Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
Section III.
Centralisation des affaires à Rome et lieu de réunion des
spéculateurs.
Très anciennement, tous les negotiatores avaient naturellement pris l’habitude de se réunir au Forum, comme le firent les marchands du quatorzième siècle au Pont-au-Change de Paris, et ceux du seizième siècle à la Bourse des marchands, à Lyon et à Toulouse notamment[331].
[331] Voy. l’édit de juillet 1549 de Henri II : « Établissons une bourse commune des marchands à Toulouse, à l’instar, similitude et semblance du change de notre ville de Lyon. »
Mommsen[332] remarque que ce qui caractérise les grandes spéculations romaines, c’est leur centralisation absolue. Le caractère d’unité et la tendance à absorber toutes choses dans la capitale de l’univers, se retrouve dans l’organisation du grand commerce de Rome, comme dans son administration et dans ses finances, en politique et en toutes matières.
[332] Loc. cit., t. VI, p. 27.
Or, les intermédiaires et les trafiquants avaient besoin de se réunir pour traiter promptement leurs affaires. Ils furent vite en besogne ; le Forum devint de bonne heure le marché de l’argent et des grosses spéculations ; les banquiers y avaient leurs bancs, mensularii, mensas.
Mais avec les progrès du temps, de pareils hommes, et ceux qui traitaient avec eux ou circulaient autour de leurs bureaux, habitués au luxe dans leurs demeures, ne pouvaient rester ainsi exposés aux intempéries des saisons. Les basiliques s’élevèrent sur le Forum même ; elles furent, dès leur début, infiniment plus riches et plus belles, elles furent aussi, sans aucun doute, beaucoup plus fréquentées que nos bourses modernes ; les banquiers s’y multiplièrent ; ils y dressèrent leurs comptoirs, leurs Mensæ, et les établirent même avec une élégance et un confortable auxquels l’État vint contribuer de bonne heure, en y disposant les boucliers dorés pris sur les ennemis.
On retrouve sur des bas-reliefs antiques, représentant les banquiers derrière leur comptoir, la présence des grillages employés de nos jours par les caissiers, pour mettre le numéraire et les billets à l’abri des mains indiscrètes du public[333].
[333] Voir le bas-relief reproduit dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, de Daremberg et Saglio, vo Argentarii.
De notre temps, il n’y a qu’une bourse dans les plus grandes capitales, avec quelques annexes au dehors ; à Rome, il y en eut plusieurs qui étalèrent leurs splendeurs à côté les unes des autres, longtemps avant le règne d’Auguste.
Sous le nom de basilique, nom assez singulier avec une pareille destination, se fondèrent successivement des monuments vastes et d’aspect somptueux, aux portes et aux toits de bronze, affectant à l’intérieur les mêmes dispositions que notre Bourse de Paris. Ces monuments s’appelaient ainsi, a-t-on dit, parce qu’ils étaient destinés à recevoir le peuple-roi ; peut-être était-ce plutôt un nom simplement emprunté aux usages de la Grèce.
Ampère, parcourant les ruines de Rome, fait remarquer que « l’avènement des capitalistes et des financiers coïncide, d’une manière remarquable, avec l’établissement des deux premières basiliques élevées, l’une par Caton, la basilique Porcia, et l’autre, par le père des Gracques, la basilique Sempronia. Le même progrès de l’influence financière dans la société romaine, ajoute-t-il, avait fait remplacer les boutiques de bouchers, situées dans le Forum, du côté de la curie, par les bureaux des changeurs et des prêteurs, qu’on appelait argentariæ novæ[334]. »
[334] Ampère, L’Histoire romaine à Rome, t. IV, p. 268 ; Caton et les Gracques. — Tite-Live, XXVI, 27. — Voy. aussi Promenades archéologiques, par Gaston Boissier, ch, Ier, no 2.
C’est bien réellement à l’usage des commerçants surtout, qu’étaient faites ces basiliques, car Vitruve, donnant les règles qui doivent en diriger la construction, commence ainsi : « Les basiliques qui sont dans les places publiques doivent être construites dans l’endroit le plus chaud, afin que, pendant l’hiver, les commerçants puissent y trouver un abri contre les rigueurs de la saison[335]. »
[335] Vitruve, V, I. — Voy. Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, vo Basilica, art. de J. Guadet, et les nombreuses citations à l’appui.
