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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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§ 3. — Livres et écritures. Contrat litteris et billets. Comptes courants. Compensations. Editio rationum.

L’un des principaux moyens de procéder dans les affaires des banquiers, fut l’emploi de ces registres que, presque jusqu’à l’empire, tous les citoyens tenaient encore avec un soin religieux, mais qui servaient depuis longtemps déjà, tout particulièrement dans les maisons de banque. Nous verrons Cicéron présenter comme un fait absolument extraordinaire que l’on apporte en justice un brouillon à la place du Codex, et que ce livre, rendu indispensable par les mœurs, ne soit pas tenu régulièrement chez un citoyen qui se respecte[291].

[291] Cicéron, Pro Roscio, 2 ; Verr., II, liv. 23.

Le Codex avait servi, dans les temps anciens, à faire le contrat litteris. Du temps de Justinien, il ne servait plus à cet usage et on ne le trouvait plus chez les particuliers. Mais il restait encore chez les banquiers à l’état de registre obligatoire.

Il ne faut donc pas s’étonner de ne trouver que peu de renseignements sur le Codex dans les compilations de Justinien. Un texte du manuscrit de Gaius en a donné quelques-uns très intéressants. Sans nous arrêter aux difficultés qu’a suscitées l’explication complète de ce texte, nous constaterons, comme remontant aux temps très anciens de Rome, la pratique de la séparation en colonnes spéciales, du doit et de l’avoir sur ce livre. Le registre s’appelle le Codex accepti et depensi. On y procède aux nomina transcriptitia a re in personam ou a persona in personam, in utraque pagina, c’est-à-dire que le contrat litteris s’y constitue par l’inscription au débit, corrélative à celle qui doit être faite au crédit comme dans nos livres tenus en partie double[292].

[292] Gaius, III, §§ 128 à 131. — « Huic omnia expensa, huic omnia feruntur accepta, et in tota ratione mortalium sola utramque paginam facit », dit Pline, Hist. nat., II, 7.

Cette pratique, nécessaire pour former le contrat litteris, d’après une opinion que nous croyons exacte, s’était conservée sur les registres des banquiers, même après la disparition de ce contrat, et telle qu’elle était pratiquée du temps de Labéon. C’est ce qui semble résulter des termes d’un texte que nous transcrivons plus bas, à l’occasion de l’editio rationum, et dont nous aurons à parler.

Ces registres, soit à l’époque où le contrat litteris existait encore, soit à celle où il avait disparu, serviront à pratiquer les opérations les plus ingénieuses de la banque moderne, et notamment les comptes courants. M. Humbert n’hésite pas à l’admettre. « Les riches Romains », dit-il, « en vinrent à être en compte courant avec leurs banquiers, et nous croyons que l’ouverture d’un crédit était une opération connue de ces habiles manieurs d’argent, et qui n’avait rien de contraire aux principes du droit romain. En effet, l’expensitatio ou contrat litteris ne repoussait pas toute modalité, puisqu’il admettait la solidarité parfaite ou corréalité[293]. »

[293] Dict. de Daremberg et Saglio, vo Argentarii, II ; M. Pilette, Revue hist. de droit, 1861, et M. Thézard, Revue critique, 1871, dans des articles sur la compensation, ont assimilé les comptes courants des Romains à ceux de notre temps, avec les règles spéciales admises par la jurisprudence sur l’unité du titre résultant du reliquat. M. Cruchon, dans sa thèse sur les argentarii et sur les comptes courants, a combattu cette opinion. Paris, 1878.

Les banquiers eurent, en outre, un registre spécial, dont il est question dans les textes et qui s’appelait le calendarium ; c’était le livre des échéances ; il portait ce nom, parce que les échéances correspondaient d’ordinaire à l’époque des calendes.

On dut user de même des arcaria nomina et aussi des syngraphæ, des chirographa, papiers détachés, qui rendaient les relations plus faciles avec les pérégrins[294].

[294] Gaius, III, §§ 131 et suiv.

On voit combien les Romains se sont rapprochés des pratiques de notre temps dans ces matières. Les livres obligatoires, les registres tenus en partie double, les billets, tout s’y retrouve, excepté, à la vérité, le plus essentiel, la clause à ordre, et partant la libre circulation des valeurs. Le progrès ne s’était réalisé que pour les actions des compagnies de publicains ; mais seulement, sans doute, par voie de transfert, à notre avis.

