Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
LES
MANIEURS D’ARGENT
A ROME
JUSQU’A L’EMPIRE
APERÇU GÉNÉRAL DU SUJET
« Auctoritas nominis in publicanis subsistit. »
(Pline.)
« Unde regnarent judiciariis legibus… nisi ex avaritia… nam vectigalia… »
(Festus.)
I
Dans sa belle étude sur la vie privée de Cicéron, M. Gaston Boissier a écrit : « La richesse était une des plus grandes préoccupations des gens d’alors, comme de ceux d’aujourd’hui, et c’est par là peut-être que ces deux époques, qu’on a pris tant de fois plaisir à comparer, se ressemblent le plus[2]. »
[2] Cicéron et ses amis, II, I, p. 83, 7e édit. Hachette, Paris, 1884.
Rien ne nous paraît plus vrai que cette constatation d’un caractère, pourtant, nouveau.
Quand on examine de près les mœurs des trois derniers siècles de la république romaine, on s’aperçoit que la passion de l’argent vint exercer sur les hommes et les choses de ce temps, une influence périlleuse, qui semble agiter aussi nos sociétés modernes, à tous les degrés, de la base au sommet.
Mais ce qui peut paraître particulièrement surprenant, c’est que ce soit par des moyens de spéculation en tout semblables à ceux de nos financiers modernes, que les vieux Romains de la république aient organisé leurs plus vastes opérations, et, en même temps, satisfait leurs passions affreusement cupides, deux ou trois siècles avant notre ère. « Le crédit ? » écrivait un homme très autorisé, en rendant compte de notre travail[3], « les Romains l’avaient connu, et surtout l’avaient exploité vingt siècles avant nous. Les grandes compagnies par actions ? Vous les retrouvez vivantes, agissantes et florissantes dans ces sociétés de publicains organisées par l’État, se maintenant sous son patronage, portant même son étiquette officielle (publicum), intéressant toutes les fortunes privées et jusqu’aux petites épargnes de la plèbe à leurs spéculations, qui se rattachaient directement elles-mêmes au trésor de l’État. La commandite ? Elle existait aussi, dans l’antiquité, sous la forme de ces actions ou partes, dont il est si souvent question dans Cicéron, avec tous les caractères qui y sont attachés de nos jours… L’agiotage et les jeux de bourse ? A quoi donc, si ce n’est à cela même, se rapporteraient les textes des auteurs latins qui nous parlent si souvent de ruines subites ou de fortunes faites tout d’un coup au Forum, et du danger des naufrages entre les deux Janus ? N’avez-vous pas lu, dans tel discours de Cicéron, la description d’une de ces paniques du Forum, qui semblent dater d’hier… Il n’est pas jusqu’à nos banquiers et nos agents de change, dont on ne reconnaisse l’équivalent dans ces Argentarii ou Trapezitæ, qui tenaient caisse ouverte au Forum d’abord, et dans les Basiliques ensuite. »
[3] Le Correspondant du 10 déc., 1890, p. 934. Article de M. d’Hugues, professeur à la Faculté des lettres de Dijon.
C’est, en effet, par les mêmes associations de capitaux, par le jeu des mêmes responsabilités, par des combinaisons identiques au fond, que les Romains de la république surent opérer d’immenses mouvements de finances, exécuter des travaux gigantesques et merveilleux sur tous les points du monde connu, et, en même temps aussi, accomplir d’affreuses exactions et réaliser de scandaleuses fortunes.
On dirait que l’homme est condamné à recommencer sans cesse son œuvre, qu’il doit repasser toujours par les mêmes sillons, sur cette terre qu’il arrose de ses sueurs, tantôt dans l’emportement de ses passions et de ses luttes, tantôt dans les nobles et paisibles efforts du travail fécond de tous les jours.
