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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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VII

Mais en même temps que l’État républicain voulait rester le maître de tout, sous l’influence des mœurs anciennes et de ses propres pratiques administratives, il faisait le moins possible directement et par lui-même. Il comptait sur la puissance d’initiative de l’intérêt privé ; il eut le mérite de savoir en user par des intermédiaires nés spontanément autour de lui, les grandes compagnies avec leurs actionnaires.

C’est par elles qu’il put, presque subitement, organiser les entreprises les plus imprévues et les plus étonnantes, à mesure que se développaient les immenses richesses de toutes natures, que la conquête accumulait sous son domaine souverain.

Il suscita et entretint le feu de la spéculation dans ces âmes romaines, de tout temps passionnées pour le gain. Ainsi, il eut à sa disposition, le mécanisme, et la force qui devaient pourvoir à tous ses besoins et à tous ses caprices.

Mais lorsque l’homme développe dans le monde moral, aussi bien que dans le monde physique, une force nouvelle, il faut avant tout qu’il s’assure les moyens d’en rester le maître ; sinon, un jour pourra venir, où mieux vaudra pour lui la détruire, que de rester exposé à ses effets inconscients et à ses périls.

Par le fait même de cette organisation merveilleusement prompte, et féconde dans ses résultats, l’État avait fait surgir à ses côtés, une puissance redoutable, un corps de financiers richissimes, pénétrant par des ramifications infinies dans le peuple, et qui pouvaient s’imposer, quand cela lui convenait, dans la direction de ses affaires intérieures et extérieures. Cette puissance collective était agissante et habile, mais sans hauteurs de vues, parce qu’elle était dominée par les considérations d’intérêt matériel, et par l’amour de l’argent ; elle était, d’ailleurs, de sa nature, difficile à maîtriser.

Elle était d’autant plus forte, avec le concours de tous ses participants et intéressés, qu’elle avait à son service le vieux système du vote direct des lois dans les comices populaires. Elle put en certains cas, très probablement, constituer les comices, comme on compose, de nos jours, certaines assemblées d’actionnaires en vue du vote. C’est la seule manière d’expliquer les abominations qui y furent législativement consacrées pendant près d’un demi-siècle, sous le couvert des lois judiciaires, au profit des publicains et de leurs affiliés. Ces spéculateurs éhontés, ces nouveaux enrichis au luxe insolent, ne devaient pas inspirer de sympathies désintéressées autour d’eux, même parmi les citoyens, et ils n’auraient pas pu acquérir les suffrages nécessaires pour innocenter tous leurs crimes, si une grande partie de ces suffrages ne leur eût appartenu d’avance.

Il y eut là, il faut en convenir, une manifestation saisissante de ce que peuvent les forces de l’association spontanée et libre, sous un régime où l’initiative individuelle, quoique passant par les mains de l’État, eut tant d’action, que l’on ne tarda pas à tomber, par une réaction violente, jusqu’à l’absorption de toutes choses entre les mains d’un seul.

Notre savant maître et prédécesseur, M. Humbert, dit dans son Essai sur les finances et la comptabilité publique chez les Romains[19], « qu’il est permis de rechercher les premières notions de la science financière, chez le peuple le plus calculateur, le plus exact et le plus politique de l’antiquité. »

[19] Paris, Thorin, éditeur, 1887.

Il faut ajouter, à notre point de vue, que, pendant plus de trois siècles, la soif de l’or et la fièvre de la spéculation envahirent toutes les classes de cette société qui se corrompait, et vinrent se joindre au désordre des mœurs, aussi bien qu’aux vices d’une constitution devenue trop étroite, pour amener les heures d’asservissement et de décadence.

VIII

Les financiers de Rome, c’est-à-dire les publicains et les banquiers, ont été, pendant près de trois siècles, infiniment plus maîtres de la politique intérieure, de la guerre et de la paix, que ne le sont en général les plus grandes puissances financières contemporaines.

Cette affirmation pourrait paraître exagérée, si on devait juger des choses de l’antiquité, comme on le fait de celles de notre temps, où l’on trouve, en effet, l’influence de l’argent, déjà si considérable et parfois même si pesante, dans la politique particulièrement. Mais les points de vue doivent être absolument différents, à cause de la diversité de la constitution et des mœurs, c’est-à-dire à raison des procédés employés, en politique comme en finance, et de leurs conséquences naturelles.

