Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
Section II.
Aperçu historique sur les banquiers et les lieux de réunion des
spéculateurs, au Forum et dans les basiliques.
On se rappelle, pour ainsi dire tout naturellement, la description du Forum par Plaute[552], telle que nous l’avons donnée plus haut, en lisant les lignes suivantes de M. Bozérian, consacrées à dépeindre le mouvement de la Bourse de Paris : « Il est une heure moins un quart, de toutes les rues et de tous les carrefours du voisinage débouche une masse compacte d’individus de tout âge, de tout rang, de toute mine. Partis de points opposés, ils se dirigent vers un centre commun. Suivons la foule et, chemin faisant, tâchons de saisir, au milieu des groupes qui nous entourent et nous pressent, les phrases et les mots échappés aux plus expansifs[553]. » Peut-être en trouverions-nous là, parmi de fort honnêtes gens du reste, quelques-uns auxquels on pourrait appliquer les vers du vieux poète Lucilius que nous avons aussi rapportés[554], « du matin au soir courent au Forum des hommes préoccupés d’un seul souci : feindre l’honnêteté et se tromper les uns les autres. »
[553] Jeannotte-Bozérian, La Bourse, ses opérateurs et ses opérations Paris, 1859, p. 17.
[554] Supra, eod.
Où vont-ils ? A Rome, ils se dirigeaient, à l’origine surtout, vers les tabernæ des argentariæ ; c’est aussi ce qu’ils avaient fait en France. Sous la régence, ils furent d’abord dans la rue Quincampoix, et puis sur la place Vendôme ; « on chercha, cependant, à les loger quelque part, et comme on se plaignait du bruit qu’ils faisaient, au duc d’Orléans lui-même : Mais où voulez-vous que je mette ces gens-là, demanda celui-ci. — Monseigneur, répondit le prince de Carignan, qui se trouvait présent, je leur offre mon hôtel de Soissons. L’offre fut acceptée. Le prince de Carignan, qui avait flairé une bonne spéculation, fit construire, immédiatement, dans le jardin de cet hôtel, un grand nombre de petites baraques. Il les loua 500 livres par mois, ce qui lui assura tout d’un coup un revenu d’un demi-million. Après un mois de séjour à la place Vendôme, les agioteurs prirent possession de leur nouveau local où ils purent crier à leur aise[555]. »
[555] Jeannotte-Bozérian, op. cit., p. 15.
C’était la copie, inconsciente sans doute, des tabernæ veteres ou novæ, construites et louées par l’État ; bientôt on devait, naturellement, arriver aux basiliques. Ce fut la Bourse, pour nous. « Poursuivons notre course », reprend M. Bozérian. « Un vaste monument rectangulaire attire nos regards par la régularité de ses lignes et la grandeur de son aspect. On dirait un temple grec consacré à quelque divinité du temps passé ; c’est le temple consacré à l’idole du temps actuel[556]… »
[556] Eod., p. 17.
Tout ce que l’on trouve à l’intérieur des basiliques à Rome et dans la Bourse de notre temps, personnel et nature d’affaires, tout semble avoir, comme les lieux de réunion, suivi à travers le temps les mêmes phases.
Quant à la nature des affaires, d’abord, c’est sur les valeurs métalliques que porte surtout le trafic de nos agents de change primitifs, des courratiers, tel qu’il fut réglé par ordonnance de Philippe le Bel, du 22 juillet 1305, pour leur conférer le droit de changer les monnaies et les matières d’or et d’argent non monnayées. Et la loi du 6 floréal, ainsi que le décret du 13 fructidor an III, s’occupent encore de la même marchandise que pesaient, contrôlaient ou échangeaient au Forum, l’argentarius primitif, le vascularius ou même l’antique libripens. « Il est défendu, aux termes du décret, de vendre de l’or ou de l’argent, soit monnayé, soit en barre, en lingots, ou ouvrés, ou de faire des marchés ayant ces matières pour objet, sur les places et dans les lieux publics autres que la Bourse. »
Mais la nature des affaires se modifie avec les progrès de la civilisation ; depuis Law c’est le commerce des valeurs et des titres qui a déjà pris le dessus, et les métaux finissent par ne plus se montrer à la Bourse.
