se composent sont appelés, quoique n’ayant pas de fonctions officielles, maximi, ornatissimi, amplissimi, primi ordinis, et tout cela disparaissant du souvenir, ne laissant aucune trace, ni dans les historiens qui ne les ont pas vus à l’œuvre ni dans ce que nous appelons le droit classique…

» … D’où la nécessité de relire les auteurs anciens pour y chercher ce que d’autres, dont la pensée se portait ailleurs, pouvaient bien n’y avoir pas remarqué, et de lire les modernes qui ont le plus et le mieux fouillé les siècles de la République : Plaute, Cicéron, Horace, Juvénal et tant d’autres vieux Romains ; MM. Mommsen, Marquardt, Laboulaye, Duruy, Belot, et tant d’autres récents historiens de Rome, telle était la littérature à parcourir d’un esprit vigilant, sans négliger, bien entendu, les textes législatifs et les documents historiques, qui restaient le principal et plus solide fondement de l’édifice à construire.

 »Avec autant de perspicacité que de soin et de patience, M. Deloume a pu établir ainsi, sans contestation possible, qu’il y avait à Rome, aux deux derniers siècles de la République, un nombre vraiment incroyable de sociétés financières qui s’étaient subitement et presque en même temps constituées de tous les côtés à la fois, pour se faire adjuger les entreprises sans nombre de l’État. Ce sont ces publicains de qui les Pandectes ont dit plus tard : Publicani sunt qui publico fruuntur, et qu’il ne faut pas confondre avec les negotiatores ou trafiquants. Il y eut de ces sociétés pour les travaux de toute espèce concédés à l’adjudication, pour les transports et fournitures, pour chacun des impôts si nombreux. Elles se composaient de deux sortes de membres, les socii ou associés en nom, et les participes ou affines conductionis, actionnaires ayant des parts aliénables entre vifs, variables dans leur valeur vénale, mentionnées sur les registres de la Société, transmissibles par voie de transfert, réunissant en somme les principaux caractères de l’action dans nos sociétés modernes.

» Les publicains voyaient se multiplier autour d’eux, dès le temps de Polybe, les petits capitalistes ardents à prendre des intérêts dans leur vaste cercle d’affaires. Constituées en personnes morales, autorisées à s’étendre indéfiniment quant au nombre et à la durée, ces compagnies avaient leur administration centrale établie ou tout au moins représentée à Rome dans la personne de leur magister ou directeur. Indépendantes les unes des autres, ayant chacune sa sphère propre de spéculations, elles devinrent, avec le temps, dans l’État un ordre assez puissant pour absorber en entier l’ordre équestre, pour supplanter le Sénat, pour devenir maître de la justice, et aussi, naturellement, et avant même tout le reste, des suffrages populaires, d’où tant d’abominables lois achetées à prix d’argent et qui assuraient au crime l’impunité.

» Ces sociétés dominatrices avaient à Rome un marché public avec des groupes divers d’intermédiaires et de capitalistes attachés à ces groupes, avec une foule d’habitués sans scrupules, de joueurs audacieux, souvent decocti ou décavés, comme nous dirions aujourd’hui. Ajoutez des courriers qui venaient sans cesse renseigner les publicains sur les affaires du monde entier, et qu’employaient au besoin proconsuls et généraux.

» Dans cette multitude d’agents d’affaires et d’hommes d’argent qui s’agitent autour des publicains, qui les servent et s’en servent, M. Deloume fait une place à part aux argentarii ou banquiers, vrais manieurs d’argent, d’or, de monnaies, de valeurs d’échange, dont ils trafiquaient sans relâche. On les appelait Græculi ou Græci, nom qui, en ce sens peu flatteur, a traversé les siècles. Ces grecs de tous pays sont, sur les bords du Tibre, légion et plus que légion. Ils ne forment pas, cependant, comme les publicains, un État dans l’État, parce qu’ils restent des spéculateurs privés, l’État s’étant réservé le droit d’accorder ou de refuser la liberté d’association, et la loi romaine du droit commun sur les sociétés empêchant les institutions de crédit de prendre leur plein essor.