On y faisait, à la vérité, autre chose que du commerce. Les tribunaux y tenaient aussi leurs audiences, comme au Forum dont elles étaient une prolongation, et les gens de toute espèce s’y promenaient, en causant des événements ou des choses du jour, comme sous les portiques.
Non seulement il y en eut simultanément plusieurs à Rome, mais les villes les plus commerçantes de province en avaient aussi. On en retrouve assez fréquemment des traces dans les fouilles qui se font partout aujourd’hui avec plus de soin qu’autrefois. « A l’intérieur comme à l’extérieur, les matières précieuses et les œuvres d’art furent prodiguées par les fondateurs qui se faisaient un titre d’honneur de cette magnificence. »
Mais nous ne devons pas nous arrêter ici sur ce sujet curieux. L’histoire de ces monuments et du Forum lui-même se rattache aux faits publics et extérieurs de la vie des banquiers. Elle trouvera sa place tout naturellement dans une autre partie de notre étude[336]. Nous allons donc revenir aux manieurs d’argent eux-mêmes, à leur vie de tous les jours, en les suivant sur le terrain ordinaire de leurs opérations, dans leur boutique, devant leur table, sur le marché où ils vont traiter leurs affaires.
On a retrouvé, surtout dans les écrits littéraires du temps de la République ou du commencement de l’Empire, d’intéressants détails sur l’aspect de ce personnel de plus en plus nombreux, qui remplissait, du matin au soir, le Forum et les monuments publics environnants ; on pourrait presque en constituer une sorte de topographie vivante.
L’agitation y était très grande. Aux habitudes bruyantes des méridionaux et à l’exubérance italienne venaient se mêler, dans les siècles qui nous occupent, des passions de toute nature, et particulièrement celle de l’or, surexcitée par l’affluence des richesses de toutes les provinces[337]. C’est ainsi que nous avons vu ce banquier mauvais payeur, de la comédie, qui se met à courir chez tous ses confrères, qui passe de comptoir en comptoir, puis revient tout haletant, fait du bruit et du scandale autour de son créancier étonné, le menace de le citer en justice, et, finalement, sur les observations de ses confrères, se calme et paye ce qu’il doit. Les scènes de ce genre devaient être fréquentes et venaient se mêler aux hâbleries tapageuses de certains promeneurs ou aux cris des aruspices, des bateleurs et des personnes de toutes catégories qui s’y donnaient des rendez-vous d’affaires ou de plaisir.
[337] L’aspect de la population devint de plus en plus pittoresque à mesure que tous les peuples du monde connu y furent représentés par suite de l’extension des conquêtes romaines. On peut en voir d’intéressantes descriptions dans l’Histoire romaine de M. Duruy, et dans les études sur les mœurs ou les institutions à l’époque d’Auguste, de Dezobry, Friedlænder, Gaston Boissier, Fustel de Coulanges et de bien d’autres historiens ou lettrés.
Nos Bourses modernes, malgré les bruits étourdissants qui s’y font entendre à certaines heures, ne sauraient nous donner une idée de cette foule bigarrée de toutes façons, mêlée, et cependant très classée, que l’on voyait à Rome et dans les grandes villes de l’antiquité romaine. Les anciens, les hommes du moins, vivaient beaucoup plus que nous hors de chez eux ; la politique, la justice et les lois, comme les relations de la vie de société, tout, à peu près, se passait au Forum ou à l’Agora. Il n’y avait, en dehors de cela, de causeries que dans les festins ; on ne connaissait pas les salons ; seulement, le même monde se retrouvait, par les beaux jours, sur les promenades ou sous les colonnades élégantes des portiques publics. A la vérité, les femmes honnêtes ne s’y arrêtaient guère. Et c’est là cependant que se traitaient toutes les petites affaires de la ville, comme les grandes affaires du monde entier, lorsque Rome l’eut conquis.
