Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
Section IV.
La religion, les beaux-arts, la vie privée et le luxe des chevaliers.
Tout s’enchaîne dans les mœurs et dans les lois des grands peuples. Les Romains des premiers temps, instinctivement utilitaires, avaient tout fait, d’abord, en vue de la puissance de leur race ; la religion avait dû naturellement se prêter à ces tendances habilement patriotiques de la cité encore barbare.
« Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres races », dit Montesquieu, « que les premiers firent la religion pour l’État et les autres l’État pour la religion[75]. » Cela est parfaitement vrai, sinon dans les détails extérieurs du culte, du moins, dans l’esprit général qui en dominait toujours les pratiques incessantes.
[75] Montesquieu, Dissertation sur la politique des Romains dans la religion.
M. Gaston Boissier, qui n’admet certainement pas la donnée historique de Montesquieu d’une manière absolue, puisqu’il indique très savamment les origines italiennes et grecques des croyances romaines, affirme cependant que : « jamais peuple n’a été préoccupé autant que les Romains de l’importance et des droits de l’État : ils lui ont tout sacrifié », dit-il, « leurs vieilles habitudes et leurs sentiments les plus chers. » Plus loin, il ajoute : « La religion des Romains devait sembler aux Grecs la création la plus originale d’un peuple pratique et sensé, qui avait réussi à discipliner toutes les forces de l’homme, même les plus déréglées et les plus rebelles, et à les tourner vers un but unique, la grandeur de l’État[76]. »
[76] La religion romaine d’Auguste aux Antonins, I, p. 11 et 34, introduction, ch. 1er. Polybe, VI, 56.
Il ne faut donc pas s’étonner que la religion ait changé de caractère à Rome, non seulement sous l’influence des mœurs privées, mais encore par l’effet de la politique ; elle s’effaça presque complètement, lorsque le patriotisme traditionnel fut remplacé dans les âmes, par l’ambition personnelle et la soif de l’or.
En harmonie avec la pensée dominante, la religion romaine, à l’exemple des mœurs et des lois, avait, dès ses origines, placé la richesse à peu près au-dessus de tout, en ce monde. Plaute disait : « Quand on est aimé des dieux, on fait toujours de bons profits », et M. Boissier conclut avec raison que dans cette religion, « ce n’est pas, comme dans le christianisme, le pauvre qui est l’élu du Seigneur, c’est le riche[77]. »
[77] G. Boissier, Religion romaine, t. I, p. 22, introd., ch. 1er. Plaute, Curculio, IV, 2, 45.
La richesse finit logiquement par l’emporter sur le terrain religieux, comme sur tous les autres. On lui avait donné partout le premier rang ; elle arriva à tout asservir.
Les cérémonies du culte étaient devenues, à la fin de la république, à peu près uniquement le luxe des fêtes officielles, ou le passe-temps des classes aristocratiques et riches, qui n’aimaient à faire revivre les mœurs anciennes, que pour se parer de leurs souvenirs. L’indifférence absolue pour les pratiques religieuses avait envahi cette société travaillée par le scepticisme philosophique, ou rabaissée par l’entraînement des passions[78]. On laissait les édifices sacrés se dégrader dans l’abandon. Auguste, qui voulait rétablir les anciennes croyances, dut dépenser de nombreux millions pour la restauration de quatre-vingt-deux temples consacrés aux dieux et aux déesses, à Rome seulement. Quelques-uns de ces beaux édifices commençaient à tomber en ruine[79]. Par la volonté des empereurs, le paganisme reprit, en effet, quelque vogue pendant les deux premiers siècles, comme si les sentiments religieux devaient naturellement reparaître, au moment même où le règne de l’argent venait de toucher à sa fin.
[78] Eod., p. 51, 60 et 70, introd., ch. II.
