Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
§ 7. — Conditions requises pour exercer la banque. Situation sociale des banquiers dans le monde de Rome.
Nous avons signalé, à plusieurs reprises, le caractère public qu’affectaient, dans certaines circonstances, ou à certains égards, les opérations des banquiers. Gaius disait[314] : « Officium eorum atque ministerium publicam habet causam. » Nous avons vu que leurs livres paraissaient avoir le caractère de registres publics, qu’ils pouvaient être invoqués par toute personne et qu’ils faisaient foi en justice. « Publicam habent fidem[315]. » Les banquiers étaient, en outre, chargés de délégations qui revêtaient un caractère officiel comme l’auctio, la fixation du change, etc. Enfin, ils étaient soumis à la surveillance du præfectus urbi.
[314] L. 10, § 1, D., de edendo, 2, 13.
[315] L. 24, § 2, D., eod.
Faut-il conclure de tout cela qu’ils étaient des fonctionnaires désignés par l’État, et que le nombre de leurs charges était limité ? Nous ne le pensons pas. Leur fonction se rapprocherait plutôt, par leur caractère, des tutelles, qui constituaient aussi un munus publicum. C’est la loi romaine elle-même qui fait ce rapprochement[316], au sujet de la compétence des tribunaux à leur égard. La vérité est que les affaires dont ils s’occupaient appelaient, comme celle des incapables, la surveillance et parfois l’intervention de l’État[317].
[316] L. 45, D., de judiciis, 5, 1.
[317] Leur situation était analogue, sous ce rapport, à celle qui est faite à nos courtiers de marchandises par la loi de 1866.
C’est ce qui semble résulter d’une incapacité qui est de règle aussi, en matière de tutelle, l’incapacité des femmes. Callistrate dit, dans un texte inséré au Digeste[318] : « Feminæ remotæ videntur ab officio argentarii : cum ea opera virilis sit. » La forme presque dubitative de ce texte, et ces mots, ea opera, prouvent bien qu’il ne s’agit pas d’une fonction publique. L’incapacité de la femme paraît résulter ici plutôt d’une disposition de convenance et d’usage, que d’une mesure légale, comme semble devoir l’être l’exclusion des femmes des fonctions politiques ou judiciaires. On a même mis en question l’affirmation de Callistrate. Un texte du Code soulève un doute[319], et quelques inscriptions parlent de femmes argentariæ ; mais on pense que ces inscriptions appellent argentariæ des femmes de banquiers, pour leur faire partager le titre de leurs maris, honoris causâ[320].
[318] L. 12, D., de edendo, II, 13.
[319] L. 1, D., de edendo, II, 1.
[320] C. I. L., t. VI, IIe part., p. 942, no 5134. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que certaines dispositions du droit prises à l’égard des femmes, telles que la loi Voconia, et le sénatus-consulte Velléien, durent être pour les femmes, qui auraient voulu spéculer, de sérieux obstacles.
Au surplus, il nous paraît incontestable que la qualité de citoyen ne fut jamais requise pour être banquier. Ce furent même les étrangers qui introduisirent les opérations de banque proprement dites dans le marché romain, et nous savons que les Grecs, particulièrement, y avaient joué un rôle si prédominant, que l’on avait confondu tous les banquiers sous leur nom.
Très fréquemment, on employa des affranchis ou des fils de famille, ou même des esclaves, pour faire le commerce de la banque. Les textes parlent assez souvent de cette pratique. L’action institoria garantissait aux tiers l’exécution des obligations contractées par l’agent, dont le maître ou le mandant devenait personnellement responsable[321].
[321] L. 4, §§ 2 et 3, D., de edendo, 2, 13 ; L. 1, et 5, § 3, D., de instit. act., 14, 3 ; L. 19, § 1, D., eod. ; L. 5, § 1, D., quod jussu, 15, 4.
On donnait aux esclaves des fonctions diverses dont les noms indiquent le caractère. C’étaient : le Servus kalendario præpositus, mensæ præpositus, coactor, collectarius[322]. C’étaient assez souvent des hommes libres qui exerçaient ces missions modestes. Peut-être les banquiers accomplissaient-ils quelquefois par eux-mêmes ces fonctions de leur charge[323].
[322] Horace, Sat., liv. I, sat. IV, vers 85 et 87.
[323] On trouve, du moins sous l’Empire, des inscriptions portant des titres très honorifiques pour des coactores. Le C. I. L. contient des inscriptions nombreuses concernant des banquiers, avec des qualifications très diverses.