Déjà, du temps de Plaute aussi, le commerce des métaux, presque le seul pratiqué anciennement, semble dominé, au Forum, par les affaires d’une autre nature. Comme chez nous, c’est sur les billets, les avances de fonds et autres opérations du même genre que l’on trafique désormais. Nous y avons vu les gros manieurs d’argent de toute nature, chacun à leur place accoutumée sur le Forum ou dans la basilique. On dirait que la loi sur la police de la Bourse du 28 vendémiaire an IV a déjà déclaré que « le local intérieur de la Bourse sera disposé de manière que chaque négociant et marchand puisse s’y choisir une place fixe et déterminée, tant dans les salles que dans les jardins du bâtiment. »
En parcourant l’histoire interne de ce personnel et de ces groupes, nous avons signalé des analogies plus saisissantes encore, dans l’usage de se réunir par catégories, parce qu’il est des classifications qui s’établissent en tout temps identiquement, d’elles-mêmes, et s’imposent surtout dans le monde des financiers. Nous ne reviendrons pas sur ces considérations. Rappelons-nous seulement que nous avons trouvé, sur un point, les intermédiaires de tout repos, les boni homines, et autour d’eux les hommes riches qui circulent, diteis qui ambulant, comme s’il s’agissait de la corbeille officielle. Ce sont plus loin les escompteurs, les fœneratores, qui exercent leur utile fonction. Ce sont enfin ceux qui stipulent, c’est-à-dire qui font des affaires de tous genres, car la stipulation est, à Rome, la seule forme de contracter qui se prête à tout. Comment ne pas penser à l’asphalte des boulevards, en voyant autour de ces derniers, circuler ce type bien connu à Rome, des scorta exoleta et des diteis damnosi mariti, qui les suivent de près ?
On nous pardonnera de faire ces rapprochements à travers les siècles, ils nous amènent à nous demander s’il existait à Rome, des textes de loi analogues à ceux que nous venons de signaler dans notre propre histoire.
Nous n’avons pas ces textes, il faut bien l’avouer, mais nous pouvons au moins admettre comme certaine l’existence d’usages constants ou de dispositions réglementaires sur les affaires d’argent, comme il en existait chez nous, avant les lois de floréal et de fructidor.
Nous avons constaté, en effet, que la fonction des argentarii avait, sous quelques rapports, un caractère public, qu’elle constituait une sorte d’office ministériel en certains cas ; aussi les banquiers eux-mêmes furent-ils placés sous la surveillance du Præfectus urbi.
D’autre part, nous avons vu que c’est par l’État qu’étaient construites et louées aux argentarii, les tabernæ veteres ou novæ ; c’était l’État qui exerçait là une surveillance, et une sorte de police consacrée par les mores.
Les archéologues ont étudié avec un soin minutieux, dans les textes, dans les inscriptions et dans les ruines de Rome, l’histoire de cette place illustre du Forum avec ses argentariæ et ses basiliques. Nous ne reproduirons ici que ce qui peut être intéressant au point de vue du personnel et des affaires que nous étudions.
Quant à l’histoire publique du personnel, c’est-à-dire des banquiers spécialement, nous ne nous en occuperons qu’après avoir parlé du lieu de leurs opérations. C’est par l’étendue, la richesse architecturale de ce que nous pouvons appeler les bourses de Rome, que nous pouvons juger de l’importance des banquiers, bien plus que par les faits, même les plus saillants de leur histoire publique.
Les banquiers ne sont pas en relief d’ordinaire, comme les publicains, dans les événements de l’histoire politique ou économique de Rome, parce qu’ils ne furent que les intermédiaires des financiers, et sans doute particulièrement de ces magistri societatum, de ces sociétaires qui, avec leurs puissantes ressources, accomplirent tant de grandes choses, pour les revenus ou les travaux de l’État. Nous avons vu que les banquiers faisaient circuler les fonds ou les billets des publicains, lorsque les tabellarii des compagnies n’y suffisaient pas, comme ils le faisaient pour les négociants de toute espèce ; mais, par cela même, leurs opérations étaient d’ordre secondaire et leur rôle effacé.
Nous nous bornons à rappeler ce que nous avons dit en traçant l’histoire interne de cette profession.
En politique, comme en matière financière, ils gravitèrent autour des publicains et se confondirent avec eux, dans l’ordre des chevaliers. Aussi l’histoire de cette bourse de Rome, comme la nôtre, si féconde en naufrages, est-elle plus facile à suivre et plus intéressante à étudier, que l’histoire des banquiers qui la fréquentaient par profession, pour y servir d’intermédiaires. Nous commencerons donc par les choses, nous nous occuperons des personnes après.