Plaute a eu l’heureuse inspiration de faire paraître dans son Curculio, pour nous renseigner exactement, un personnage inconnu aujourd’hui, à moins qu’on ne traite comme tel notre régisseur parlant au public. Sous le nom de Choragus, chef de la troupe, nous pourrions même employer des noms plus caractérisés et plus modernes, ce personnage vient, pendant la pièce, donner les détails les plus précis concernant les gens qui occupent le Forum, ses diverses parties et tous ses attenants. Il vient dire par où il faut passer pour trouver chaque groupe, nous pourrions dire chaque classe de la société, à sa place habituelle. Ces indications très nettes à l’usage des spectateurs, nous sont évidemment beaucoup plus utiles qu’à eux, et nous allons essayer de suivre notre guide à travers cette foule si animée et si bruyante, il y a deux mille ans.
La société y est tellement hétérogène que nous devrons garder le latin pour désigner quelques-uns de ces groupes, car le lecteur français veut être respecté.
Heureusement, quant à ceux qui nous intéressent, nous n’aurons aucun inconvénient à les mettre ici au grand jour de notre idiome ordinaire. Voici, d’abord, le texte latin.
(Curculio, act. IV, sc. I.)
Cherchons, dans cette foule, nos faiseurs d’affaires, nos manieurs d’argent ; ils sont fort nombreux, sans doute, et, avec les marchands, ils y constituent la partie principale du public, car ils y figurent sous plusieurs noms et dans divers groupes distincts, autour desquels circulent les spéculateurs et les capitalistes.
Le Choragus nous guide : les premiers que nous rencontrons sont en bien mauvais voisinage, dans une basilique :
Voici bien des gens d’affaires, car ils passent leur vie à s’engager envers autrui et à engager les autres envers eux, dans la forme normale de la stipulation. Pourquoi sont-ils en si mauvaise compagnie, et pourquoi surtout Plaute s’applique-t-il à faire ressortir, par la forme de sa phrase, un semblable entourage des deux sexes ? Nous l’examinerons.
Un peu plus loin, le monde change d’aspect ; au bas du Forum, in Foro infimo, notre guide nous indique les boni homines et les riches, diteis, cette fois sans épithètes, qui circulent ; c’est là que nous espérons trouver la classe distinguée de ceux que nous cherchons :
Si nous allons jusqu’aux anciennes boutiques, nous rencontrerons encore d’autres hommes d’argent, ce sont les fœneratores, ceux qui font des avances avec intérêts ou chez qui on met de l’argent pour le faire valoir :
Enfin, plus loin, viennent des marchands de toute espèce, des promeneurs de tout genre et ceux qui apportent au marché les produits de leurs terres pour les vendre, et qui nous importent peu.
Que représentent exactement ces trois groupes qui s’occupent évidemment tous les trois de spéculations sur l’argent et qui cependant restent si distincts et se tiennent si séparés ? Ici nous sommes bien réduits à des probabilités, mais nous croyons y voir des classifications naturelles très vraisemblables, parce qu’elles sont dans l’ordre des choses, qu’elles se produisent toujours, et qu’elles sont tout spécialement conformes aux traditions et aux mœurs romaines.
Nos trois groupes de financiers pouvaient faire des spéculations de même genre avec une spécialité prédominante, suivant le temps, les circonstances et les moyens d’agir, mais ils devaient se distinguer surtout par l’importance de leur commerce et l’honorabilité de leur situation.
En tête, nous placerons les boni homines du Forum infimum. Il ne faut pas, évidemment, se contenter d’une traduction littérale qui ne signifierait rien. Nous savons, au contraire, que boni homines est le nom que l’on donnait aux banquiers de profession, lorsqu’ils s’étaient attiré l’estime du public par leur expérience des affaires et leur honnêteté assurée. C’étaient les intermédiaires de confiance dans les grosses opérations de crédit, et c’est pourquoi promènent dans leurs voisinages les riches, diteis ; comme à la bourse, de notre temps, les spéculateurs circulent autour de la corbeille.
Viennent en second rang, les prêteurs à intérêt qui occupent les anciennes boutiques des argentarii primitifs : les fœneratores qui nous paraissent encore considérés, mais à un degré moins élevé ; ceux-ci ne sont qualifiés ni en bien ni en mal par le poète.