Au surplus, ce que nous désirons avant tout, c’est de ne pas encourir le reproche, très grave à nos yeux, de hausser le degré d’importance de ceux dont nous écrivons l’histoire, et de voir trop en eux et par eux. Celui-là ne saurait inspirer confiance, qui, en étudiant les institutions humaines, se laisse aveugler par les détails et perd le juste sentiment de l’ensemble des choses. Il ne faut pas même être suspecté de cette tendance fâcheuse. C’est pourquoi, dans cet aperçu, ainsi que dans le cours de notre étude, pour caractériser l’œuvre et le rôle des publicains d’une manière générale et dans son ensemble, ce sont les paroles mêmes de ceux qui les ont vus de près que nous emprunterons. Nous nous bornerons à étudier le développement et l’explication d’un état de fait qu’ils affirment, à ce sujet, avec une surprenante et unanime énergie.

C’est, au dire des écrivains de l’antiquité, l’attribution du pouvoir judiciaire aux chevaliers, par la loi de Caius Gracchus, qui porta à son plus haut degré l’autorité déjà très grande des publicains. Appien déclare que, « dès lors, les chevaliers eurent l’autorité, le Sénat eut simplement l’honneur… » D’un seul coup on abolit la puissance du Sénat[20]. Florus dit : « C’est par l’effet des lois judiciaires qu’il devait régner… Le pouvoir judiciaire déplacé, c’était les fonds publics, c’est-à-dire le patrimoine de l’État supprimé[21]. » C’est Pline qui dit encore : « Auctoritas nominis in publicanis subsistit. » Bien d’autres textes de la plus indubitable valeur parlent le même langage, qui ne saurait, dans de pareilles conditions, passer pour une série d’images de rhétorique, mais qui doit indiquer une chose réelle et effective. Nous transcrirons intégralement les plus importants de ces textes, lorsque le moment sera venu[22].

[20] « Ὅτι ἀθρόως τὴν Βουλὴν καθῃρήκοι. » Et Appien ajoute : « La vérité de cette parole de Gracchus s’affirma de plus en plus par la suite des événements. » Bell. civ., I, XXII.

[21] « Unde regnarent judiciariis legibus… translata judiciorum potestas, vectigalia, id est imperii patrimonium supprimebat. »

[22] Voy. infra, chap. III, sect. I, § 2, 3e, Lois judiciaires.

Nous comprendrons, dès lors, Mommsen affirmant « que les publicains conquirent le pouvoir dans l’État, qu’ils semblaient ne faire que servir » ; et l’on sent bien que Montesquieu se mettait en présence des textes anciens, lorsqu’il écrivait : « Tout est perdu lorsque la profession lucrative des traitans parvient encore, par ses richesses, à être une profession honorée…, et une chose pareille détruisit la République romaine… Le traitant n’est pas le législateur, mais il le force à faire des lois[23]. » A Rome, ils eurent les finances de l’État entre leurs mains, et on les laissa ajouter la justice à leur autorité de fait.

[23] Esprit des Lois, liv. XIII, ch. XIX.

Les publicains devinrent maîtres des affaires intérieures de l’État ; ils le furent aussi de ses relations extérieures. On peut dire qu’ils dirigèrent même la marche des armées. Les historiens modernes les moins prévenus constatent plus sûrement, de jour en jour, qu’à partir de la première guerre punique jusqu’à l’Empire, Rome n’a peut-être pas fait une seule conquête dont la cause déterminante n’ait été l’intérêt de ses affaires commerciales et financières.

Sans doute, même dans les années de leur toute-puissance, bien des faits les plus importants dans la haute politique sont restés en dehors de leur action ; et il ne faut pas les considérer comme ayant été réellement le pouvoir dirigeant en toutes choses, malgré les affirmations absolues que nous venons de rapporter. Ils n’intervenaient, en d’autres termes, que s’ils croyaient avoir intérêt à le faire ; seulement, ils choisissaient leurs hommes, ils préparaient les événements, et puis, ce qu’ils n’avaient pas in actu ils l’avaient in habitu, et ils en avaient conscience. Ce système fonctionna légalement, sans interruption, et intégralement, depuis les Gracques jusqu’à Sylla.

