Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
§ 3. — Des Gracques à Sylla. — Suite des lois judiciaires. — Les publicains sont les maîtres dans l’État. — Apogée de leur puissance. — Leurs abus. — Marius (643-111 à 665-89).
Si l’on veut suivre les grandes lignes, fixer les traits caractéristiques de l’histoire des publicains, c’est aux luttes du Forum, aux comices, et particulièrement aux lois judiciaires, qu’il faut revenir. C’est par là que les spéculateurs affirment directement leur puissance.
Nous avons déjà dit que jusqu’à Sylla, ce furent les chevaliers, et par conséquent les publicains qui eurent presque constamment l’avantage dans ces luttes incessantes. Cicéron déclare que, dans cette période, l’ordre équestre a jugé seul sans interruption, pendant cinquante années[425]. Peut-être y a-t-il quelque exagération dans cette affirmation ; ce qui est certain, c’est que le droit concédé aux chevaliers par les Gracques leur fut reconnu par la loi agraire de Thorius (643-111).
[425] Cicéron, Div. in Quintum Cæcilium, III, XXI-XXII.
Cette loi, que nous avons annoncée, à l’occasion de la loi agraire des Gracques dont elle atténua les effets, est pour nous, encore au point de vue des lois judiciaires, d’un intérêt particulier. Elle s’occupait expressément de régler la compétence des procès entre les publicains et ceux avec qui ils traitaient en sous-ordre ; c’est aux citoyens de la première classe du cens, c’est-à-dire aux riches chevaliers, qu’elle attribuait formellement le droit de juridiction[426]. On peut dire comme avant, sous ce nouveau régime, encore : « Nefas esse publicanum judicare contra publicanum[427]. » L’exploitation de la province pouvait se continuer en sécurité.
[426] Lex Thoria agraria, 643-111, Egger, Latini sermonis vetustioris reliquiæ, p. 217 : « Quoi publicano ex h. l. pequnia debebitur… Si publicani de ea re recuperatores sibi dari postulabunt, quodplus aliterve cum pequniam sibi deberi dari ve oportere deicant tum cos… pr… prove pr… quo in jous adierint in diebus X proxsumeis quibus de ea re in jous aditum erit ex civibus L, quei classis primæ sienta XI dato unde alternos du… » — Voir aussi, § 42, Belot, op. cit., qui a très soigneusement analysé les dispositions nombreuses et diverses de cette loi, p. 189 et suiv.
[427] Cicéron, Pro Flacco, 4.
A d’autres points de vue, cette loi déplut aux chevaliers. Appien dit qu’elle arrêta la distribution des terres, et qu’elle fixa les domaines entre les mains des possesseurs[428]. Ce fut un procédé très opportun pour diminuer le trouble apporté par les lois agraires antérieures, mais il résulta de cette loi une diminution considérable dans le montant des impôts à recouvrer par les publicains ; c’est ce qui souleva leur mécontentement. Le Sénat ne se décourageait pas et ne désertait pas la lutte ; il la soutenait sans force et sans mesure, comme un gouvernement malhabile de réaction ; mais il n’abandonnait pas l’espoir de reconstituer ses anciens privilèges. En 647-107 ou 648-106, Servilius Cæpion proposa l’abolition de la loi judiciaire de Caius Gracchus, et le retour aux anciens usages, par la restitution de la justice aux sénateurs. Il s’attira par là les haines du peuple, qui le lui fit rudement sentir à son retour de l’armée des Gaules[429].
[428] Voy. les nombreux détails donnés à ce sujet par Mommsen, Hist. romaine, t. V, p. 145 et 146, note 1.
[429] Appien, G. civ., I, 27.
Pour soutenir cette loi, Crassus prononça un discours qui dut être fort éloquent, car on le faisait apprendre dans les écoles de Rome, vers la fin de la République, comme un modèle du genre.
Si on veut juger de la passion des partis, du degré d’exaltation auquel on était arrivé dans ces discussions, et du point sur lequel ne cessait de porter la lutte, on n’a qu’à lire l’extrait de ce discours que Cicéron nous a conservé : « Arrachez-nous, arrachez-nous de la gueule de ceux dont la cruauté ne peut se rassasier de notre sang, ne permettez pas que nous soyons soumis à d’autres qu’à vous envers qui, seuls, nous pouvons et nous devons l’être[430]. »
[430] Cicéron, Brutus, 36 ; De Oratore, II, 70. Belot, op. cit., p. 194 et 195 : « Eripite nos », disait Crassus, « eripite nos ex faucibus eorum, quorum crudelitas nostro sanguine non potest expleri, nolite sinere nos cuiquam servire nisi vobis universis quibus et possumus et debemus. »
On ne sait pas bien sûrement si Crassus obtint ce qu’il demandait, et si, en effet, en vertu d’une loi Servilia, le Sénat arriva à composer seul les Quæstiones, et à en expulser les chevaliers, ainsi qu’on l’a soutenu. En tout cas, ce ne fut pas pour longtemps.