Mais nous ne dirons plus la même chose de ceux que nous avons rencontrés d’abord ; de ceux qui stipulent, à côté d’un monde de tristes femmes, scorta exoleta, et de maris opulents cherchant traîtreusement des aventures, sous les colonnades de la basilique contemporaine de Plaute. Ces agents d’affaires paraissent subir un rapprochement très volontairement injurieux, dans les vers du poète comique. C’étaient, sans doute, ces banquiers véreux, qui justifiaient les plaintes et les insultes qu’on leur adressait, parfois sans les distinguer des autres, mais que l’on retrouve en tout temps et en tout pays, près des frontières qui séparent la spéculation de l’escroquerie. On est là dans le monde où tous les vices se donnent la main.
Pour ceux-ci, il n’est pas question de grand-livre, de Codex et d’Expensilatio ; ils contractent des engagements par paroles, probablement de moindre importance que les autres, et à courte échéance, stipulari solent. Il nous semble qu’on pourrait retrouver là, quelques-uns des groupes de ceux qu’en terme de bourse ou de coulisses, on appelle les agents ou les banquiers marrons. Ce sont les manieurs d’argent d’ordre inférieur, qui ne se mêlent pas aux autres, et traitent leurs affaires au milieu d’une foule équivoque de promeneurs intéressés et d’habitués des deux sexes.
A la vérité, ces groupements se font ainsi d’eux-mêmes, partout où les gens d’affaires sont réunis ; et, il faut le dire, dans aucun monde, le classement n’est plus prompt, ni plus instinctif, ni plus nécessaire. Il dut se faire plus nettement à Rome que partout ailleurs ; dans une ville où régnait cette vanité extérieure, et cette morgue traditionnelle qui était passée, surtout avec ses travers, de la nobilitas jusqu’aux citoyens de la plèbe. C’étaient les préventions futiles, ou l’exclusivisme calculé, se substituant, dans les relations privées, à la vraie noblesse, à la vieille fierté romaine, et aux vertus austères de l’antique patriciat désormais transformé.
La comédie et le roman contemporains, en s’appliquant à peindre ce qui se passe autour d’eux, pourraient sembler, aujourd’hui même, avoir voulu s’inspirer des descriptions des écrivains latins, comme on le faisait souvent autrefois, notamment au grand siècle. Il n’en est rien, sans doute, mais on voit bien que l’image à reproduire est restée la même pour tous. Plaute et Horace, Ponsard et Zola, en décrivant le monde de la Bourse, ont eu, à travers les années, les mêmes passions et les mêmes personnages à traduire ; et c’est pour cela que leurs œuvres devaient se ressembler, même en se bornant à être exactes, chacune en ce qui les concernait, dans le monde de leur temps.
Mais ceux qui nous intéressent spécialement dans ces groupes, nous l’avons dit, ce sont ces boni homines et les hommes riches que nous avons classés les premiers, et auxquels il nous faut revenir.
Du temps de Plaute, les représentants des compagnies de publicains ne se faisaient pas remarquer, sans doute, beaucoup au Forum ; leur puissance commençait à peine à se manifester, 574-180. Du temps de Cicéron, au contraire, les magistri et les publicains de toutes les grandes compagnies y abondaient, et ce fut, sans doute, à ce groupe des hommes riches, des boni homines, et de leurs conseillers ou agents, qu’ils durent se joindre, car ils devinrent les grands seigneurs de la finance.
Nous avons vu à quels frais et avec quels soins, les publicains des provinces les plus éloignées avaient organisé un service de dépêches portées par ces tabellarii qui s’échelonnaient jusqu’à Rome[338]. On y était presque aussi bien renseigné sur les entreprises des publicains que dans la province elle-même, et Cicéron, qui devait utiliser, un jour, ce service pour sa correspondance de Cilicie, donnait, de sa maison de Rome, des indications à son frère Quintus, sur ce qui se passait dans la province d’Asie, dont ce dernier était le gouverneur et où il résidait.
[338] Cicéron, Ad attic., V, XV, et XVI, 703-51 ; Epist. fam., VIII, 7, 704-50 ; Ad attic., V, XXI, 704-50. Voy. l’article sur les Tabellarii, courriers porteurs de dépêches, par M. Ernest Desjardins, dans la Bibliothèque des hautes études, 1878, p. 51 et suiv., et supra, chap. II, sect. I, § 4, p. 131.