Nos constitutions politiques, tout imparfaites qu’elles soient, offrent, par leur mécanisme régulier et parfois complexe, des garanties essentielles, bien connues, depuis la proclamation du principe de la séparation des pouvoirs, et l’adoption du régime représentatif, mais dont les Romains n’avaient pas la notion. Il faut songer qu’à une époque où tout se faisait à Rome par le Sénat et les comices, les publicains furent maîtres du Sénat par leurs tribunaux criminels toujours menaçants, et qui, en permettant tous les abus et tous les crimes à leurs amis, frappaient systématiquement sans scrupule ni pitié leurs adversaires ; ils furent maîtres des comices par leur influence personnelle, par l’argent, lorsque les comices furent à vendre, et par les très nombreux suffrages de leurs actionnaires, qui formaient aisément la majorité pour élire des magistrats ou faire des lois, puisque tout le monde, à peu près, suivant Polybe, avait un intérêt dans les adjudications. C’est là ce que veulent dire incontestablement, Appien, Florus et Pline, en parlant de leur règne, et de cette puissance nouvelle qui a brisé celle du Sénat, dès qu’elle leur a été transférée.

L’aristocratie de naissance et l’aristocratie de la fortune, réunies primitivement sur la tête des mêmes grands personnages, dans les mêmes familles, se modifièrent ; il y eut les riches d’un côté, la nobilitas de l’autre, qui ne cessèrent de se disputer le pouvoir. L’État y perdit son antique autorité, sa force morale, son esprit de suite, ses traditions nationales, et la liberté. L’aristocratie de naissance succomba la première dans la lutte ; elle fut remplacée par une noblesse de fait, nobilitas, qui gravitait autour du Sénat, qui, « bien que sortie du peuple, n’en tenait pas moins le peuple en souverain mépris », et qui dut tomber à son tour devant les spéculateurs enrichis et les publicains.

Cicéron qui, dans ses plaidoiries ou dans ses lettres, nous donne le reflet exact de la vie politique et des préoccupations du grand monde de Rome, parle bien plus souvent et avec beaucoup plus de déférence soumise, qu’on ne le ferait de nos jours, malgré tout, de ces spéculateurs, de ces financiers, de ces publicains, qui semblent être constamment présents à son esprit.

Il n’a garde de les oublier, lorsqu’il veut, par exemple, constater l’état des mœurs ou de la politique dans une contrée. Il les met sans cesse en relief, parce qu’ils sont devenus un élément considérable, dans la vie du monde romain. Il les nomme la Fleur des chevaliers, les hommes du premier ordre, la sécurité et l’honneur de l’État[24].

[24] On pourra voir, dans le chapitre que nous avons spécialement consacré à l’opinion de Cicéron sur les publicains, le langage enthousiaste dans lequel il s’exprime parfois sur leur compte.

Quel est enfin le financier moderne dont on pourrait dire ce que Cicéron disait d’un chevalier, dont la situation n’avait cependant rien de très extraordinaire aux yeux des Romains, de ce Rabirius qui était poursuivi devant les tribunaux de Rome, après avoir trafiqué, avec un de ses amis, Gabinius, du trône des Ptolémées ? C’était le fils d’un riche et puissant publicain, fortissimus et maximus publicanus, il est vrai, mais il n’avait pas d’autre titre aux grandeurs. Et Cicéron, comme s’il parlait de la chose la plus simple, dit qu’il fut, en effet, un riche actionnaire des sociétés vectigaliennes, « magnas partes habuit publicorum », et puis il ajoute, sans changer pour ainsi dire de ton, et au courant de la phrase : il prêta aux nations, « credidit populis. » Il le fit souvent, sans doute ; ce pluriel négligemment employé l’indique. En même temps, il engageait ses biens dans plusieurs provinces, il faisait crédit aux rois, « in pluribus provinciis ejus versata res est ; dedit se etiam regibus » ; autrefois même, il avait prêté de grosses sommes à celui qui régnait à Alexandrie, à Ptolémée Aulète, « huic ipsi Alexandrino grandem jam antea pecuniam credidit. » Mais il était généreux, il ne cessait pas d’enrichir ses amis ; il leur confiait des missions, il leur distribuait des actions, « mittere in negotium, dare partes, re augere, fide substentare. » Un autre publicain de la même époque disait : « J’ai plus d’or que trois rois[25]. »

[25] Cicéron, Pro Rabirio. Horace, Sat., II, 1, 16.