On peut affirmer en toute hypothèse, en effet, que les efforts de Cæpion et de Crassus furent sans résultat sérieux, car presque immédiatement après leur tentative, avortée ou non, une nouvelle loi, de repetundis, votée sur l’initiative de Servilius Glaucia, reconnaissait encore aux chevaliers, la part la plus importante de la judicature politique, et spécialement assurait leur juridiction sur les concussions des fonctionnaires dans les provinces[431].
[431] On fixa à 600,000 sesterces (120,000 fr.) le cens équestre qui était nécessaire pour être juge ; on exigea, en outre, dans une loi Servilia (De repetundis), datée à peu près de la même époque, que l’on eût au moins trente ans, et au plus soixante ans pour faire partie des tribunaux. Il est certain que cette disposition, quoique comprise dans une loi spéciale, fut de celles qui devinrent communes à toutes les Quæstiones. Nous avons indiqué plus haut, que cela se pratiquait pour beaucoup d’autres règles de droit. Au reste, il existe quelque incertitude sur ces lois Servilia et sur leurs dates. Ce n’est pas ici le lieu de développer ces controverses qui nous éloigneraient de l’histoire des publicains. Les documents sont divergents à cet égard. M. Belot, qui a très savamment traité cette partie de l’histoire romaine, dit qu’un mot de Julius Obsequens, compilateur du cinquième siècle, a fait croire à un partage entre les sénateurs et les chevaliers. Tacite affirme la restitution complète ; et, d’autre part, une inscription rapportée par Orelli (no 565) est dédiée à Cæpion : Ob judicia restituta. Mais MM. Belot et Laboulaye (loc. cit.) hésitent à admettre cette opinion qui ne nous paraît pas vraisemblable. Voy. Belot, op. cit., chap. V : Les chevaliers romains devant les tribunaux ; Histoire des lois judiciaires depuis le temps des Gracques jusqu’à la dictature de César, et Mispoulet, Les institutions politiques des Romains, t. II, chap. XXI, p. 473, qui signale, avec les dates suivantes, quatre lois judiciaires dans la période que nous étudions : Lex Cæcilia, 631 ou 632-123 ou 122 ; Lex Servilia, 648-106 ; Lex Livia, 663-91 ; Lex Plautia, 665-89. Ce serait sortir du cadre de cette étude que de les examiner chacune dans leurs détails. Maynz, dans l’introduction de son Cours de droit romain, no 92, fournit quelques explications à cet égard. Nous devons nous borner à renvoyer à ces autorités.
Les chevaliers furent si reconnaissants à Glaucia de cette disposition, qu’ils voulaient le nommer consul, et les comices, toujours disposés à les suivre en cette matière d’intérêt commun, s’y seraient prêtés sûrement, si sa fonction de préteur n’eût empêché Glaucia de poser sa candidature[432].
[432] Cicéron, Brutus, 62 ; De Oratore, II, 48. Cette loi, appelée Servilia de repetundis, est donnée par M. Egger, dans ses Latini sermonis reliquiæ, en un extrait de seize pages, 231 à 246 ; elle se référerait à une date peu certaine, entre 648-105 et 654-99. M. Belot accepte cette dernière date (op. cit., p. 241). Les extraits reproduits par M. Egger contiennent de nombreux détails auxquels nous ne saurions nous attarder ici ; quelques-uns sont indiqués à la note précédente.
En même temps, sur la motion de Saturninus, on constitua et on mit en mouvement un tribunal spécial, pour réprimer les abus commis en Gaule par les magistrats, au cours de la guerre Cimbrique[433]. C’était encore une satisfaction donnée aux manieurs d’argent chevaliers, contre ceux qui avaient osé se permettre de les poursuivre.
[433] Voy. Mommsen, Hist. rom., V, p. 176 et 179. Voy. aussi Belot, p. 239, et Velleius, II, 11. — Valère-Maxime, VIII, 15, no 7. — Salluste, Jugurtha, 65. — Diodore, Fragm., L, XXXIV.