Dans le discours pro lege Manilia, où nous avons puisé tant de précieux renseignements, il nous parle des nouvelles que les publicains reçoivent journellement à Rome, sur les projets de Mithridate, et sur les dangers qui menacent les sociétés des mines et des vectigalia. C’est par les mêmes intermédiaires qu’il se renseigne sur son frère, et qu’il peut lui écrire : « Non enim desistunt nobis agere quotidie gratias, honestissimæ et maximæ societates[339]. » Chaque jour arrivaient les courriers.
[339] Cicéron, Ad quint. frat., lettre de 693-61. Ad quint., I, 1.
C’est au Forum, évidemment, ou dans les basiliques, qu’il retrouve tous les jours les représentants de ces très honorables et très grandes sociétés[340] ; à moins qu’il ne les voie aussi, se succédant à son domicile, pour exprimer leurs sentiments au frère du proconsul d’Asie, ce qui n’est guère vraisemblable, même avec les habitudes obséquieuses des Romains de cette époque. Le rendez-vous universel et journalier, c’est le Forum.
[340] « Quod tibi quotidie ad forum descendenti, meditandum esse dixeramus », dit Quintus à son frère Cicéron, candidat au consulat. Ad Tullium fratrem, de Petitione consulatus.
Les grandes sociétés publicaines y étaient représentées par leurs agents probablement, et aussi par leurs magistri, c’est-à-dire par leurs directeurs, qui résidaient toujours à Rome, quelque éloigné que fût d’ailleurs le lieu où s’accomplissait l’entreprise. De même, chez nous, c’est à Paris que les grandes compagnies financières ou industrielles ont leur domicile et leur direction.
Le nombre des sociétaires présents à Rome, même pour les exploitations les plus lointaines, devait être toujours considérable.
C’était là qu’était fixée la partie principale du conseil de direction et des actionnaires, ainsi que le personnel évidemment très nombreux des scribes, que nécessitait la tenue merveilleusement exacte des comptes et des livres des compagnies.
Ce qui fait qu’on ne peut douter de la présence et de l’activité de tous ces intéressés aux affaires des publicains sur le marché, c’est que, précisément, c’était à leurs opérations que se rattachaient les mouvements dans le crédit et les finances publiques, auxquels nous avons souvent fait allusion, et que nous retrouverons plus tard en détail[341].
[341] Voy. infra, chap. III, sect. I, § 6 : Les publicains en Asie du temps de Cicéron.
C’est bien sur ces entreprises, sur ces valeurs que la spéculation se portait de préférence, car ceux que Cicéron déclare vouloir sauver d’une débâcle menaçante, ce sont particulièrement ces nombreux citoyens habitants de Rome qui ont engagé leurs fonds et ceux de leurs familles sur les mines et les impôts d’Asie[342] ; magnæ res in vestris vectigalibus occupatæ.
[342] Pro lege Manilia, loc. cit.
Nous retrouverons tous les faits auxquels nous faisons allusion en ce moment, en parcourant l’histoire externe des publicains. Mais comment aurions-nous pu les passer sous silence, à propos de la Bourse de Rome, dont nous cherchons à déterminer le trafic, les opérations, et même, grâce à Plaute, la topographie ?
Il est certain, en effet, que le trafic qui s’y produisait était aussi hasardeux que considérable.
On y jouait gros jeu, car les Romains étaient joueurs par instinct et par tradition. On y jouait, ou du moins l’on y faisait les spéculations les plus considérables sur ce qui se traitait chez les Banquiers, c’est-à-dire sur les valeurs échangeables, et, par conséquent, sur les fonds des publicains, les plus exposés de tous aux événements politiques ; car il est question de ruines et de fortunes subites, quand les écrivains Latins nous parlent du Forum.
