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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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§ 5. — Le droit de cité est-il nécessaire pour les publicains ? Les publicains de l’Évangile.

Dans les premiers temps, tous les publicains étaient Romains, sans doute. En fut-il de même toujours ?

Ce dut être une question assez grave, à raison de l’importance que prirent dans l’État, ceux qui s’enrichissaient dans ses opérations financières et industrielles.

C’était laisser une immense force entre les mains des provinciaux, que de les admettre comme les citoyens, à bénéficier des adjudications de l’État, et l’on pourrait voir dans ce fait, s’il s’est produit, un progrès considérable vers cette unité politique et civile, que Caracalla voulut brusquer, par cupidité, et que Justinien devait rendre complète et définitive.

La question, d’abord, ne paraît pas présenter de difficultés, en ce qui concerne les employés d’ordre inférieur, les coactores, les tabellarii, les messagers et même les scribes ; la plupart du temps, des esclaves ou des affranchis étaient attachés à ces fonctions, et c’était même des gens très dépravés dans certaines provinces ; les textes latins nous rapportent que l’autorité fut obligée d’intervenir, pour enjoindre aux publicains de les mieux choisir.

Une partie de ce personnel inférieur était évidemment pris dans la province même où on l’employait. Pourquoi l’aurait-on amené de Rome ? On avait tout avantage à recruter les agents de perception, dans le pays dont ils connaissaient la langue, les usages, l’état des fortunes, les ressources et même les personnes.

Nous n’aurons pas non plus d’hésitation en ce qui concerne les participes, ceux qui avaient une part de commanditaires dans la société, sans être sociétaires aux yeux du public. Sans doute, la plupart de ces actionnaires, cachés ou connus, devaient être à Rome, puisque tout ce qui avait quelque argent, sous la République, était actionnaire ; mais il devait y en avoir beaucoup hors de Rome, et nous avons déjà indiqué des textes qui prouvent que les porteurs de titre constituaient, même en province, des foules nombreuses et qui devenaient parfois bruyantes, comme on peut le voir de notre temps dans certaines occasions.

La question paraît plus délicate, en ce qui concerne les vrais associés, connus, responsables, surtout ceux qui avaient pris part, comme mancipes, à l’adjudication ou qui représentaient la Société, comme pro magistri.

Il nous semble qu’on peut trouver, spécialement dans les textes des évangiles, la preuve que ces situations d’associés ou même de sous-directeurs pouvaient appartenir à des pérégrins. S’il en était ainsi en Judée, comment n’en aurait-il pas été de même partout ?

Au surplus, s’il s’était agi d’une société ordinaire, il n’y aurait pas eu de doute ; la société étant un contrat du droit des gens, les pérégrins avaient été de tout temps admis à la pratiquer ; même les juifs qui étaient assez généralement mal vus par les Romains. La question pouvait être plus douteuse dans le cas actuel, à cause des relations qu’impliquent les affaires des publicains et leurs traités avec l’État, dont ils sont, au fond, les percepteurs, pour l’impôt, ou les agents, dans l’exécution des grandes entreprises publiques ; et aussi à raison des considérations politiques dont nous parlions un peu plus haut.

Les textes évangéliques se réfèrent à l’époque du Christ, c’est-à-dire à la période qui termine, à peu près, celle que nous étudions ; mais, incontestablement, les règles de capacité relatives à cette époque ont dû s’appliquer de tout temps, ou au moins dans le siècle qui l’a précédée.

Il est souvent question de publicains en général, dans les Évangiles ; mais il est trois personnages qui y figurent individuellement.

Le premier est le pauvre publicain dont nous avons parlé, et dont le Christ fait ressortir l’humilité, pour blâmer l’orgueil des pharisiens. Nous ne savons rien de sa nationalité ; il était probablement l’un des agents que l’on prenait sur place, et qui n’avaient que les dédains de la fonction, sans en avoir les bénéfices[229].

[229] Certains auteurs prétendent qu’il n’y a là qu’une parabole, mais cela importe peu à notre point de vue.

Il n’en est pas de même des deux autres : Zachée et saint Matthieu. C’étaient, tous les deux, d’opulents publicains[230].

