Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
2o Régime des impôts en Sicile. Les Decumani. — Il y avait en Sicile de nombreuses compagnies de publicains. Il y en avait plusieurs pour l’impôt sur les récoltes du blé, de l’orge ou des autres produits du sol ; il y en avait pour les douanes (portoria) ; pour l’exploitation des pâturages publics (scripturæ) ; pour le transport des blés nécessaires à l’alimentation de Rome ; et certainement il y en avait d’autres, auxquelles étaient adjugés les grands travaux publics.
Souvent la même compagnie réunissait en ses mains plusieurs entreprises. C’est ce que nous verrons se produire pour l’impôt sur les récoltes et sur les douanes et les scripturæ, notamment à Syracuse. Mais nous n’avons dans les Verrines, rien de spécial aux adjudications de travaux publics dans la province ; c’est pourquoi nous ne parlerons que des adjudicataires de l’impôt, sous ses diverses formes.
Or, il est certain que tout en maintenant les mêmes règles générales, on traitait avec plus ou moins de rigueur les provinces, suivant que Rome avait eu plus ou moins de peine à les soumettre. Dans chaque province, on faisait même parfois des différences entre les villes et les régions, pour le régime des personnes et des biens, et aussi pour la répartition des charges publiques ou des impôts, et c’est ce que nous voyons se produire, d’une manière très marquée, en Sicile[467].
[467] Cicéron, Verr., act. II, lib. III, no VI.
L’impôt sur les diverses récoltes du sol était l’un des plus importants. Les publicains chargés de le percevoir s’appelaient les decumani ; c’était les publicains de choix, nous en avons dit la raison ; c’est sur eux principalement que nous trouverons des renseignements dans les Verrines.
Ici encore, nous laisserons de côté les détails de droit, et certains points controversés et bien connus depuis longtemps ; nous retrouverons tout cela, si nous nous occupons de l’objet des entreprises des publicains, dans une seconde partie de notre étude ; nous continuons ici à nous placer au point de vue plus général de l’histoire.
Parmi les diverses régions de la Sicile, il en était de très favorablement traitées. Cinq villes avaient été déclarées exemptes d’impôts (sine fœdere immunes). Pour deux autres, les impôts n’avaient pas été mis en adjudication. Ailleurs, à Halicye, par exemple, les résidents étrangers payaient l’impôt des céréales, tandis que les indigènes en étaient dispensés[468]. Enfin, on avait accordé à l’île tout entière cette faveur de rester, pour la perception de l’impôt, sous l’autorité de la loi qui lui était appliquée avant la conquête, la loi sicilienne d’Hiéron. Cicéron reproche formellement à Verrès de n’avoir pas respecté cette loi[469].
[468] Verr., act. II, lib. III, nos VI et XL.
[469] Verr., act. II, lib. III, no VII : « Tu homo minimi concilii, nullius auctoritatis injussu populi ac senatus, tota sicilia recusante, cum maximo detrimento atque ideo exitio vectigalium totam Hieronicam legem sustulisti. » Une étude spéciale de cette loi a été publiée en Allemagne par H. Degenkolb, Die lex Hieronica und das Pfändungsrecht der Steuerpächter. Berlin, 1861.
Ce qui nous paraît plus exceptionnel et plus favorable encore, dans cette législation fiscale, c’est que l’adjudication de la ferme de l’impôt sur les récoltes, qui aurait dû se faire à Rome comme toutes les autres, se faisait sur les lieux mêmes, en Sicile, et d’après les anciens usages. Ainsi, les indigènes pouvaient se rendre plus facilement adjudicataires, et, en fait, ce furent quelquefois les villes elles-mêmes qui se chargèrent de la perception de leurs propres impôts[470]. Ce procédé fut employé dans d’autres provinces, et notamment il fut expérimenté dans l’Asie Mineure. C’est là que se réglait la lex Censoria, le cahier des charges qui devenait la loi des adjudicataires.