A ce sujet, il faut bien reconnaître, d’abord, que les Romains étaient joueurs, spéculateurs. Leur éducation était dirigée dans cet esprit. Horace se plaint, non pas dans une satire, mais dans une épître, de voir que, de son temps, on apprend à manier l’argent et à calculer, en même temps qu’on apprend à parler. C’est un trait de mœurs que le poète entend rapporter sur le ton simple et exact de l’épître, et non pas un fait isolé. Peut-être, sous ces habitudes traditionnelles et précoces, voyait-il, dans son imagination de poète, se préparer les publicains avides et les rapaces proconsuls de l’avenir. Laissons-lui la parole :
« Nos enfants de Rome apprennent, par de longs exercices, à partager un as en cent portions. « Dis-moi donc, fils d’Albinus, si d’un quincunx[343] je retire une once[344] que reste-t-il ? Tu peux répondre. — Triens[345]. — Parfait. Tu sauras garder ton argent. Mais, si je remets une once, qu’est-ce que cela fait ? — Semis[346]. » C’est bien ; quand ces soucis et ce désir de l’argent auront une fois envahi les âmes, aurons-nous encore ces poésies gardées sous l’huile incorruptible du cèdre, et que l’on conserve sur les tablettes légères de bois de cyprès[347] ? »
[343] 5/12. L’as se divisait en 12 onces.
[344] 1/12.
[345] 4/12 ou 1/3 de l’as.
[346] 6/12 ou la moitié de l’as.
(Horace, Lettre aux Pisons, vers 325-332.)
Aristote a dit : « La poésie est plus philosophique et plus vraie que l’histoire. » Il est certain qu’elle pénètre, en effet, plus profondément dans les mœurs et qu’elle va chercher jusqu’au caractère intime des peuples. Si nous savons lire sous les mots et juger d’ensemble, c’est à elle que nous devons demander la peinture fidèle de son temps.
Or lorsque Juvénal, dans sa satire sur l’exemple[348], veut énumérer les vices les plus épidémiques et les plus héréditaires à Rome, c’est par le jeu et ses chances funestes, l’« alea damnosa », qu’il commence la longue liste :
[348] Juvénal, Sat., XIV. Cicéron, In Vatin., XII bis.
« Si le jeu de hasard périlleux attire le vieillard, son héritier joue aussi, dès sa jeunesse ; lui aussi s’exerce avec les cornets faits à sa taille. »
Peut-être Juvénal venait-il lui-même de subir les rigueurs de la fortune, car il en parlait avec amertume, lorsqu’il plaçait le jeu au premier rang, dans l’ordre des vices nuisibles et contagieux. Mais ne tombons pas dans les conjectures fâcheuses. Ce qui est certain, c’est que les aleas du Forum n’étaient pas moins redoutables que les autres.
Horace nous parle de ce Volanerius qui, empêché par la goutte de jouer, payait un homme à la journée, pour jeter les dés à sa place[349]. On ne voit guère de semblables choses aujourd’hui.
(Horace, Sat., liv. II, 7, vers 15 et suiv.)
Et, comme pour confirmer à nos yeux ces traits de satire, des lois existaient pour punir les abus qui y étaient flagellés, et les jeux de hasard de toute nature, d’une peine pécuniaire du quadruple des valeurs engagées[350]. Il fut rendu un édit censorial à ce sujet en 639-115. D’autres dispositions du droit prétorien et des sénatus-consultes prirent des mesures dans le même sens ; on fut jusqu’à punir les joueurs de la prison et des chaînes. In Latumias et vincula publica. Cicéron représenta Antoine comme un joueur incorrigible, et l’accuse de distribuer à ses compagnons de jeu les fonctions de juges et les faveurs de l’État. Il parle de l’un d’eux, Licinius Dentatus, en spécifiant qu’il a été condamné comme joueur et qu’à raison de cette condamnation, il est défendu de jouer avec lui[351].
[350] Dict. de Daremberg et Saglio, article Humbert, vo alea.
[351] Cicéron, 2e Philipp., XXIII et XXXIX. Ces lois étaient plus sévères que les nôtres qui punissent bien ceux qui tiennent des maisons de jeu mais non pas les joueurs. 3e Philipp., XIV ; 5e Philipp., V ; 13e Philipp., XI.
Cette passion du jeu se donnait-elle carrière au forum et dans les basiliques[352], là où toutes les autres passions venaient si impudemment s’étaler ? Comment pourrait-on en douter, en présence de tant d’espèces de gens que l’amour de l’argent y amenait ?