La mensa, c’est-à-dire l’office, était considérée comme une valeur transmissible. Ulpien dit[324] : « Qui tabernas argentarias vel cæteras, quæ in solo publico sunt vendit, non solum, sed jus vendit ; cum istæ tabernæ publicæ sunt, quarum usus ad privatos pertinet. » « Celui qui vend des boutiques de banquiers ou autres placées sur le sol public, ne vend pas le sol, mais un droit ; ces boutiques étant choses publiques, les particuliers n’en ont que l’usage. » D’autre part, un texte de Papinien déclare que l’on peut laisser une mensa par fidéicommis[325] : « Mensæ negotium ex causa fideicommissi cum indemnitate heredum per cautionem susceptum, emptioni simile videtur et ideo non erit quærendum an plus in ære alieno sit quam in quæstu. » « Un office de banque accepté à titre de fidéicommis avec une indemnité fixée pour les héritiers, c’est comme le fait d’une vente, et l’on n’aura pas à rechercher s’il y a plus de dettes que de gains. »
[324] L. 32, D., de contr. Emp., 18, 1. On pouvait même donner en gage ou hypothèque une taberna. Cela s’entendait, alors, des marchandises qui y étaient contenues. L. 34, D., de ping. et hip., 20.
[325] L. 77, § 16, D., de leg., no 31.
S’agit-il là d’une charge achetée avec l’intervention de l’État, comme celles de notre temps ? Non évidemment ; cela résulte des deux textes précédents. Le premier assimile, en effet, les tabernæ des banquiers aux autres tabernæ, vel cæteras. C’est donc uniquement le droit de continuer le commerce dans la taberna, que l’on transmet comme on transmet une location ; seulement, sur le Forum, le propriétaire du sol, le locateur, c’est l’État. C’est à cela que se borne le rôle de l’État, pour toutes les boutiques placées sur le sol qui lui appartient. Le second texte est encore plus concluant, car il admet la transmission de la mensa par fidéicommis, sans parler d’autre condition de validité.
Mais sur quoi porte la vente ? Il résulte du premier texte que l’on peut céder son bail, nous venons de le dire. Ajoutons que cela devait se faire, soit que la taberna fût sur le Forum, soit qu’elle fût ailleurs. Mais le texte de Papinien va bien plus loin, car il admet la vente du fond de commerce lui-même, c’est-à-dire non seulement de la boutique avec son achalandage, mais encore de l’actif et du passif ; il ne peut y avoir aucun doute à cet égard. Comment le successeur opérait-il cette transmission vis-à-vis des tiers, c’est-à-dire à l’égard des créanciers et des débiteurs de l’ancien banquier son prédécesseur ? C’est ce qui devait être, sans doute, moins simple que dans notre Droit, et c’est sur quoi le texte reste muet. « Quærendum an plus in ære alieno sit quam in quæstu. »
Les argentarii durent s’organiser de bonne heure en corporations. Ils obtinrent pour cela l’autorisation nécessaire. Le Corpus inscriptionum indique la présence de ces collèges, dans plusieurs villes d’Italie. Mais nous n’avons pas à insister sur ce point, et cela pour deux raisons : la première, c’est que les textes relatifs à ces collèges de banquiers se réfèrent à une époque postérieure à la République et sont, par suite, en dehors du cadre de notre travail ; la seconde raison, c’est que ces corporations n’avaient en elles-mêmes et ne pouvaient avoir aucun but de spéculation. C’étaient, à côté des associations ouvrières d’origine très ancienne à Rome, des sortes de syndicats professionnels où l’on s’occupait des intérêts communs du métier, où l’on se donnait des fêtes funéraires et autres, où quelquefois on secourait les indigents de l’association. Au bas empire, ces corporations subirent la réglementation et la dépendance que l’on imposa à toutes choses. Justinien prit des mesures particulièrement favorables aux sociétés d’argentarii[326].
[326] Voy. l’Histoire des classes ouvrières avant 1789, par M. Wallon, de l’Institut. Passim.
Les banquiers paraissent avoir joui, de tout temps, à Rome, d’une grande considération. Sans doute, la comédie et la satire ont exercé leur malignité sur le compte de ces financiers très en vue de toutes façons ; mais qu’est-ce donc qu’elles ont épargné, et en réalité quel est l’homme ou l’institution humaine qui pourraient ne pas s’offrir, de quelque côté, aux traits aiguisés de leurs critiques ou de leurs malices ? Ceux qui traitent avec le public y sont exposés plus que tous autres. D’ailleurs, c’est dans les professions où la confiance et l’honorabilité personnelle doivent jouer un rôle prédominant, que les abus deviennent le plus faciles et le plus odieux à la fois, et l’on devait trouver à Rome, des agents d’affaires tarés et véreux comme il en existera assurément partout et toujours. Ce sont ceux-là dont Plaute rapporte les chicanes :
(Aulularia, act. III, sc. VI).