§ 1er. — Le Forum.
Sigonius a été le premier à dire, et on a souvent répété après lui, que les banquiers étaient installés au Forum du temps de Tarquin l’Ancien. Il est certain, en effet, d’après Tite-Live, qu’il y avait déjà au Forum, dès cette époque, des tabernæ, c’est-à-dire ces boutiques où nous devons plus tard retrouver sûrement les argentarii[557].
[557] Tite-Live, liv. II, no 21.
Nous reconnaissons que la haute antiquité de ces origines est parfaitement possible, mais c’est seulement une conjecture, probable d’ailleurs, parce que l’intervention de gens habiles au pesage ou à l’appréciation des métaux est d’autant plus nécessaire, que la civilisation est moins avancée. Le libripens et les argentarii occupés des métaux nous paraissent donc compter parmi les agents les plus anciens, dans les transactions romaines, et c’est évidemment sur les marchés que leur place est fixée.
Mais il faut avouer aussi que l’existence de tabernæ, même construites et louées par l’État, n’implique pas directement qu’elles fussent exclusivement ou même principalement habitées par des banquiers. Il paraît certain, au contraire, que c’étaient des industries diverses qui les occupaient au début. « L’école où se rendait Virginie, quand elle fut saisie par les gens du triumvir Appius, était située sur le Forum. Lorsque son père fut réduit à la tuer, en vue de sauver son honneur, on nous dit qu’il alla prendre un couteau sur l’étal d’un boucher, aux boutiques neuves (305-449)[558]. »
[558] Gaston Boissier, Promenades archéologiques à Rome et Pompéi, chap. Ier : Le Forum, p. 21.
Il existait, en effet, fort anciennement, des boutiques sur l’un des côtés du Forum ; on en ajouta d’autres sur le côté opposé de la place ; les premières furent appelées tabernæ veteres, les autres tabernæ novæ[559].
[559] Voy. Dict. Daremberg et Saglio, vo Argentarii, art. Saglio et les auteurs anciens cités. — Varr. Ling. lat., VI, 9 et 59. — Tite-Live, IX, 40 ; XXVI, 11 et 27. — Florus, II, 6, 48. — Plaute, Curculio, IV, 1, 14 et suiv. ; Asin., I, 103, 112. — Cicéron, Acad., IV, 22 ; De Oratore, II, 66. — Tite-Live, III, 48 ; XL, 51. — Quintus, Instit., VI, 3, 58. — Pline, Hist. nat., XXXV, 4, 3, 210 à 367.
Ces dernières existaient antérieurement à l’époque de Caton[560].
[560] Ampère, op. cit., p. 269. Tite-Live, XXVI, 27.
Toutes ces boutiques furent construites dès l’origine par l’État, et, comme nous l’avons dit, louées pour son compte. C’étaient les censeurs qui étaient anciennement chargés de ce soin[561]. On en avait reconstruit sept qui avaient été consumées dans un incendie, sous le consulat de C. Céthégus et de S. Tuditanus, en 515-239[562]. Caton en fit construire quatre en 570-184[563]. En 578-176, on en éleva d’autres autour du forum[564] et d’autres encore en 583-171[565].
[561] Dict. Daremberg et Saglio, art. Saglio. Voy. Tite-Live, XI, 51 ; L. 32, D., De contrah. empt., 18, 1.
[562] Tite-Live, XXVII, 11.
[563] Eod., XXXIX, 44.
[564] Eod., XLI, 27.
[565] Eod., XLIV, 16. Voy. Plaute dans le Curculio, loc. cit., et aussi au Truculentus, I, 1, 47 ; Epid., I, 15 ; Mænæch., II, 2 ; Aulul., IV, v. 5, 53, 55, 56.
Il est probable que les petites industries furent bientôt chassées par le commerce des banques sur les métaux et sur les valeurs, plus utiles en ce lieu et d’un aspect plus élégant.