[79] Inscript. d’Ancyre. Mommsen, Res gestæ divi Augusti, p. 60. G. Boissier, Religion romaine, t. I, p. 84 et 85, livre 1er, ch. 1er. Marquardt, Le Culte chez les Romains, 3e période, traduction de notre cher et savant collègue M. Brissaud, t. I, p. 86. Paris, Thorin, éditeur, 1890.
Ce qui était resté des anciens rites était devenu, dès les débuts de l’influence grecque, très sensualiste, et même, en certaines circonstances, choquant jusqu’à l’obscénité ; tout répondait au culte effréné du plaisir et de la matière qui le procure.
Et comme les arts sont le reflet exact, non seulement des goûts, mais aussi des tendances humaines, ils suivirent la même voie. Le goût moderne ne s’y est pas trompé. Si l’on veut, de nos jours, construire une bourse ou une maison de banque, on ne songe pas, assurément, à y commettre les doux charmes de l’ogive gothique ; on fait instinctivement, de l’édifice, un temple grec ou romain.
Par une transformation que le temps et les événements ont produite à bien d’autres égards, quelques églises de la Rome contemporaine ont conservé le nom, d’origine grecque, des basiliques, et leurs formes architecturales. Le culte catholique ne nous semble pas répondre à ces ordonnances rectilignes et à ces harmonies plastiques, belles assurément, mais privées des pénombres graves et mystérieuses des cathédrales du moyen âge, et des plus belles églises de la Renaissance. La basilique ancienne représentait bien ce qu’elle devait être : la continuation du Forum, où l’on parlait d’affaires et de plaisir.
Les statues de bronze et de marbre, les belles colonnades, les monuments somptueux se multiplièrent indéfiniment dans les quartiers riches de Rome. Si l’on en croit les restitutions que nous en ont faites les archéologues et les artistes, le Forum, à l’avènement d’Auguste, devait présenter dans son ensemble, un amas de temples, de basiliques, de riches statues, de superbes portiques, disposés sans beaucoup d’ordre. Tout cela fait penser au luxe dispendieux, mais voyant et parfois indiscret, des gens trop vite enrichis.
« Les Romains eurent des arts », dit M. Viollet le Duc, « parce qu’ils comprenaient que les arts doivent exister dans tout État civilisé ; c’était une affaire de convenance, non de conviction comme chez les Grecs et les Égyptiens… Voilà pourquoi, quand ils en usèrent, ils le firent souvent sans mesure… Quant à lui, le Romain ne demande qu’une chose, c’est que son œuvre soit romaine, qu’elle soit un signe de grandeur et de puissance[80]. »
[80] Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture, 3e entretien, p. 93.
Le patriotisme héroïque des ancêtres avait cédé la place, dans le cœur de ces nouveaux citoyens, à l’orgueil égoïste de la fortune. Il fallut l’empire pour humilier ces vanités malfaisantes ; il fallut le culte scientifique et le respect du droit privé, pour rectifier les esprits agités ; il fallut surtout le christianisme, pour relever les âmes avilies par le vice d’abord, et ensuite par la servitude politique.
Les Grecs ont été les artistes de Rome, et c’est à eux, presque exclusivement, que l’on doit les belles œuvres de sculpture, dont les Romains décoraient leurs places publiques ou leurs solides monuments. Par eux pénétra aussi dans les esprits, l’amour des lettres. « La muse au vol rapide vint visiter la nation sauvage de Romulus[81]. » Mais c’est par eux aussi que les procédés malhonnêtes se sont introduits dans les usages privés et les spéculations de Rome. Ils ont servi d’intermédiaires et d’agents, aux mœurs dépravées qui venaient de leur pays. Ils ont trafiqué de leur vieille expérience, pour initier les rudes et belliqueux laboureurs, devenus riches, à tous les raffinements du luxe et des vices du monde de l’Orient déjà usé.
[81] Aul. Gel., XVII, 21, 45. G. Boissier, La Religion romaine, Introd., chap. I, p. 46.
