Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
2o Avance de fonds, placements et autres actes divers. — Mais ce n’est pas à cela que devait se borner l’intervention des banquiers romains, et nous allons leur voir accomplir, de bonne heure, les opérations qui les rapprochent davantage des banquiers modernes.
Cujas avait proclamé l’importance ou, du moins, la fréquence vraiment extraordinaire de leur intervention dans les affaires, lorsqu’il disait : « Et propterea nec, sine argentario, ullus contractus habebatur, in quo modo pecunia intercederet[273]. » « Ainsi, sans un banquier, aucune affaire d’argent n’était traitée. »
[273] Cujas, sur la loi 8, Depositi, lib. 9, Quæstiones Papin. — Voy. aussi Cicéron, Pro Quintio, 4, et L. 39, D., de solut., 46, 2.
Assurément, ils ont fait, comme opérations ordinaires et normales des avances d’argent, et, lorsque l’on ne trouvait pas à exercer le mutuum gratuit, avec un ami désintéressé, comme dit Saumaise, dans son traité de Fœnore trapesitico, on recourait au banquier qui prêtait à intérêt[274]. Plaute indique cette ressource, comme une chose toute naturelle, à l’égard d’un fils prodigue, dans son Pseudolus :
[274] Chap. I, p. 34 de l’édit. de Lyon, 1640.
Ba. « C’était l’occasion, s’il le voulait, de donner de l’argent.
Ca. Et si je n’en avais pas ? Ba… Tu en aurais tout de suite, tu trouverais à emprunter, tu irais trouver le banquier, tu lui offrirais un petit intérêt, et ainsi, tu en soutirerais à ton père. »
On appelait, parfois, les banquiers fœneratores, ce qui indique qu’ils pratiquaient usuellement le prêt à intérêt ; ils le firent même, sous diverses formes de contrats. Il est fort probable, d’ailleurs, que si le dépôt irrégulier fut usité chez eux sur une grande échelle, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, c’est que non seulement les banquiers spéculaient sur leur argent, mais qu’ils faisaient valoir aussi celui qui leur était confié, lorsqu’on le laissait se confondre dans leur caisse.
Les abus de l’usure paraissent, cependant, avoir été pratiqués au moins dans les temps anciens, plus encore par les particuliers et spécialement par les riches patriciens que par les banquiers. C’est ce qui nous semble résulter, nous l’avons déjà dit, du caractère politique des révoltes provoquées par les dettes et l’usure.
Cependant, de très bonne heure, sans doute, les banquiers cessèrent d’opérer exclusivement sur les valeurs métalliques en nature. De leurs opérations de crédit, le mutuum, c’est-à-dire la livraison des espèces, avec stipulation d’intérêts, dut être la forme la plus primitive et la plus simple, c’était la forme accessible à tous, prêteurs et emprunteurs ; celle que le droit romain protégeait par ses actions les plus normales. Le mutuum et la stipulation, en dehors des paroles réservées aux citoyens, étaient, on le sait, des contrats du droit des gens, et ils étaient protégés par des actions stricti juris. C’était, qu’on nous permette le mot, le procédé classique et usuel de tous les temps.
Mais les banquiers, apud omnes gratiosi[275], procédaient par d’autres combinaisons plus caractéristiques et plus spéciales à leur métier, sur lesquelles nous aurons à nous arrêter davantage.
[275] Cicéron, De offic., 14, no 58.
Au contraire, ce serait sortir de notre sujet, que de parler des incidents législatifs, judiciaires ou politiques, dont les intérêts furent l’occasion, sous toutes les formes admises. Tantôt libres, tantôt défendus absolument, le plus souvent limités à un taux maximum, les intérêts donnèrent lieu à des abus que nous avons eu souvent à signaler en passant, et dont nous devons nous borner, en ce moment, à rappeler la persistance.
Mais ce que nous devons remarquer, ici, c’est que ces abus furent tels, qu’on avait des doutes, même encore à l’époque de l’Empire, sur la moralité et l’utilité des opérations de banque. Sénèque, dont nous avons indiqué les débordements usuraires en Sardaigne, pouvait encore se permettre de dire philosophiquement au public : « Quid fœnus et calendarium, et usura, nisi humanæ cupiditatis extra naturam quæsita verba ? Quid sunt istæ tabulæ, quid computationes, et venale tempus et sanguinolentæ centisimæ ? Voluntaria mala ex constitutione nostra pendentia… inanis avaritiæ somnia[276]. » « Qu’est-ce que le capital, et le livre des échéances, et l’intérêt, si ce n’est autant d’expressions inventées par la cupidité humaine et hors nature ? Qu’est-ce que ces registres et ces comptes, et ces délais coûteux et ces intérêts couverts de sang ? Ce sont des maux que nous voulons et qui découlent de notre constitution… des imaginations de notre vaine avarice. »
[276] Sénèque, De Benef., VII, X.
Les banquiers devaient survivre à toutes les déclamations et à toutes les lois, aussi bien que la représentation légitime du loyer de leur argent, quelle que fût la forme employée pour en assurer le recouvrement.
Nous avons des documents positifs très anciens, déterminant ce qu’il y a de licite et d’usuel dans leurs actes, et l’on en retrouve encore, jusque dans les recueils de Justinien. Marquardt en a tracé un tableau d’ensemble. « C’est par l’intermédiaire des argentarii », dit-il[277], « que se faisaient la plupart des payements, comme aussi ils se chargeaient de l’encaissement des sommes dues, du placement à intérêt des capitaux, de la vente des marchandises et particulièrement de la liquidation des hérédités par la voie de la vente aux enchères, et enfin des placements de toute nature ; les opérations de change, notamment l’échange des monnaies étrangères et la vente des monnaies romaines, paraissent avoir été réservés aux nummularii. Ceux-ci, d’ailleurs, comme les argentarii, faisaient toutes les opérations qui rentraient dans le commerce des banques, acceptaient des capitaux en dépôt, faisaient des payements pour le compte d’autrui, plaçaient des capitaux à intérêt, et pour les opérations de change prélevaient un bénéfice ou agio. »
[277] Op. cit., p. 80 et 82.
On retrouve donc, dans le ministère des banquiers, c’est-à-dire dans l’accomplissement de ces actes et dans ceux sur lesquels nous allons donner quelques indications plus précises, les attributions réparties chez nous entre les agents de change, les commissaires priseurs et les courtiers, pour les auctiones ou ventes publiques[278], les changeurs, les escompteurs et les sociétés de crédit de toute espèce.
[278] Voy. Caillemer, Revue historique, 1877-78, p. 400, et les curieux détails relatifs aux tablettes de Lucius Cæcilius Jucundus, découvertes à Pompéi en juillet 1865 : Tabulæ auctionnariæ. — Voy. aussi la thèse de M. Cruchon, p. 196 et suiv.
A Rome très probablement, comme dans certaines de nos grandes places commerciales aujourd’hui, les spéculateurs en étaient venus, vers la fin de la République, à ne plus traiter, même les affaires les plus simples, sans l’intervention des intermédiaires de profession. C’est cette pratique très commode et très avantageuse sous certains rapports, qui donne une si grande importance commerciale et de si gros bénéfices, spécialement aux courtiers en marchandises de Marseille, depuis de longues années. Nous avons cité le passage de Cujas qui signale ce trait des mœurs publiques comme très caractérisé dans la société romaine ; il faut bien qu’il en fût ainsi, pour que les banquiers y fussent si nombreux et désignés sous des titres si divers que, malgré la multitude de noms que nous avons signalés, nous n’en avons pas certainement épuisé la liste.