Il ne faudrait pourtant pas nier le progrès, ni désespérer de l’humanité. L’humanité se dirige péniblement à travers des alternatives d’ombre et de lumière, mais elle avance, sans paraître découragée par ses hésitations, par ses erreurs ou par ses chutes. Elle tombe, mais c’est pour se relever, et reprendre énergiquement sa marche ascendante vers le grand inconnu.
Chez les Romains, l’amour affolé des richesses, fruit dangereux de la conquête, commença l’œuvre de dissolution du foyer familial, que l’influence de l’Orient et la plaie croissante du divorce vinrent achever. C’est par là, que l’ancienne société courut vers sa ruine. L’aristocratie de l’argent s’introduisit en souveraine dans le gouvernement de l’État ; elle dirigea tout, en s’emparant de la justice et des lois. On a répété, dans une circonstance récente, que la tyrannie judiciaire a perdu, chez nous, la révolution ; c’est par le même procédé que les publicains finirent par exercer, eux aussi, leur domination dissolvante. Les historiens de Rome l’ont dit eux-mêmes : Unde regnarent judiciariis legibus.
A la vérité, les Romains furent arrêtés dans cette course vers les abîmes ; mais ils le furent par une longue suite de despotes absolus, dont quelques-uns devaient être de véritables monstres et qui absorbèrent tout en eux.
Ils avaient encouru la peine de leurs entraînements et de leurs crimes ; ils la subirent comme un peuple dégradé et déchu, surtout dans les premiers temps, par le fait des gouvernements qu’ils méritaient, c’est-à-dire par la main sanglante d’un Tibère, ou de ce Caligula, qui instituait son cheval consul, ou des Néron et des Domitien.
Telle est la logique et la justice de l’histoire.
Grâce à Dieu, nous n’avons pas, sans doute, mérité de tomber aussi bas. Tout n’est pas encore à vendre, comme à Rome, dans notre vieux pays de France. Di omen avertant ! Que les dieux écartent ces présages !
Il semble, cependant, qu’il y ait pour nous, plus que des rapprochements piquants ou curieux à faire, devant un pareil spectacle. C’est un homme politique, un député en vue, M. Camille Pelletan, qui écrivait naguère : « Nous nous croyons la nation démocratique par excellence, et aucun pays n’a livré un pouvoir plus exorbitant à cette féodalité d’argent qui sera le grand danger de l’avenir. Maîtresse du crédit par la banque, du trésor par les emprunts, des routes et canaux par les grandes compagnies, elle dispose à son gré de la fortune publique. » On écrivait à Rome des choses semblables sur les publicains.
Les Romains furent nos ancêtres illustres, les chefs glorieux, malgré tout, de nos races latines, et ce sont eux que nous allons retrouver dans le récit de ces frappantes analogies financières, comme si, à certains égards, une lacune de vingt siècles s’était inopinément comblée entre leur temps et le nôtre.
Au reste, tout ce qui touche ce grand peuple est digne de nos préoccupations.
Lorsque l’empereur Napoléon III publia sa vie de César, on discuta et l’on prit parti sur son livre, comme on l’aurait fait sur les événements de la politique du moment. C’est, certainement, la personnalité de l’auteur qui mit en éveil ces polémiques, et qui fut incontestablement pour la plus grande part dans les opinions diverses, ou même dans les passions que l’œuvre suscita dans toute la presse contemporaine. Mais les analogies de la politique, du droit et des préoccupations publiques étaient si frappantes, entre le présent et le passé, qu’on ne pouvait guère, même abstraction faite des considérations personnelles, prendre parti pour ou contre César, sans se prononcer en même temps pour ou contre les actes de celui qui en avait écrit l’histoire.
C’est que la nature humaine reste toujours la même, avec ses grandeurs et ses bassesses, ses passions égoïstes et ses vertus, ses mobiles, tour à tour intéressés et généreux. Or, c’est là ce qui constitue l’objet des lois écrites et non écrites qui régissent la société dans tous les temps ; c’est, malgré tous les progrès réalisés, le fond toujours persistant, bien que perfectible, de l’histoire des peuples et de leur civilisation.