Ce qui le prouve, c’est que, après la guerre des Samnites, vers 412-342, c’est cette partie du Forum que Papirius Cursor choisit, pour lui donner un air de victoire nationale et de fête, en faisant appliquer, sur le devant des tabernæ, les boucliers dorés qui avaient été pris à l’ennemi. Et ce qui établit plus directement, que c’était là le domaine réservé aux banquiers, c’est que les historiens de Rome appellent, dès les temps les plus anciens, ces boutiques, d’une manière générale, les argentariæ[566]. C’est pour cela, sans doute, qu’en 538-216, Annibal, d’après Florus, voulant braver et humilier par avance les Romains avait, de son camp, mis en vente les tabernæ argentariæ.
[566] Tite-Live, IX, 40 : « Ejus triumpho longe maximam speciem captiva arma præbuere, tantum magnificentiæ visum in iis, ut aurata scuta dominis argentariarum ad forum ornandum dividerentur. »
Au delà de ces argentariæ, en se rapprochant du Capitole, on trouvait les deux Janus, c’est-à-dire « deux petits arcs carrés, percés de quatre portes et ornés de bas-reliefs ; ils s’élevaient devant le lieu où se construisit la basilique Æmilia, au bord de la voie sacrée, le supérieur près du canal, l’inférieur devant l’emplacement de la basilique. L’intervalle compris entre les deux s’appelait medius Janus[567]. » « Là », dit M. Saglio[568], « se tenait la bourse des Romains, et particulièrement sous les arceaux du Janus. »
[567] Dezobry, op. cit., t. I, p. 396, qui cite P. Vict. Reg. urb. R., VIII, in fine ; Horacio, I, épît. I, § 4. Porphyr., In Hor., I, épît. I, 54 ; Horace, II, sat. III, 18 ; Cicéron, Philipp., VI, 5 ; Off., II, 25.
[568] Loc. cit. Ovide, Rem. am., 561. Horace et Cicéron, loc. cit.
C’était là, évidemment, le centre du grand mouvement financier, puisque c’est là que s’élevaient, pour sombrer parfois en un instant, les plus grandes fortunes. C’était évidemment là, in foro infimo, que Plaute signalait la présence habituelle des gros banquiers et des financiers, boni homines et diteis qui ambulant, car c’est là que Cicéron place les mêmes hommes de son temps. « Viri optimi », dit-il, « ad medium Janum sedentes[569]. » Les boni homines sont seulement passés au superlatif, dans le langage de Cicéron, et ils sont assis, pendant que, sans doute, les financiers, comme ceux du temps de Plaute et comme ceux de notre temps, circulent autour d’eux[570].
[569] Cicéron, Off., II, 15.
[570] On sait qu’il a existé plusieurs autres marchés ou places sous le nom de Forum, on y spéculait sur d’autres marchandises, de là les noms de Forum Boarium, Forum Piscatorium, etc. Nous n’avons à nous occuper ici que du Forum romain, l’ancien Forum où se rend la justice et où se tiennent les grandes assemblées politiques dans les premiers temps.
C’est bien d’affaires de finances qu’il s’agit là, et non pas d’autre chose, car c’est là justement que l’on disserte, d’après Cicéron, sur les bonnes spéculations et l’emploi à faire des fonds, « de quærenda et collocanda pecunia », mieux que l’on ne sait disserter dans aucune école de philosophes[571].
C’est bien ainsi que devait être la bourse romaine, et nous la reconnaîtrons aussi bien dans ses résultats que dans ses personnages, lorsque nous nous rappellerons le lamentable récit de la satire d’Horace, et la plainte de cet exécuté de deux mille ans.
« Depuis que tout mon bien a sombré auprès des Janus, anéanti pour mon propre compte, je m’occupe des affaires d’autrui[572]. »
[572] Sat., lib. II, sat. III, v. 18.
Les enseignements que l’on en retirait étaient plus caractéristiques encore.
[573] Horace, Épît., lib. I, ép. I, v. 54.
« O citoyens, citoyens, ce qu’il faut chercher d’abord c’est l’argent ; la vertu passe après l’argent ; c’est ce que le Janus supérieur nous enseigne hautement ; c’est ce que proclament les jeunes gens, ce qu’ils répètent avec les vieillards. »
Mais, ainsi que le dit M. Boissier, « il fait souvent très chaud à Rome, et il n’est pas rare qu’il y pleuve ; les jours de pluie et les jours de chaleur, les affairés et les oisifs ne savaient où s’établir sur cette place découverte. C’est pour leur donner un abri que Caton établit sa basilique[574]. »
[574] Promenades archéologiques à Rome et à Pompéi, p. 22.