Au reste, les auteurs de ces mesures, Glaucia et Saturninus, n’étaient que les acolytes d’un plus grand personnage, à l’instigation duquel ils agissaient, et dont ils dépassèrent même les intentions.
Marius était venu, après ses victoires contre l’ennemi du dehors, continuer au dedans l’œuvre des Gracques ; mais en soutenant la plèbe, c’est surtout contre les nobles qu’il dirigea ses coups, et c’est à eux qu’il devint odieux.
Caius Gracchus avait été l’homme politique, arrivant, par le seul ascendant de sa personne et de son nom, à se créer un gouvernement monarchique dont il avait été le chef, sous des apparences démocratiques. Marius fut le général qui, soutenu par le prestige de ses victoires, et à l’occasion par le bras de ses vétérans, faisait pressentir les tyrannies militaires à la veille de devenir définitivement maîtresses du pouvoir. Il ne se servit pas de ses légions, aussi constamment que bien d’autres, pour arriver à ses fins politiques, mais ce furent ses réformes militaires qui permirent aux généraux vainqueurs de rester, au retour de leurs expéditions, les maîtres de leurs armées, et, avec elles, d’usurper la toute-puissance.
Né hors de Rome, d’une famille appartenant à l’ordre des chevaliers, c’est par l’influence de cet ordre, et spécialement par le dévouement des publicains, qu’il était arrivé au consulat ; il leur était, par ce fait, naturellement favorable.
Cependant, les mesures imprudentes de ses agents ayant déchaîné le désordre et l’anarchie dans Rome, tous les riches, indistinctement, en furent alarmés. C’est que les troubles politiques qui aggravent en réalité la misère des pauvres, beaucoup plus qu’ils n’atteignent la fortune des riches, sont redoutés cependant, surtout par ceux qui possèdent.
Ce fut un trait d’union entre les sénateurs et les publicains, qui se liguèrent contre le parti de Marius, en vue de l’intérêt commun de leurs fortunes menacées par les troubles de la rue. Il leur parut à tous qu’il fallait, à tout prix, faire cesser les dangers matériels du régime nouveau. Une nouvelle loi agraire vint les encourager à presser ce rapprochement.
Mais les chevaliers n’eurent pas à souffrir de ces événements ni, par conséquent, les publicains. Une loi de Saturninus était venue en 653-101 enlever encore aux sénateurs, pour la leur donner, la compétence en matière de violence et d’injure ; en sorte que Cicéron a pu dire qu’en 654 c’était l’ordre équestre qui tenait tous les tribunaux, et il avait par là, dans ses mains, le gouvernement de l’État[434].
[434] Cicéron, Pro C. Rabirio, VII.
Au surplus, les actes d’hostilité ne tardèrent pas à reparaître entre les deux puissances : Nobilitas et Publicani.
En 663-91, Drusus, au nom du Sénat, proposa à la plèbe de s’unir pour combattre les chevaliers. C’était une alliance trop disparate pour être durable ; elle pouvait devenir préjudiciable à trop de personnes pour n’être pas condamnée d’avance. Drusus fit cependant accepter un instant sa motion de retirer les jugements aux chevaliers ; il organisa même une quæstio pour faire juger les faits de corruption des juges eux-mêmes ; mais ces tentatives retombèrent bientôt, elles aussi, dans le néant. « Drusus fut dans l’impossibilité manifeste de rendre les jugements au Sénat », dit Appien[435].
[435] G. civ., I, 35. M. Belot, op. cit., p. 255 et suiv., est entré, d’après Cicéron, Asconius, Tite-Live, Appien et Velleius Paterculus, dans de nombreux détails sur le rôle joué par Cæpion, Scaurus, Crassus, Philippe, Drusus et sur les projets de réforme de ce dernier. Ce sont les péripéties de la lutte que nous avons dû résumer en deux mots, mais que l’on peut retrouver reproduites par les écrivains indiqués ci-dessus, dans la partie de leur histoire de Rome correspondant à cette époque. La concession du droit de cité aux Italiens intervient comme un instrument de combat entre les deux ordres, et, par là, les guerres sociales se rattachent aux luttes de la politique intérieure entre sénateurs et financiers.
Drusus s’était attaqué à un ennemi redoutable.
Comme les Gracques, auxquels il semblait avoir voulu emprunter leurs procédés en vue d’une cause opposée, il périt de mort violente dans la rue. L’auteur de l’assassinat ne fut pas découvert.