Les chevaliers, enrichis par leurs grandes spéculations et leurs entreprises lointaines, aussi bien que les patriciens gorgés de l’or de leurs proconsulats, connurent, comme nos financiers modernes et plus encore, toutes les recherches de la vie opulente. Il ne faut pas arriver à l’époque de Mécène, d’Horace et d’Auguste, pour voir apparaître les villas somptueuses des environs de Rome ou de Naples, avec leurs belles eaux courantes, leurs cascatelles, leurs épais ombrages, leurs splendides horizons ménagés à plaisir[82]. Au sixième siècle de Rome, on suit déjà les stations balnéaires pleines de charmes, dans la montagne, ou sur les rivages d’une mer admirable, avec leurs excursions bruyantes et coûteuses, leurs spectacles et leurs jeux. Depuis la seconde guerre punique, les scorta s’étaient multipliées comme les mouches quand il fait très chaud ; ce sont les expressions mêmes de Plaute. Elles se tenaient surtout, avec les lenones, autour des argentariæ, là où se pratiquait le maniement de l’argent et de l’or, au Forum[83].
[82] Voir, pour les détails sur les fortunes privées à Rome, Duruy, Histoire des Romains, t. I, chap. XIX.
[83] Plaute, Truculent., I, 1, 45 :
Le nombre des esclaves attachés au service de la maison se compte par centaines, et nous ne pouvons pas, par ce que nous voyons autour de nous, nous faire une idée du luxe devenu de bon ton à Rome, avec les mœurs asiatiques[84].
[84] Voy. Wallon, Histoire de l’esclavage, t. II, part. II, chap. III. G. Boissier, Religion romaine, t. II, p. 343, liv. II, ch. IV : Les esclaves.
Cicéron, le plus illustre, sinon le plus fidèle représentant de la classe bourgeoise et provinciale, de l’ordre des chevaliers, chevalier lui-même par son origine, nous parle dans ses lettres de tout cela, comme de choses ordinaires et passées dans les mœurs. Sa correspondance, particulièrement celle qu’il entretint avec son ami Atticus et son frère Quintus, est pleine de détails curieux à ce sujet. Arrêtons-nous-y un instant, c’est la vie de la haute finance, l’existence que menaient les chevaliers et les publicains distingués.
Tour à tour avocat très occupé, orateur politique, consul, homme très influent au Sénat, proconsul et général d’armée en Cilicie, il a su se constituer, comme les autres, un riche patrimoine. Il est propriétaire ; il place des fonds en dépôt chez les publicains, avec lesquels il est en relations constantes d’affaires ou d’amitié.
Il n’a pas tardé à avoir sa maison de Rome, que le peuple démolit en un jour de colère. Il en avait plusieurs autres. Il a acheté et somptueusement meublé de nombreux domaines qu’il possède simultanément en Italie, qu’il habite tour à tour, et d’où il correspond avec ses amis et ses alliés politiques. Il réside tantôt à sa villa de Cumes, tantôt sur ses terres de Pouzzoles, ou dans sa maison de Pompéi, ou dans celle de Formies, ou de Clusium, ou du lac Lucrin, ou encore dans celle d’Arpinum, sa ville natale ; il marchande des terrains un peu partout et les achète à sa fantaisie. Il va se reposer aux bains de Naples ou de la voluptueuse Baïa, dont Martial disait : « Penelope venit ; abit Helene[85]. Elle vint Pénélope et s’en retourna Hélène. »
[85] Martial, I, 62.