Où peut-on mieux voir le jeu de ces ressorts si divers, et, cependant, toujours si semblables à eux-mêmes, que dans l’histoire, de jour en jour mieux connue, de ce peuple qui fut le plus énergique, et devint, par ses propres forces, le plus puissant et le plus riche qui ait jamais été ? Rome ancienne a attiré, sur sa longue existence, l’attention des grands esprits de tous les temps, et ses quatorze siècles de gloire ont concentré sur elle, les regards étonnés ou craintifs de toutes les nations. Quel spectacle instructif peut présenter aux économistes et aux philosophes, aussi bien qu’aux législateurs et aux juristes, ou même aux simples observateurs quelque peu attentifs, l’étude de ces institutions se développant, depuis les humbles débuts de la Rome du Capitole, jusqu’à s’étendre sur l’univers entier !
C’est dans cet esprit que l’on a tenté de reconstituer en des synthèses vivantes, la religion, la cité, la famille, les castes, la propriété, les finances, les rapports d’obligations ; et dans cette œuvre de reconstitution, les lettres, l’histoire et le droit se sont rapprochés, pour se prêter un mutuel concours de forces nouvelles.
Le savant auteur de l’Histoire des chevaliers, qui consacra son existence laborieuse à approfondir l’histoire romaine, M. Émile Belot, mort récemment membre de l’Institut, osait écrire cependant en 1885 : « Des critiques qui unissent le goût littéraire à l’érudition, ont pu faire revivre quelques personnages remarquables parmi les contemporains de Cicéron, d’Auguste ou des autres empereurs. Ce sont là des points brillants sur un fond obscur. Ce qui échappe, c’est ce que le peuple romain a de plus original et de plus intime : ce sont les ressorts secrets de sa politique, le jeu de ses institutions, les rapports mutuels de ses classes, c’est-à-dire la physiologie de ce grand corps dont les savants ne nous font connaître que le squelette, et les littérateurs quelques traits vivants, mais épars[4]. »
[4] De la révolution économique et monétaire qui eut lieu à Rome au milieu du troisième siècle avant notre ère, et de la classification générale de la société romaine avant et après la première guerre punique. Paris, 1885.
Ces lignes paraîtront peut-être, à beaucoup de personnes, entachées de pessimisme, ou de sévérité pour les illustres devanciers de l’auteur ; il nous semble, cependant, que M. Belot les a justifiées en partie par ses recherches, et que même elles restent encore vraies, à l’égard du rôle que les financiers n’ont cessé de jouer, pendant les trois derniers siècles de la république romaine.
Montesquieu nous a laissé quelques mots lumineux sur cette extraordinaire puissance et sur les maux qu’elle devait engendrer. Mais il semble avoir voulu ne jeter qu’en passant, un éclair de son pénétrant génie, sur cet élément, si considérable pourtant, du monde romain. MM. Duruy et Mommsen ont fait sentir, dans de remarquables passages de leurs grandes œuvres historiques, le mouvement et les influences souvent prédominantes de ces publicains, de ces manieurs d’argent. Bossuet avait vu et signalé tout cela, lorsque, résumant tout en un mot, il avait dit, dans son Histoire universelle : « L’argent faisait tout à Rome[5]. » C’est ce que nous chercherons à montrer, se réalisant dans la pratique de la constitution, des mœurs et des lois romaines[6].
[5] Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, IXe Époque.
[6] Montesquieu, ainsi que MM. Mommsen, Duruy et les autres éminents historiens de Rome, avaient l’idée assurément très haute et très nette de cet état de choses, mais aucun d’eux ne l’a, nulle part, présentée dans un tableau d’ensemble. On trouve éparses, dans leurs œuvres, des observations du plus grand intérêt, au point de vue des idées que nous nous proposons de développer nous-même dans cette étude ; c’est pourquoi nous aurons fréquemment recours à ces autorités, en citant, par extraits, les observations habituellement brèves, mais très caractérisées parfois, qui nous ont soutenu pendant toute la durée de notre travail.