[352] 2e Philipp., XIV, XXIII. Dans plusieurs de ces textes on rapproche les joueurs des Grecs, Græci. Il faut se souvenir que c’était le nom des spéculateurs du Forum. Le nom a conservé chez nous le même caractère fâcheux, précisément aussi, dans le monde des joueurs.
Lucilius, un autre satirique antérieur à Juvénal, dépeignait déjà, dans ses écrits, ces hommes qui, « du matin au soir, courent au Forum, préoccupés d’un seul souci, feindre l’honnêteté et se tromper les uns les autres. »
Enfin, il faut bien expliquer par ces spéculations hasardeuses sur les opérations diverses du Forum, ces tempêtes si dangereuses dont parlent les écrivains, et ces naufrages si fréquents qui se produisaient entre les deux Janus, c’est-à-dire précisément au lieu que fréquentaient les manieurs d’argent sous leurs divers noms[353]. Horace en parle comme d’une chose bien connue[354], et la peinture qu’il fait des mœurs de ce joueur opulent hier, pauvre aujourd’hui, semble prise dans notre siècle, où les favorisés de la capricieuse fortune se font aussi, volontiers, collectionneurs et acheteurs d’objets d’art, moitié par vanité et moitié par calcul, en comptant toujours sur leur habileté et leur bonne chance. Ces rapprochements ne restent-ils pas curieux et instructifs jusque dans leurs moindres détails ?
[353] Là où on discute « De quærenda et collocanda pecunia. » Pro Cæcina, IV, 72.
[354] Horace, Sat., II, III :
« A présent que toute ma fortune a été détruite au Janus du milieu, je m’occupe d’autres affaires, les miennes m’ont été supprimées » ; et il continue : « Autrefois, je recherchais les vases d’airain où le rusé Sisyphe avait lavé ses pieds, les figures étranges, les sculptures primitives. En bon connaisseur, je mettais sur cet objet cent mille sesterces ! Moi seul, je savais acheter des jardins et des palais ! »
Il n’y a, à cet égard, d’incertain pour nous, que les procédés d’exécution. Quant au jeu sur le change de l’argent, sur les marchandises ou sur les valeurs, on ne saurait contester qu’il ait été poussé à Rome jusqu’à ses derniers excès. Comment pourrait-on refuser de voir la cause, là où les effets se révèlent si incontestablement ? Comment pourrait-on nier les spéculations audacieuses et les jeux passionnés du Forum, lorsqu’on sait les fortunes subites et scandaleuses, et les effondrements aussi, qui s’y produisaient comme des faits ordinaires[355].
[355] Lorsque, sous l’Empire, les financiers ont disparu, entraînant avec eux les jeux sur les valeurs de bourse, ils n’ont pas supprimé pour cela la passion du jeu ; mais on ne joue plus qu’aux terribles jeux de dés que saint Cyprien anathématise ; et alors ce n’est plus au Forum que cela se passe. Nous reviendrons sur ce point dans notre étude chronologique. Voy. infra, ch. III, sect. II.
En résumé, on faisait donc au Forum et dans les basiliques, beaucoup d’affaires ; on s’y livrait à des spéculations et à des commerces de toute nature ; on y adjugeait des travaux et des entreprises de toute espèce ; on y traitait de la politique et de bien d’autres choses encore ; on y préparait les élections et l’on y plaidait devant les juges de divers ordres ; le peuple-roi semblait exploiter et gouverner, de là, les affaires de l’univers.
C’était, sous la République, le centre de tout, le point d’où prenait son origine le mouvement qui devait se répandre dans le monde connu, et c’est en cet endroit justement, sur ce terrain illustre du Forum, que fut placée par Auguste, comme un symbole, la Borne d’or, point de départ et d’arrivée de toutes les voies romaines.
Il nous reste, pour faire revivre dans leur véritable milieu, et avec la physionomie de leur rôle, les publicains, les hôtes habituels du Forum et des basiliques, à parcourir, dans l’ordre chronologique, les principaux faits de leur vie publique à Rome, tels qu’ils sont rapportés par les écrivains anciens. Nous procéderons ensuite de même pour les banquiers ; et puis, nous tracerons l’histoire du Forum et des basiliques, considérés, à notre point de vue, comme terrain de la bourse romaine. Ensuite nous pourrons nous résumer et conclure.