» L’ouvrage nous montre les banquiers dans l’exercice de leurs multiples fonctions : contrôle et change des monnaies métalliques, avances de fonds, placements, dépôts réguliers et irréguliers, mandats de payement, contrats de change, moyens de poursuite, actions civiles et prétoriennes. Nous les suivons dans leurs comptoirs et leurs comptes courants, dans leurs livres et leurs écritures, jusque dans leurs faillites. Ne pouvant constituer que des sociétés de personnes, et n’ayant pas, comme ces publicains qui les dominent de si haut, la personnalité civile, ils voient réduite la portée de leurs opérations, et réduit aussi, par conséquent, leur rôle dans les vicissitudes de la République romaine.

» On trouverait parmi eux des étrangers, des affranchis et même des esclaves. Le nombre de leurs charges ne devait pas être limité, et ces charges étaient considérées comme une valeur transmissible. Ils ne pouvaient échapper aux traits malins de la satire et surtout de la comédie, qui, peu tendre aux financiers, les traite comme Lesage fait les traitants et Molière les médecins ; mais ils n’en jouissaient pas moins de cette sorte de considération qu’obtient si aisément la richesse. Ils recevaient des particuliers et même de l’État des missions de confiance. Publicains et banquiers avaient non une « Bourse », mais plusieurs, dans ces basiliques dont l’intérieur n’était pas sans ressemblance avec notre Bourse de Paris, et où ils faisaient toutes choses, spéculations et commerce, adjudication des travaux et entreprises politiques, préparation des affaires, procès à juger et tout le reste.

» En indiquant, comme nous venons de le faire d’après notre auteur, l’organisation des publicains et des banquiers à Rome, nous avons laissé de côté presque une moitié de son ouvrage, celle où il suit les uns et les autres dans l’histoire, depuis les guerres puniques jusqu’à l’empire ; mais il est nécessaire de dire au moins que ce tableau historique de la vie financière chez ce peuple conquérant est d’un réel intérêt. L’originalité n’y est guère moindre que dans la première partie, car elle consiste surtout dans un effort continu pour établir les analogies du système industriel et financier de la République romaine avec les procédés et le fonctionnement de nos grandes compagnies modernes. Si ces investigations avaient été étendues aux périodes intermédiaires, il eût été facile de montrer des analogies non moins frappantes avec les institutions et les mœurs financières de certaines villes au moyen âge, notamment en Italie.

» L’écueil de ce rapprochement pouvait être de forcer les ressemblances et d’altérer ainsi la vérité. M. Deloume a su naviguer assez habilement pour ne pas compromettre la fortune de son livre. Les mots modernes qu’il accole aux mots anciens ne choquent point, parce qu’ils les éclairent sans les remplacer. Les faits d’aujourd’hui comparés aux faits d’autrefois nous font très vivement sentir dans son unité le génie de la spéculation se perpétuant à travers les âges et laissant de temps à autre, après bien des éclipses, retrouver par les savants ses manifestations les plus oubliées. »

De très nombreuses revues de droit, d’histoire, de littérature, en France, en Belgique, en Italie, en Angleterre notamment, et de grands journaux de Paris ou de la province, nous ont consacré des articles étendus, tous de nature à nous maintenir dans nos vues.

On a pu nous adresser des observations utiles et justes, mais personne, que nous sachions, n’a soulevé de doute, ni sur les procédés jusqu’ici restés inaperçus et les œuvres colossales des grandes compagnies par actions, dont nous avons tracé l’histoire, ni sur la portée économique, morale ou juridique de nos démonstrations.

On ne nous aurait pas reproché d’être resté sommaire sous le rapport juridique, si l’on avait observé que nous annonçons une deuxième étude, faite spécialement à ce point de vue ; nous n’en avons dit, à dessein, que ce qui était nécessaire pour la clarté de notre thèse historique et nous avons pris le soin de le rappeler plusieurs fois.