[230] Il en était probablement de même de Lévi, dont parle saint Luc, Ev., V, 27, 28, 29, 30 : « Et vidit publicanum nomen Levi sedentem ad telonium et ait illi sequere me… et secutus est eum… et fecit ei convivium magnum in domo sua ; et erat turba multa publicanorum et aliorum, et murmurabant pharisæi… »

Zachée était considéré par le peuple juif, en sa qualité de publicain, comme un prévaricateur ; et quand Jésus le fait venir à lui, du milieu de la foule, et le fait descendre du sycomore où il n’avait pas dédaigné de monter, pour voir passer le Christ, très entouré en ce moment, l’Évangile ajoute : « Et cum vidissent omnes, murmurabant, dicentes quod ad hominem peccatorem divertisset[231]. » « Et lorsqu’ils eurent vu cela, tous murmuraient, disant qu’il se détournait en allant vers un pécheur. » Et alors Zachée offre de donner aux pauvres la moitié de ses biens ; et s’il a commis des fraudes, il se déclare prêt à en restituer quatre fois la valeur[232], et Jésus répond : « Sa maison à été bénie aujourd’hui ; lui aussi est fils d’Abraham. »

[231] Ev. sec. Lucam, cap. XIX, v. 9.

[232] « Stans autem Zachæus dixit ad Dominum : Ecce dimidium bonorum meorum, domine, do pauperibus ; et si quid aliquem defraudavi, reddo quadruplum. »

Une controverse très vive s’est élevée, parmi les théologiens, pour déterminer la nationalité de Zachée.

Ce qu’il y a de certain, c’est que Zachée était associé, et non simple employé des publicains, puisqu’il avait fait fortune, et qu’il offrait de rendre au quadruple ce qu’il aurait indûment acquis. Les commis, employés ou agents n’étaient pas tous esclaves ; ceux qui étaient libres, étaient payés au jour le jour, sans doute à tant pour cent (capturas diurnas), sur ce qu’ils avaient péniblement recouvré à domicile. Ce ne sont pas d’ordinaire ces petits recouvreurs qui arrivent à la fortune, et qui ont de grandes restitutions à faire[233].

[233] Valère-Maxime, VI, 9, 8. — Cicéron (Pro Rabirio, 11) dit que les Coactores avaient 5 %. Mais ce tarif ne devait porter que sur certaines recettes extraordinaires. Ou bien, il dépassait de beaucoup nos usages modernes à l’égard des porteurs de contrainte, si les Coactores n’étaient que cela.

Zachée était très probablement le pro magister dont nous avons parlé, c’est-à-dire le sous-directeur de la société, en rapport constant avec le magister ou directeur qui restait à Rome, car saint Luc l’appelle ἀρχιτελώνης, c’est-à-dire chef des préposés à l’impôt.

L’autre publicain est un des quatre évangélistes, c’est saint Matthieu. « Et cum transiret Jesus », dit l’Évangile, « vidit hominem sedentem in telonio, Matthæum nomine. Et ait illi, sequere me et secutus est eum. » « Et comme Jésus passait, il vit un homme assis au bureau de l’impôt, du nom de Matthieu. Il lui dit : Suis-moi, et celui-ci le suivit. » Ici encore la foule s’étonne, et Jésus répond : « Non enim veni vocare justos sed peccatores[234]. » « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »

[234] Ev. sec. Matth., cap. IX, v. 9.

Saint Matthieu siégeait in telonio, c’est-à-dire au bureau des impôts, spécialement de l’impôt des douanes[235]. Ce devait être aussi un socius, car il ne revint pas à son ancien état, après la résurrection du Christ ; et un commentateur remarque que s’il ne le fit pas, comme le firent les autres apôtres, c’est parce que sa conscience devait s’y opposer[236]. Ce qui implique qu’il devait participer aux bénéfices, et ne pas se borner aux capturæ diurnæ, comme un simple employé[237].

[235] Les Telonarii paraissent être plus spécialement les entrepreneurs des douanes. Nous insisterons sur ce point dans notre deuxième partie. (Voy. Salkowski, Quæstiones de jure societatis, p. 18.) Ce sont les publicains de cette espèce qui semblent avoir été déconsidérés plus que tous les autres (eod.). Il en était de même du Lévi dont parle saint Luc, V, 27.

[236] Homilia sancti Gregorii papæ XXIV, in evang. : « Matthæus vero ad telonii negotium non residit : quia aliud est, victum per piscationem quærere, aliud autem telonii lucris pecunias augere… Quæ ergo ad peccatum implicant, ad hæc necesse est ut post conversionem animus non recurrat. » Offic. intra Oct. Paschæ, feria quarta.

[237] « Nec tam execrabile esset nomen publicanorum », dit Tertullien, « apud dominum, nisi extraneum vendentium ipsius cœli et terræ et maris transitus » (de Pudicitia, cap. IX).

Les commentateurs, même les plus anciens de l’Évangile, se sont demandé si Zachée et si saint Matthieu étaient Juifs, ou s’ils étaient Gentils, c’est-à-dire Romains, dans l’espèce.