Quand on songe aux liens étroits, aux traditions de solidarité politique, religieuse et mondaine, qui rattachaient entre eux les membres des diverses castes, en lutte pour obtenir le pouvoir dans la cité, on peut entrevoir le degré d’autorité que dut atteindre cet ordre de chevaliers, groupé en sociétés très unies, monopolisées par l’État, où les financiers de la force de Rabirius et de Gabinius étaient loin d’être des exceptions, vers la fin de la République. L’histoire de la domination romaine en Orient est pleine de faits du genre de ceux que nous venons de citer.

Par malheur, personne ne parait aux dangers que peut amener après elle la prépondérance imprévoyante de la richesse, tout entière aux résultats du présent, et, presque aussi indifférente aux grandes traditions de la patrie, dans le passé, qu’à ses intérêts supérieurs pour l’avenir.

A l’exemple de Montesquieu, E. Laboulaye a, très nettement, fait ressortir cet état de choses, dont nous avons déjà redit les périls. « En laissant les richesses du monde », dit-il, « s’accumuler en quelques mains, le Sénat ne s’aperçut pas qu’il créait dans l’État une faction qui, un jour, et avec une force irrésistible, se disputerait Rome elle-même comme une proie à dévorer[26]. » A vrai dire, le Sénat avait souvent pressenti le danger ; il résista énergiquement, parfois même habilement, mais il n’était plus soutenu par les grandes traditions populaires des premiers temps, et il fut vaincu par la force même des mœurs, et le vice d’institutions politiques surannées. Voilà les graves enseignements de l’histoire, et la sanction des faits.

[26] Essai sur les lois criminelles des Romains, p. 8.

IX

Sous l’Empire, un certain nombre d’impôts restent encore soumis au régime du fermage ; mais les publicains qui continuent à lever ces impôts, ainsi que les entrepreneurs des travaux de l’État, passent sous la surveillance et l’autorité incessante des agents du gouvernement. Auguste s’efforce de reconstituer les anciennes traditions religieuses, familiales et sociales ; mais, avant tout, il veut être le maître. Dès lors, les publicains ne formeront plus un ordre puissant, ils seront diminués de toutes façons, par le rôle auquel on les réduira, et par la qualité des personnes parmi lesquelles ils se recruteront. Ce sont des riches sans considération, et particulièrement des affranchis, qui se feront publicains. Auguste a détruit cette puissance rivale, avec laquelle il ne voulait pas avoir à compter.

C’est ce qui explique comment les sociétés vectigaliennes perdent toute leur ancienne importance à partir de cette époque ; elles sont obligées de se borner désormais, à l’accomplissement de l’entreprise qu’elles exploitent sous l’œil des agents impériaux. Ce n’est plus le temps de ces partes carissimas que l’on retrouvait dans toutes les fortunes, sous la République ; il n’en est guère plus question sous l’Empire.

Nous l’avons dit, l’organisation de la commandite et des actions n’ayant jamais pu être pratiquée que par les adjudicataires de l’État, on comprend qu’une réforme radicale ait été possible au gouvernement d’Auguste. Elle ne l’eût pas été, sans doute, si cette sorte de monopole n’eût pas été observé en droit et en fait. La force du courant eût emporté toutes les digues, comme cela aurait lieu aujourd’hui, si on voulait tenter un semblable retour en arrière, et proscrire l’action.

Sous les empereurs, le rôle financier aussi bien que le rôle politique des chevaliers est désormais effacé pour toujours, et c’est pourquoi nous nous arrêterons ; nous n’aurions plus le même intérêt à suivre les publicains dans la modeste et obscure carrière que l’Empire leur a tracée. D’ailleurs, l’intérêt scientifique diminue lui-même, dans les rares textes qui leur sont consacrés à l’époque classique, et ces textes ont été l’objet de recherches consciencieuses et savantes qui ne laissent plus rien à glaner[27].

[27] Voir notamment les nombreuses inscriptions relatives à des agents de la douane, rapportées dans l’ouvrage de M. Cagnat, Les impôts indirects ; Vigié, Des douanes dans l’Empire romain ; Marquardt, Humbert, etc., op. cit., passim.

X

Tout cet organisme compliqué s’est donc évanoui pour longtemps, avec la république romaine. Ces énormes mouvements de finances, ces passions effrénées pour le jeu, ces hautes conceptions de la spéculation, ces ruines, ces fortunes colossales et soudaines, tout cela, condamné par ses excès mêmes à disparaître avec les rouages usés de l’ancienne constitution, absorbé et détruit par la puissance despotique des Empereurs devenus maîtres de tout dans l’État, n’avait pas eu le temps de se réorganiser, sous les ténèbres de la barbarie, ni à travers les divisions sans cesse guerroyantes de la féodalité.