Il existait encore quelques autres dispositions spéciales aux banquiers, dont l’une des plus caractéristiques est l’editio rationum. Tous ceux qui tiennent une banque peuvent être contraints à fournir, à tout instant, leurs comptes à leurs clients et même à des tiers. Voici les expressions d’Ulpien à ce sujet : « Prætor ait : argentariæ mensæ exercitores rationem, quæ ad se pertinet, edant adjecto die et consule. § 1. Hujus edicti ratio æquissima est : nam cum singulorum rationes argentarii conficiant, æquum fuit, id quod mei causa confecit, meum quodammodo instrumentum mihi edi[295]. » « Le préteur a dit : que ceux qui tiennent table de banquiers fournissent les comptes les concernant, en fixant la date du jour et de l’année. § 1. La raison de cet édit est des plus équitables : car les banquiers tenant des comptes pour les particuliers, il est juste que l’opération faite pour moi me soit rapportée sous la forme d’une sorte de titre. »

[295] Ulpien, L. 4, pr., et § 1, D., de edendo, II, 13 ; L. 6, § 7 et 10, § 2, epo.

Il est probable que cette disposition d’origine prétorienne était antérieure à l’empire ; elle répond aux mœurs commerciales du temps où l’initiative individuelle dans les affaires d’argent fut à son apogée ; et Gaius, en expliquant, à son tour, le motif de la disposition, nous confirme dans cette opinion : « Ideo argentarios tantum, neque alios ullos absimiles eis edere rationes cogit ; quia officium eorum atque ministerium publicam habeat causam ; et hæc principalis eorum opera est, ut actus sui rationes diligenter conficiant[296]. » « On force les banquiers seuls à fournir leurs comptes et non d’autres personnes qu’il ne faut pas confondre avec eux, parce que leur office et leur ministère a un caractère public ; et ce doit être un de leurs soins principaux, de tenir note de leurs comptes avec diligence. »

[296] Gaius, L. 10, § 1, D., eod. tit.

Les banquiers étaient donc légalement tenus d’avoir leurs comptes en règle, car leurs clients avaient le droit de les exiger, à l’occasion des procès qu’ils pouvaient avoir, soit avec eux, soit même avec des tiers[297], et ce, sous peine des dommages résultant du défaut de production de comptes. Le préteur pouvait même accorder ce droit à d’autres, mais cognita causa, et en faisant prêter serment que la demande n’était pas faite dans un but illicite, jusjurandum calumniæ[298].

[297] Eod., leg. pr.

[298] L. 8, D., eod. tit.

Cette editio rationum n’était pas exactement la communication ou la représentation des livres, telle qu’elle est régie par le Code de commerce, mais elle se rapprochait plus de la représentation que de la communication, en ce que c’était seulement la partie des comptes relative au procès qui devait être rapportée[299]. Tandis que, chez nous, c’est en principe, le livre même qui doit être communiqué ou représenté, à Rome, le banquier pouvait, soit dicter le contenu du registre, soit en fournir copie, soit apporter le livre lui-même[300].

[299] L. 10, § 2, D., eod. tit.

[300] L. 6, § 7, D., eod. tit.

Ces dispositions s’étendent à d’autres personnes qu’aux banquiers ; à leurs héritiers d’abord et aussi au père ou au maître, si c’est un fils ou un esclave qui ont fait la banque, de manière à engager la responsabilité de ceux dont ils dépendent. Il en est de même dans quelques autres cas spécifiés par les textes.

Enfin, cette editio rationum suppose une série d’opérations accomplies, et il ne suffirait pas d’un acte isolé pour que le banquier fût tenu d’edere rationes dans les conditions que nous venons d’indiquer.

A cette tenue des registres se réfèrent des dispositions sur la compensation, qui restent aussi spéciales aux banquiers, et qui indiquent bien que les comptes courants étaient chez eux de pratique fréquente et normale. Ainsi, lorsque l’argentarius présente ses comptes en justice, il est tenu, sous les peines rigoureuses de la plus petitio, de ne demander que la différence résultant de la balance qu’il a dû établir dans le compte personnel de son client[301]. Ce n’est pas seulement par ce qu’il doit tenir ses livres en règle, tout le monde est tenu à l’exactitude ; mais c’est surtout parce que pour lui, les comptes de toute nature qu’il entretient avec ses clients, sont habituellement complexes, et parce que, d’autre part, les livres sont des sortes de documents publics sur lesquels tout le monde a des droits[302]. C’est à l’égard des banquiers, seulement, que la compensation de plein droit a été admise, avec toute sa rigueur, dans la législation romaine, même des temps anciens.

[301] « Rationem esse Labeo ait, ultro citro dandi accipiendi, credendi obligandi, solvendi sui causa negotiationem : nec ullam rationem nuda duntaxat solutione debiti incipere : nec si pignus acceperit, aut mandatum, compellendum edere : hoc enim extra rationem esse. Sed et quod solvi constituit argentarius edere debet ; nam et hoc ex argentaria venit. » Le Constitut suppose, en effet, lui aussi, deux obligations (L. 6, § 3, D., eod. tit.).

Justinien maintint cette obligation, il l’étendit même (L. 22, C., de fide instr., IV, 21).

[302] Gaius, IV, § 64 et suiv.

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