Pour son séjour favori de Tusculum, il commande en Grèce des statues de marbre et de bronze, et passe en revue les divinités dont les images conviendront à sa bibliothèque ou à sa salle de jeux. Il ne veut, dit-il, ni les Bacchantes, ni Mercure, ni Mars, quoiqu’il ait été homme d’affaires à la ville, et proclamé imperator par ses soldats, dans les camps de sa province d’Asie ; ce qu’il veut d’habitude, c’est avoir chez lui une salle dans le genre des gymnases de la Grèce, et beaucoup de livres grecs et latins. Il choisit, pour ses villas, des mosaïques, des colonnes du plus beau marbre, aménage lui-même ses appartements d’hiver et d’été, dont il dirige l’orientation et le coup d’œil en vue des diverses saisons. C’est ainsi qu’on ouvrait, pour le plaisir des yeux, de larges avenues dans les forêts environnantes, afin d’apercevoir à l’horizon, les montagnes, les monuments, les temples de marbres richement colorés, et les portiques de la ville voisine ou de Rome elle-même. Les juristes savent que les Romains, toujours processifs, même quand il s’agissait de leurs goûts artistiques, fraudaient, parfois avec leurs acheteurs, et plaidaient ensuite avec eux sur la beauté des aspects que leurs domaines pouvaient offrir, près des rivages de la mer[86].
[86] Cic., De offic., III, 4.
On oubliait peut-être un instant, dans ces lieux charmants, le tumulte des comices, et les luttes ou les affaires du Forum, les épées cachées sous les toges pendant les assemblées populaires, le sang versé dans les rues, et jusque sur les degrés même du Capitole, sans respect de l’inviolabilité des tribuns, ni de la pourpre consulaire, ni de la sainteté des monuments consacrés aux dieux.
Cicéron se séparait ainsi parfois des préoccupations du barreau et de la tribune aux harangues, témoin de ses triomphes oratoires ; il allait souvent aussi aux beaux jardins de son gendre Crassipès. Il parlait grec chez lui ou dans ses lettres, quand il voulait avoir des souvenirs aimables, être poétique ou plaisant. Il vivait sans trop de contrainte, entouré de l’affection des siens et particulièrement de celle de Tullia, sa fille bien-aimée, et de son petit Cicéron, qu’il faisait instruire sous ses yeux, mais à la vérité sans succès, dans l’art de l’éloquence ; il soignait l’éducation de ses esclaves favoris.
Il avait pour hôtes ou pour voisins des amis, spécialement des jeunes gens, parfois Pompée, Crassus, Marius ; il raconte lui-même, qu’il amena une fois avec lui, de Baïes à Naples, Anicius, dans une litière à huit porteurs, avec une escorte de cent hommes armés, et rit de l’impression que produisit ce déploiement de forces inusité, sur son ami[87].
[87] Ad Quint., II, 10, (633-655).
Ainsi passait le temps. On causait gaiement, on déridait même assez facilement jusqu’à Trébatius, le grave jurisconsulte ; on organisait des parties de pêche à la mer et dans les lacs, des repas champêtres, des excursions ; on allait aux spectacles, aux jeux et aux fêtes de la ville voisine ; on expédiait des courriers et on en recevait ; on dissertait et l’on riait des mets nouveaux ou des surprises de la température.
Et dans le cours rapide de cette vie de plaisir et de luxe, le maître du logis trouvait encore le temps de se recueillir, de lire les œuvres des littérateurs et des poètes, de composer des vers, d’écrire d’innombrables lettres et de savants livres de philosophie. Sans doute, il préparait aussi ses discours, sous l’inspiration de cette nature si riche d’elle-même, et si belle de tous les raffinements de l’art et de la fortune.
Telle était, avec moins d’art, de goût et d’esprit assurément, mais avec la même opulence, la vie de beaucoup de ces publicains, de ces banquiers, de ces negotiatores enrichis des dépouilles du monde, plus portés à la dépense, évidemment, que les vieux magistrats ou les patriciens de Rome.
Comme aujourd’hui peut-être, ces hommes nouveaux aimaient le luxe brillant, plus encore que les douceurs de la vie intime ; ils étaient arrivés tout à coup aux plus étonnantes faveurs de la fortune, et c’étaient des Italiens amoureux des modes de la Grèce. Les Romains de l’antiquité allaient disparaître pour toujours.