Les Lombards, les juifs, les commerçants des côtes maritimes, en réédifièrent les premiers fondements, au moyen âge. Le mouvement amené par les croisades y avait poussé, avec les grands ordres religieux ou de chevalerie qui en étaient sortis[28]. Law tenta follement de le rétablir, d’un seul coup, en France.

[28] Voy. Léopold Delisle, Opérations de banque des Templiers. Champion, édit. Paris, 1889, Voir aussi : Vavassour, Louis XIV fondateur d’une société par actions. Paris, Marchal et Billard, 1889. Pauliat, Louis XIV fondateur de la Compagnie des Indes. Troplong, dans sa préface du Traité des sociétés, signale, parmi celles de nos plus anciennes sociétés par actions, les plus anciennes peut-être en France, les Sociétés des moulins du Bazacle et du Château de Toulouse. Elles datent du treizième siècle. Les associés s’appelaient des pariers, et les dividendes des partages. C’est le souvenir, ou, plus probablement, le renouvellement instinctif des noms des sociétés de publicains : partes, participes. Le terrain n’était pas assez prêt, pour que l’institution se répandît avec l’élan qui lui est naturel dans des circonstances favorables ; mais lorsque le mouvement se produisit, il le fit avec sa fougue ordinaire, au dix-huitième siècle. Voy. Troplong, Traité des sociétés, préface, p. LXXIV.

M. Oscar de Vallée, dans son livre sur les Manieurs d’argent[29], a retracé, sous une forme magistrale, l’histoire des spéculations financières. Il a reproduit les pensées austères et les paroles flétrissantes de Juvénal, sur la puissance de l’or dans la société romaine. Il a jugé d’une voix autorisée les désordres financiers de Louis XIV, et condamné, avec l’appui de d’Aguesseau, l’un de ses ancêtres préférés dans la famille judiciaire française, les aventures ruineuses, l’orgueil impudent et les passions affolées de Law et de la régence. Il a su séparer, dans le commerce de l’argent et des titres, ce qui constitue le jeu et la fraude, de ce qui est la spéculation légitime sur le crédit et les grandes entreprises.

[29] Les Manieurs d’argent, études historiques et morales (1720-1857). Paris, Michel-Lévy, 1858.

Depuis lors, que de chutes, mais aussi quels admirables résultats se sont réalisés, à l’aide de ces procédés bienfaisants de l’association, qui s’ingénie à opérer de merveilleuses concentrations de forces, et surtout, par ces ressorts si simples de l’action, qui laisse incessamment confiées à la vigilance de chacun, la sécurité et l’indépendance de ses capitaux.

XI

Nous l’avons dit, nos savants historiens et nos grands jurisconsultes du passé n’ont pas eu le sentiment exact de cette organisation financière, qu’ils ne pouvaient pas deviner. Devant la simplicité des principes, et même en présence du récit des faits, ils n’ont pas pu en entrevoir l’énormité. Est-ce que les écoles italiennes du moyen âge, est-ce que les grands jurisconsultes de la Renaissance ou des temps plus modernes, ont pu soupçonner, sous les textes qu’ils étudiaient, parfois même avec la puissance du génie, la merveilleuse hardiesse de ces mouvements de la spéculation publique et privée, qui ne laissent dans la science du droit que des traces légères de leurs procédés hâtifs d’exécution ? Il faut voir ces choses, pour en avoir le sentiment exact.

Les historiens et les romanistes de premier ordre en France, en Allemagne, en Italie, éclairés par les faits contemporains, ont profondément ressenti dans ces derniers temps, avec Mommsen, l’impression qui résulta de cet état de choses, mais sans y insister plus que lui. Nous voudrions en faire ressortir la réalité jusque dans ses détails, et signaler les analogies de ce système industriel et financier de la République romaine, avec les procédés et le fonctionnement de nos grandes compagnies modernes ou de nos finances d’État.

Assurément les ressemblances sont plus frappantes dans les détails juridiques, et dans les procédés d’organisation ou de contrôle, que dans le caractère spécial des événements qui se rattachent à l’œuvre de ces sociétés. Cela tient à la différence des mœurs publiques de ces temps si séparés l’un de l’autre ; nous devons nous en féliciter, mais aussi nous tenir en garde.