[470] Cependant, en 679-75, les consuls firent transporter par exception, à Rome, l’adjudication des dîmes de l’huile, du vin et des petits légumes de Sicile (Cicéron, De Republ., III, 6 ; Verr., act. II, lib. III, no VII).
Dans certaines provinces, notamment dans les provinces espagnoles et carthaginoises, on établissait un impôt fixe, vectigal certum ; en Asie, la locatio censoria était réglée, à cette époque, par la loi Sempronia ; en Sicile, le procédé était le plus supportable de tous, l’impôt étant proportionnel. C’était le dixième de la loi d’Hiéron, que l’on avait conservé[471].
[471] Verr., act. II, lib. III, no VI.
Enfin, l’appréciation des récoltes pour la fixation des dîmes à prélever, était établie par des censeurs élus par les Siciliens eux-mêmes, et que ceux-ci choisissaient de façon à ce que la répartition se fît de la manière la moins vexatoire et la plus équitable[472].
[472] Verr., act. II, lib. III, no LIII : « Jam vero censores quem ad modum in Sicilia isto prætore creati sint, opere pretium est cognoscere. Ille enim est magistratus apud Siculos, qui diligentissime mandatur a populo, propter hanc causam, quod omnes Siculi ex censu quotannis tributa conferunt : in censu habendo potestas omnis æstimationis habendæ summæque faciundæ censori permittitur. »
En ce qui concerne le régime fiscal, la Sicile était donc aussi bien partagée que possible. C’était une loi sicilienne qui réglait les bases de la perception, et le règlement des détails s’y faisait dans un cahier des charges qui, rédigé en Sicile, devait s’inspirer de l’esprit et des besoins locaux, beaucoup mieux que s’il eût dû, comme ailleurs, arriver tout fait de Rome, avec l’adjudicataire et ses nombreux acolytes.
Il n’en était assurément pas partout ainsi. Cicéron dit que la Sicile est la seule province qui n’ait pas la haine des publicains et des negotiatores. C’était, sans doute, par suite des effets de cette législation bienveillante, avant le passage de Verrès.
Au surplus, il ne faut pas s’étonner de ces faveurs, qui avaient un caractère exceptionnel, fort probablement. La Sicile était une des provinces les plus rapprochées de l’Italie, par la situation géographique, aussi bien que par les mœurs. La civilisation avait passé sur ce sol pour venir de la Grèce à Rome, et c’est sur cette île féconde et de relations sûres, que les Romains eux-mêmes avaient souvent trouvé un appui dans leur lutte avec Carthage et les rois africains. La Sicile fournissait d’immenses quantités de blé pour l’alimentation de Rome.
L’impôt était levé en nature par les decumani, et expédié par eux à la ville ou aux armées ; c’était un premier dixième de la récolte ; on y ajoutait un second dixième acheté par les soins du préteur. La Sicile fournissait ainsi annuellement à Rome 6,800,000 modii, c’est-à-dire 586,958 hectolitres, composés de la dîme imposée, de la dîme achetée à 7 fr. 15 l’hectolitre, plus de 69,054 hectolitres achetés à 10 francs, prix fixé par le Sénat, et assez rémunérateur pour cette époque[473].
[473] Belot, Hist. des chev., p. 173. — Une grande partie de ce blé était destinée aux distributions gratuites ou à prix réduits, inaugurées par les Gracques. — Voy. la note de M. Belot, loc. cit. — Verr., act. II, lib. III, no LXX.
C’est à peine si nous avons besoin de dire que Verrès exerçait ses prélèvements sur chacune de ces redevances. Nous allons en parler plus bas avec Cicéron.
Le grand orateur nous fournit aussi des renseignements intéressants sur l’impôt des douanes. La Sicile avait à cet égard des règles propres, comme la plupart des autres provinces. Cet impôt a été fort savamment étudié à plusieurs reprises. Verrès en avait largement mésusé, comme de tout le reste ; nous allons avoir l’occasion de le démontrer.