Pendant que se poursuivaient ces luttes sur le terrain législatif, les chevaliers, maintenus toujours maîtres de cette puissance judiciaire qu’on ne cessait de leur disputer, continuaient à l’exercer impudemment à leur profit dans les tribunaux.
Sur l’initiative du tribun Mamilius[436], les nobles, accusés de s’être vendus à Jugurtha, furent déférés aux Quæstiones des chevaliers. Il étaient jugés d’avance.
[436] Salluste, Jugurtha, 30 et suiv.
Un prêtre, C. Sulpicius Galba, et quatre consulaires furent condamnés à l’exil : « C. Galbam, L. Bestiam, C. Catonem, Sp. Albinum, L. Opimium, Gracchani judices sustulerunt », dit Cicéron dans son langage expressif[437]. Cette fois encore il se montre sévère pour les juges chevaliers. Il les appelle les Gracchani judices ; cela suffit à expliquer la sentence. Salluste dit, dans le même sens : « Nobilitate fusa per legem Mamiliam » (645-109).
[437] Cicéron, Brutus, 34.
En 649-106, les chevaliers se vengèrent aussi des malheurs publics, qui pesaient sur leurs affaires, en poursuivant d’autres grands personnages. On ne pardonna pas à Cæpion ses expéditions d’Orange et de Toulouse.
Quel que fût l’esprit de parti qui ait dirigé les poursuites et les condamnations, les chevaliers, en frappant haut, n’en avaient pas moins frappé juste, la plupart du temps. Ils ne devaient pas tarder à abuser bien autrement de leur puissance.
C’était encore dans le cours du septième siècle. Il restait, paraît-il, à Rome, quelques survivants des anciens jours, assez courageux, assez amis des lois et de la justice pour réprouver la fraude et chercher à la réprimer ; assez haut placés, pour n’avoir à redouter les représailles de personne.
Mucius Scævola, grand pontife et consul, était le descendant de cette illustre famille, où l’on était traditionnellement, de père en fils, à la fois jurisconsultes profonds et vaillants hommes de guerre. Il fut nommé préteur en Asie. C’était, à cette époque, une des provinces les plus maltraitées par les publicains et les négociateurs qui s’acharnaient sur ces riches contrées.
Mucius Scævola, avec l’aide de son questeur Publius Rutilius Rufus, avait rétabli l’ordre et réprimé d’affreux brigandages. Il avait fait rendre justice aux provinciaux, frappé les exacteurs, fait exécuter et mettre en croix, comme c’était son droit, ceux qui s’étaient signalés par les crimes les plus graves. Tous les ans, les Asiatiques célébrèrent, depuis lors, en son honneur, une fête appelée Mucia, afin de rappeler la reconnaissance que leur avait inspirée cette bienfaisante et courageuse administration. Le Sénat avait approuvé sa conduite. Mais les chevaliers se sentirent tous frappés ou menacés par ces rigueurs nouvelles[438] dans la personne des publicains et aussi dans celle des magistrats, punis pour avoir autorisé leurs excès.
[438] Waddington, Les fastes des provinces asiatiques, no 5 ; P. Rutilius Rufus ; Tite-Live, Epit., LXX ; Dion Cassius, fr. 97 ; Asconius, In Divin., 12.
Ne pouvant atteindre Mucius Scævola, à cause de sa haute situation, ils s’attaquèrent à ses lieutenants. En 661-93, ils accusèrent audacieusement Publius Rutilius Rufus, le questeur qui s’était particulièrement dévoué à la courageuse mission de justice de son chef[439].
[439] Mommsen, Hist. rom., t. V, p. 61.
Rutilius était consulaire, juriste et historien. C’était un stoïque, au moins par le caractère, car c’est à lui que Valère Maxime attribue une parole devenue célèbre à juste titre. Un ami à qui il refusait de rendre un service inique lui ayant dit : « Comment puis-je avoir besoin de ton amitié, si tu ne fais pas ce que te je demande ? » Il lui avait répondu : « Et moi donc de la tienne, si pour toi je dois faire des choses malhonnêtes[440] ? » Ni l’honorabilité de son rang et de sa personne, ni l’élévation de son âme, ni la justice et la légalité des actes qu’il avait accomplis sous les ordres et la responsabilité de son chef, ne purent le soustraire aux poursuites des publicains.