Nous avons pu d’ailleurs, faire déjà progresser notre œuvre d’exploration sur ces matières peu étudiées et qui méritent cependant de l’être. Nous continuerons certainement nos recherches par des travaux ultérieurs ; nous sentons bien que nous n’avons fait qu’ébaucher une œuvre difficile. Mais nous avons en tout cas, la ferme espérance que d’autres trouveront, après nous, surtout dans les auteurs anciens, moins dans les inscriptions, des documents précieux pour reconstituer l’histoire de la fin de la république romaine sous un aspect intéressant et nouveau.

C’est ainsi, qu’indépendamment de conclusions pratiques nouvelles que semblaient nous dicter les événements actuels, nous avons pu ajouter quelques faits qui n’avaient pas été signalés et qui sont d’un grand intérêt à notre point de vue. Après avoir parlé, dans notre première édition, des jeux du Forum sur le cours variable des actions des grandes compagnies, nous avons pu démontrer directement, dans une nouvelle partie de cette étude, que ces jeux de bourse concentrés auprès des deux Janus, cessèrent tout d’un coup, lorsque furent supprimés les titres échangeables et les valeurs mobiles sur lesquelles on y spéculait, avec la même passion et les mêmes résultats inattendus que dans nos bourses modernes.

Auguste dispersa les grandes compagnies de publicains, supprima les actions, seuls titres aliénables, et les joueurs de bourse disparurent en même temps pour toujours de la place publique. Cela devait être, nous dira-t-on. Seulement il manquait des preuves directes. Nous les avons recherchées avec confiance, et nous les avons vu ressortir, à n’en pas douter, de l’étude attentive des écrivains latins antérieurs et postérieurs à l’établissement de l’empire. Nous pourrons donc invoquer ce fait avéré, et curieux en lui-même, non plus comme une conséquence probable, mais comme une nouvelle confirmation de la vérité de notre thèse historique toute entière.

De même, nous avions signalé l’état des mœurs et les institutions politiques de Rome, comme particulièrement propres à développer les grands mouvements de finance, et aussi les excès abominables de la féodalité d’argent qui s’organisait peu à peu.

Il nous restait à montrer un cas particulier d’application, dans lequel nous pussions mettre en relief les réalités de la pratique ; il fallait appuyer nos démonstrations sur un exemple. Nous l’avons trouvé dans la personne de l’un des plus grands hommes de ce temps.

Nous pensons, en effet, avoir établi que Cicéron, durant toute sa vie publique, avait gagné, tour à tour, et dépensé aussitôt, d’innombrables millions ; et que toutes ces sommes prodigieuses, qui ne faisaient que passer dans ses mains, il n’avait pu se les procurer honnêtement, suivant ses propres déclarations, que dans les opérations des Publicains, dans les spéculations sur les fonds publics, publicis sumendis.

Nous avons consacré à la démonstration de ce fait, dans cette nouvelle édition, une étude approfondie qui nous attirera, peut-être, de sévères critiques. On nous rendra du moins cette justice, que nous avons fait le possible, pour conserver à l’homme généreux, à l’artiste raffiné, au moraliste parfois inspiré, à l’écrivain merveilleux qui nous a fourni les plus précieux documents de cette histoire, au magistrat patriote, à l’illustre orateur enfin, l’auréole d’admiration sympathique, malgré tout, dont les siècles ont environné sa mémoire.

Cicéron, du reste, sera sans cesse présent, par ses écrits ou par les actes de sa vie, dans cette histoire des manieurs d’argent, qui ne commence guère à Rome, qu’avec les agitations financières et politiques des Gracques, pour s’arrêter brusquement à la chute des vieilles libertés civiques, dont la mort sanglante du grand orateur fut le signal.

Antonin Deloume,
Professeur à la Faculté de droit de Toulouse.

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