On ne peut pas reprocher, heureusement, à nos grands spéculateurs, les abominables tyrannies des publicains en province ; dix-neuf siècles de christianisme ont laissé leur trace dans l’âme des générations. On n’a pas non plus, sans doute, à redouter, au même degré, leurs ambitions politiques ou leurs prétentions au gouvernement ; enfin, grâce à Dieu, nous n’avons plus de fermiers généraux. Mais on retrouve, avec une sorte de surprise et de satisfaction de l’esprit, les mêmes phénomènes juridiques et économiques renaissant logiquement, à vingt siècles de distance. C’est l’esprit d’association qui communique le même merveilleux essor à l’activité et à la puissance de l’homme.

Dans le monde moderne comme à Rome, le mouvement d’association, en se développant largement, a porté, partout où il s’est fait sentir, cette vie des affaires, étonnamment active et admirablement féconde, qui s’étendra à l’infini dans l’avenir, si elle sait se moraliser en progressant. Il lui manquait, chez les Romains, le droit d’initiative libre, un contre-poids politique et un frein moral, et c’est ce qui en a fait un élément de dissolution et de ruine pour la république.

Dans les deux civilisations, c’est assurément ce procédé si simple et si modeste en lui-même, de l’action, de la petite part sociale, qui a démocratisé et subitement agrandi le domaine des spéculations élevées.

C’est l’action qui a fourni, par d’innombrables affluents des forces indéfinies au travail humain. C’est elle qui a mis à la portée de tous, et offert aux plus humbles épargnes, une part dans les bénéfices des plus hautes combinaisons industrielles ou financières. C’est encore par elle, si elle est sagement réglée, que l’esprit d’association pourra répandre, comme autrefois, dans les premiers temps à Rome, usque ad unum, son influence bienfaisante et progressive.

C’est ce que les publicains et les financiers romains avaient été amenés à comprendre et à utiliser, dans les combinaisons de leurs vastes entreprises.

Mais ce qui est particulièrement intéressant à constater, pour nous, c’est que la grande spéculation s’est manifestée à Rome avec tous les phénomènes sociaux qui la caractérisent de nos jours. La féodalité de l’argent dont on nous menace s’était développée jusqu’à courber la ville éternelle sous son joug avilissant, et ces crises redoutables qui, par instant, semblent ébranler l’État lui-même, y faisaient également sentir leurs secousses inattendues.

« Qu’on ne s’étonne pas », dit Mommsen, « en voyant cette tour de Babel financière, fondée sur la supériorité colossale de Rome, et non sur des bases simplement économiques, s’ébranler tout à coup, par l’effet de crises politiques et chanceler comme ferait de nos jours notre système de papier d’État. L’immense détresse qui se déchaîna sur les capitalistes romains à la suite de la crise italo-asiatique (ann. 664-90), la banqueroute de l’État et des particuliers, la dépréciation générale de la terre et des actions dans les sociétés, voilà des faits constants qui sautent aux yeux[30]. »

[30] Histoire romaine (traduction Alexandre), t. VI, p. 27. — Voir Cicéron, Pro lege Manilia.

N’en déplaise à l’illustre écrivain allemand, malgré les différences réelles qu’il constate, malgré la décentralisation légale, sinon effective des temps modernes, et la liberté de l’association sous toutes ses formes, les crises financières ne sont, ni pour son pays, ni pour le nôtre, des tristesses dont les Romains aient gardé le monopole ; et les ressemblances peuvent être retrouvées encore, de notre temps, jusque dans ces alternatives de déchéances effroyables ou d’heureuse fortune. On a trouvé, exprès pour cela, un mot expressif, aujourd’hui répandu dans tous les pays et emprunté à la langue même du grand historien.

Nous nous proposons, dans ce travail, de tracer l’histoire et de fixer le rôle, resté jusqu’ici à peu près inaperçu, des manieurs d’argent, publicains et banquiers, dans le monde économique et politique de leur époque.

Si les circonstances nous le permettent, nous essaierons de déterminer exactement, plus tard, les matières sur lesquelles ont porté les opérations ou les entreprises de ces financiers aventureux. Nous pourrons examiner ensuite et analyser les procédés juridiques de la haute finance, particulièrement les droits, les obligations, et le fonctionnement légal des associations de publicains, de banquiers et de manieurs d’argent de toutes sortes, à la bourse de Rome républicaine, c’est-à-dire, au Forum et dans les Basiliques.

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