[440] Tacite, Ann., IV, 43 ; Diodore, XXXVII, 5 ; Dezobry, t. III, p. 376 ; Ledru, op. cit., p. 69 ; Mommsen, op. cit., V, p. 168 : « Quid ergo mihi opus est amicitia tua, si quod rogo non facis ? » — « Imo quid mihi tua, si propter te aliquid inhoneste facturus sum ? »
Rutilius se rendit à la sommation qui lui fut adressée, mais ne voulut pas se défendre, parce qu’il comparaissait devant des juges ouvertement vendus à la cause des publicains ou publicains eux-mêmes. Cet homme de bien fut, sans hésitation, condamné à l’exil ; sa fortune fut confisquée. Malgré Mucius Scævola et d’autres citoyens intègres, il fut condamné comme coupable d’exactions, et obligé de payer de ses deniers, aux vrais criminels, des indemnités considérables pour les services qu’il avait rendus à la justice, par l’accomplissement des devoirs de sa charge. Le sentiment public en fut révolté : Quo judicio, convulsam penitus scimus esse rempublicam[441].
[441] Cicéron, Brutus, 30.
Valère Maxime s’écrie, à l’occasion de ce récit, dans son chapitre de la majesté chez les Romains : « Qu’y a-t-il de plus malheureux qu’une condamnation, de plus dur que l’exil ? Cependant ce malheur, en frappant P. Rutilius, victime d’une cabale de publicains, ne lui fit rien perdre de sa considération personnelle. Comme il se dirigeait vers l’Asie, toutes les villes de cette province envoyèrent des députés à sa rencontre pour lui offrir à l’envi un asile. Est-ce là un exil ou n’est-ce pas plutôt un triomphe ? Il se fixa à Smyrne, au milieu des provinciaux qu’il avait défendus au péril de sa vie[442]. »
[442] Valère Maxime, VI, 44. Lorsque Sylla arriva au pouvoir, il offrit à Rutilius de rentrer dans Rome, mais celui-ci préféra mourir en exil. Quintil., Just. or., XI, 1 ; Cicéron, De Republ., I, 8 ; Brutus, 22 et 91.
Cette condamnation, outrageusement inique, qui bravait ouvertement les lois et la justice, ne resta pas un fait isolé, quoiqu’elle fût de nature à rendre circonspects les magistrats trop bien intentionnés, et à tempérer le zèle de leur conscience, pour les réformes financières.
Les poursuites et les condamnations aux peines les plus sévères se multiplièrent, deux ans après, à l’occasion des révoltes de l’Italie. Le tribun Quintus Varius fit créer une quæstio spéciale dite de haute trahison, qui frappa à coups redoublés sur les sénateurs suspects d’hostilité aux idées des publicains. Gaius Cotta, Marcus Scaurus, vieillard austère, prince du Sénat, et beaucoup d’autres membres de la nobilitas se virent accusés ou condamnés sans raison[443]. Suivant Florus, qui n’est assurément pas plus sévère que les autres historiens de cette période, les chevaliers, maîtres de la vie et de la fortune des plus nobles citoyens, pillaient impunément les trésors de l’État.
[443] Florus, III, 17.
A cette époque, une redoutable crise financière, suite des événements de la guerre, avait éclaté sur Rome. La guerre sociale répandait ses ravages en Italie, troublant le commerce, détruisant les récoltes, arrêtant les affaires de la péninsule ; et en même temps, Mithridate organisait cette immense et subite révolte de l’Asie Mineure tout entière, dont nous avons parlé, qui devait mettre l’existence même de Rome en danger.
Au massacre de cent cinquante mille Italiens libres ou esclaves, femmes, vieillards et enfants, avait succédé la confiscation de tous leurs biens et l’arrêt subit de toutes ces entreprises financières, industrielles ou commerciales organisées sur cette terre féconde et qui, pour la plupart, venaient correspondre avec les spéculateurs de Rome, et souvent se centraliser entre leurs mains. Les immenses sociétés de publicains, reconstituées par Caius Gracchus, avaient dû être les premières atteintes.
Les Romains avaient déjà, comme l’expliquait plus tard Cicéron dans son discours pro lege Manilia, des capitaux considérables engagés en Asie, et qui paraissaient compromis ou même perdus pour toujours. C’était la gêne pour beaucoup, la ruine pour quelques-uns. Les sénateurs ne furent pas les moins maltraités par ce krach italo-asiatique ; nous verrons la preuve certaine de la détresse de quelques-uns dans les lois sulpiciennes.