Pour Zachée, Tertullien, saint Cyprien, saint Jean Chrysostome et saint Ambroise pensent qu’il était Romain. Saint Jérôme[238] émet la même opinion concernant saint Matthieu.

[238] Epist., 146.

L’opinion contraire nous semble beaucoup plus plausible. Elle est soutenue par d’autres autorités également très imposantes[239], et nous l’adoptons pour deux raisons qui nous paraissent décisives, en laissant de côté, ici, celles qui ont un caractère plus exclusivement religieux.

[239] Voy. Cornelius a Lapide, vis Matthæus, publicanus.

La première raison, c’est que Jésus appelle Zachée, fils d’Abraham, ce qu’il n’aurait pas dit, si Zachée avait été Romain ; la seconde, c’est que le nom de Zachée est un nom hébreu. Il en est de même de saint Matthieu, qui porte un nom hébreu. Or, les Romains n’auraient jamais consenti, à cette époque, à porter un nom qui pût faire douter de leur nationalité, essentiellement orgueilleuse et exclusive dans toutes ses manifestations, surtout quand il s’agissait d’un nom juif.

Nous en concluons qu’en Judée, et par conséquent, sans doute, dans toutes les autres parties de l’empire, les Socii publicani pouvaient être, soit Romains, soit pérégrins.

Les privilèges de la cité romaine s’effacent, en effet, à mesure que s’étendent les richesses et la conquête. C’est la vieille forme du patriotisme autoritaire et jaloux, qui disparaît par la force des choses.

Nous observerons, d’ailleurs, que les Israélites n’avaient pas plus de sympathie pour les publicains, leurs compatriotes, que pour les publicains de nationalité romaine. Les peuples se soumettent, volontiers, à l’impôt qui représente les services rendus par l’État ; ils n’acceptent jamais, sans se plaindre, les exactions, quelle que soit la main qui les leur fait subir.

En Sicile, les publicains, même de l’ordre le plus élevé, furent aussi pris parmi les indigènes, ils le furent, parfois, parmi les femmes de mauvaise vie, et même parmi les esclaves. Il est vrai que c’est sous la préture de Verrès que les faits racontés par Cicéron se passaient, et que Verrès n’avait aucun scrupule, ni pour le choix des personnes, ni pour celui des procédés ; en tout cas, la chose est indubitable. « Æschrionis Syracusani uxor est Pippa… Hic Æschrio Pippæ vir adumbratus, in Herbitensibus decumis novus instituitur Publicanus[240]. » Cet Eschrion de Syracuse est admis à l’adjudication ; c’est donc un Manceps pérégrin. D’ailleurs, pour lever tous les doutes, nous n’avons qu’à faire remarquer que Cicéron justifie ce choix des indigènes : « Siculi siculos non tam pertimescebant. » « Les Siciliens ne redoutaient pas autant les Siciliens. »

[240] In Verr., act. II, lib. III, nos 33 et 34. — Paul parle aussi, dans un texte du Digeste, L. 47, pr., D., 49, 14, de jure fisci d’une femme : « Moschis quædam fisci debitrix ex conductione vectigali. »

Mais Verrès avait été bien plus loin. Il avait envoyé, non comme agent, mais comme publicain decumanus, un esclave, dans une petite ville de son territoire. Cicéron s’en indigne : « Cur hoc auctore, non Romæ quoque servi publici ad vectigalia accedant[241]. » Une autre fois, c’est un esclave de Vénus qu’emploie Verrès, Banobal ; et Cicéron, de plus en plus irrité par cette audace, s’écrie : « Cognoscite nomina publicanorum[242]. » « Connaissez les noms des publicains. »

[241] In Verr., act. II, lib. III, no 37.

[242] In Verr., act. II, lib. III, no 39.

Dans les discours sur les blés, où il est constamment question de publicains, nous trouvons un autre détail digne d’être noté, c’est que fréquemment des villes entières, se constituant en société, se portaient elles-mêmes adjudicataires de la levée de leurs propres impôts[243].

[243] Eod., no 42.

Les douanes d’Asie, comme celles de Sicile, ont été affermées tant au profit des publicains qu’au profit des indigènes[244].

[244] Vigié, Des douanes dans l’empire romain, p. 75.

Enfin, il est probable que lorsque les Romains adoptaient les modes de répartition et de perception d’un impôt tels qu’ils existaient dans une province conquise, ils devaient admettre, ordinairement aussi, les adjudicataires indigènes qui leur offraient, avec leur expérience personnelle et spéciale, des garanties de solvabilité. Il en fut ainsi probablement en Égypte, et c’est ce qui s’était produit pour la Sicile et la province d’Asie, à certaines époques.

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