« Quand on discute un compte avec un banquier, on doit toujours quelque chose au banquier. »
Il ne peut pas être davantage question des banquiers dignes de ce nom, lorsqu’on nous représente ces gens qui, ayant touché une somme au Forum, s’enfuient comme les lièvres auxquels on rend la liberté, pour de courts instants, dans les jeux du cirque.
« Lorsque vous leur prêtez quelque chose, ils fuient immédiatement du Forum comme s’enfuit le lièvre à qui l’on ouvre une issue pour l’envoyer aux jeux. »
Les trois vers suivants du Curculio seraient par trop sévères s’ils s’appliquaient indistinctement à tous les banquiers.
« L’habitude des banquiers c’est de demander et de ne jamais rendre ; ils vous payent à coup de poings si on devient trop pressant. »
C’est aussi, évidemment, une exagération de la comédie, cette tirade sur le prêt que nous traduisons comme finement humouristique et curieuse. (Curculio, act. V, sc. III.)
« Ceux qui disent qu’on place mal son argent chez les banquiers, disent une sottise ; moi je dis qu’on ne l’y place ni bien ni mal, j’en fais aujourd’hui même l’expérience. On ne fait pas des placements chez eux, puisqu’ils ne rendent jamais ; on perd son argent, voilà tout. Ainsi, il faut que celui-ci me paye dix mines : il parcourt avec agitation toutes les banques voisines ; et puis plus rien. Je le rappelle, je fais du bruit : il me répond en m’appelant en justice. J’avais une affreuse peur qu’il ne me payât par un procès ; mais des amis l’ont raisonné, il m’a apporté mon argent chez moi[327]. »
Il en est de même de ce rapprochement quelque peu injurieux que nous trouvons dans la même comédie, et qui se termine par une image exacte de l’inanité des lois vis-à-vis de ceux qui ont, en quelque sorte, pour profession de veiller à ne pas s’y laisser brûler les doigts. « Quasi aquam ferventem, frigidam esse, ita vos putatis leges. » (Curculio, act. IV, sc. II.)
On a dit, avec raison certainement, que Plaute avait fait pour les banquiers, ce que Molière avait fait pour les médecins. Il ne devait pas être le seul à les transporter sur la scène.
Antoine, reprochant à Octave ses prétentions aristocratiques, lui rappelait qu’il avait eu dans sa famille, des argentarii qui avaient noirci leurs mains dans la pratique du Collybus[328].
[328] « Cassius Parmensis quadam epistola, non tantum ut pistoris, sed etiam ut nummularii nepotem, sic taxat Augustum ; materna tibi farina ex crudissimo Ariciæ pistrino : hanc finxit manibus Collybo decoloratis, Nerulonensis mensarius. » Suétone, Augusti vita, ch. IV.
Il est incontestable, cependant, que leur profession fut honorée. On les appelait usuellement boni, optimi viri, et il fallait bien qu’il en fût ainsi, puisqu’ils recevaient sans cesse des missions de confiance volontaires, de la part des particuliers et de l’État. C’est ce que nous dit expressément Cicéron[329] : « De quærenda et collocanda pecunia, commodius a quibusdam optimis viris ad Janum medium sedentibus, quam ab ullis philosophis ulla in scola disputatur. » « On discute mieux sur les fonds à gagner et à faire valoir, chez certains hommes optimi qui siègent auprès du Janus du milieu, qu’on ne pourrait le faire dans aucune école de philosophes. »
[329] Pro Cæcina, IV, 72, 3. Voy. aussi Aur. Victor, De viris illustr., 72, 3. Horace, Sat., liv. I, VI, 86.
Sous l’Empire, on les qualifiait de perfectissimi, honestissimi, clarissimi.
Ces manieurs d’argent, qui étaient évidemment plus ou moins considérés selon leur réputation et leur valeur personnelle, étaient soutenus par le caractère de leur profession, lorsqu’elle s’exerçait au grand jour ; ils étaient en relation avec l’univers entier. Ils avaient des correspondants partout où se faisait le commerce ; à défaut d’autres confrères, ils y trouvaient les publicains, banquiers eux aussi, à l’occasion.
Il ne saurait être douteux, en effet, que les relations d’affaires les plus actives aient existé entre les argentarii et les publicains. Nous avons démontré que les administrateurs des grandes Compagnies se réunissaient au Forum. Cicéron les y voyait tous les jours, et, par eux, avait des nouvelles du gouvernement de son frère en Asie. Ils y venaient, avec bien d’autres, traiter des affaires devant les tabernæ argentariæ, et surveiller aussi le cours de leurs actions qui devait se modifier, sous l’influence de la politique du jour, être très chères ou à bon marché, comme l’indique Cicéron, suivant les nouvelles de la guerre ou de tout autre événement public[330].