Les banquiers de Rome avaient sans doute fait face aux premiers besoins ; mais, pressés de rentrer, à l’échéance, dans les fonds avancés par eux à cette occasion ou même antérieurement, ils avaient voulu agir avec énergie contre leurs débiteurs. Ceux-ci avaient demandé des délais. Ils avaient fait même plus, et, suivant les conseils de leur misère, ils avaient tenté de faire appliquer à leurs créanciers les anciennes lois répressives de l’usure, tombées en ce moment en désuétude.
Le magistrat compétent, le préteur urbain Sempronius Asellio, paraissait disposé en leur faveur. C’en fut assez ; on ne lui laissa pas le temps de rendre ses sentences. Le tribun Lucius Cassius se mit lui-même à la tête d’une troupe de ces financiers qui réclamaient leur payement ; ils trouvèrent le préteur occupé à accomplir une cérémonie religieuse ; ils se précipitèrent sur lui et le massacrèrent, encore revêtu des habits du sacrifice. Ils laissèrent son corps mutilé auprès du temple de la Concorde.
Jamais les auteurs de cet assassinat audacieux et sacrilège ne furent poursuivis. C’était l’œuvre de la vengeance des chevaliers menacés dans leur argent ; on était sûr que jamais une condamnation ne serait prononcée, pour un pareil fait, par les tribunaux chargés de le juger[444].
[444] Tite-Live, Epit., LXXIV ; Belot, Hist. des chev., p. 262 ; Mommsen, Hist. rom., t. V, p. 237.
Sans doute, pour profiter de la réprobation que dut produire cet événement dans le peuple, Plautius Silvanus proposa une loi qui offrait plus de garanties d’impartialité par le choix des juges, et, en effet, il la fit voter (665-89)[445]. Les trois ordres étaient représentés dans les quæstiones nouvelles. Mais ce ne fut qu’un palliatif insuffisant. Les chevaliers restaient, en fait, les maîtres, dans les tribus, surtout dans les tribus rustiques et dans les municipes chargées de déléguer chacune leurs quinze jurés ; ce fut sur leur désignation et, par conséquent, dans leurs vues, que les délégations furent faites, et les tribunaux restèrent, au fond, à peu près ce qu’ils étaient avant la réforme, tant il est vrai que partout les financiers dirigeaient tout. Il y avait là, certainement, plus qu’une influence morale ; ce n’était pas la considération qu’ils inspiraient qui pouvait agir sur le peuple. Il y avait dans les masses encore, cette solidarité d’intérêts avec les publicains et leurs affaires, qui persistait, pour assurer à ceux-ci le pouvoir, tant que le peuple restait le maître de ses votes.
[445] Asconius, In Cornel.
La loi Plautia ne fut abolie qu’en 674-80, par Sylla[446].
[446] Asconius, In Div. ; Cicéron, Pro Cornelio ; Belot, op. cit., p. 264.
Peu de temps après la crise financière et la loi Plautia, en 666-88, le tribun Publius Sulpicius Rufus proposa une loi que nous devons signaler, parce qu’elle visait dans sa première disposition la crise financière, dans la seconde, les jurys de publicains.
Il proposait d’abord de déclarer déchu de son titre tout sénateur qui aurait une dette supérieure à 2,000 deniers, soit 2,250 francs. Il voulait éviter ainsi, pour le Sénat sans doute, la déconsidération bruyante qui avait atteint les débiteurs insolvables sur lesquels la crise avait attiré l’attention du public. On ne peut s’expliquer que de cette façon, la mesure générale dirigée contre les sénateurs, pour une somme relativement si faible dans leur passif. On y voit, en même temps, la preuve que, malgré les lois et les préjugés, les sénateurs s’étaient laissé prendre dans les spéculations lointaines.
Dans la seconde proposition, Sulpicius Rufus demandait que l’on rappelât tous ceux qui avaient été condamnés par les anciennes quæstiones de chevaliers. Il comptait, sans doute, davantage sur les jurés choisis par la loi Plautia. Il se trompait, nous l’avons vu.
Il dut, au reste, le pressentir lui-même, car, dans une troisième disposition, il cherchait à modifier le vote dans les tribus, en faisant une nouvelle distribution des citoyens dans ces tribus et en admettant les affranchis à y voter.
Ces motions passèrent avec quelques difficultés, mais le temps des délibérations et des formes légales allait disparaître. Dans les luttes du Forum, on avait commencé par le bâton, on en venait désormais à l’épée et à l’invasion des légionnaires en armes. Il ne fallait rien moins que cela pour détruire la puissance des publicains et des financiers, qui avaient tout envahi.