II
Nous ne voulons pas parler de ces immenses usures bien connues, dont le souvenir étonne, et qui soulevèrent à plusieurs reprises les révoltes de la plèbe. C’étaient là des actes privés, très simples en eux-mêmes, qui se traitaient le plus souvent directement, isolément, de capitaliste à emprunteur, et ne se rattachaient à la vie publique de l’État que par leur généralité ou par les protestations que provoquaient leurs abus. Les lois sur l’usure ont été souvent étudiées et nous n’avons pas à y revenir.
Nous ne dirons à ce sujet qu’un mot : c’est qu’il ne faut pas se faire d’illusion sur les vertus romaines. Ce furent des vertus civiques de dévouement à la patrie et de courage, qui enfantèrent des prodiges. Mais à côté d’elles vinrent se placer, par une sorte de contraste, ou plutôt comme conséquences morales de ce que ces énergies avaient d’excessif et de déréglé, le dédain de la vie et des souffrances d’autrui, poussé, envers les ennemis et les esclaves, jusqu’à la plus affreuse cruauté, et aussi une rapacité, une passion du gain, un culte de la richesse, qui se portèrent systématiquement et légalement jusqu’aux derniers excès, surtout envers les provinciaux.
On abandonne toute illusion à cet égard, lorsqu’on voit ce que se permirent les hommes jouissant du plus grand renom d’austérité et de vertu parmi les anciens, et cela peut suffire pour indiquer ce que durent faire les citoyens moins illustres : ce sera Caton l’ancien, distribuant ses capitaux à d’innombrables emprunteurs et les pressurant sans pitié ; Sénèque poussant aussi loin que possible ses indignes usures[7] ; Brutus prêtant à 48 pour 100, et Scaptius, son agent, tenant assiégés dans la salle de leurs délibérations les sénateurs de Salamine[8], qui ne lui payent pas ses créances, les y cernant avec une troupe de cavaliers empruntée au proconsul, et, dans cette nouvelle espèce de siège, faisant mourir de faim cinq sénateurs[9] ; Pompée usant de ses armes et de son autorité pour trafiquer, dans tout l’Orient, avec les villes obligées de lui emprunter, et surtout de lui rendre, augmentés d’intérêts énormes, ses millions. On disait de lui : « Tu vois les os des rois desséchés et vidés de leur moelle[10]. » Les trafiquants d’argent inondaient les provinces, et nous verrons les simples soldats eux-mêmes, dans les pays qu’ils étaient en train de conquérir ou qu’ils occupaient, se faire usuriers, avec l’argent dont ils avaient garni leur ceinture, au départ ou pendant leur séjour.
[7] Dion Cassius, LXII, 2.
[8] Salamine, en Chypre.
[9] Cic., Ad att., VI, 2. Édit. Nis., 261 ; de Laodicée, 704, 50.
[10] « Ossa vides regum vacuis exsuta medullis. » V. Belot, Histoire des chevaliers romains depuis les Gracques, p. 155.
Aussi vit-on, au septième siècle, un chevalier romain criblé de dettes, armer ses esclaves et tuer ses créanciers. Ce fut le commencement d’une guerre servile. Quelque temps après, c’est un magistrat intègre, Sempronius Asellio, qui est massacré à Rome par les prêteurs d’argent, pour avoir voulu les rappeler au respect des lois. On pourrait citer dans l’histoire romaine, un grand nombre d’actes de violences privées ou même de révoltes publiques, ayant pour origine les excès de l’usure et du trafic.
Tous ces faits sont assurément de nature à caractériser les mœurs romaines, au point de vue spécial de notre étude, et nous y reviendrons fréquemment ; mais nous ne nous y arrêterons pas ; ce ne sont là que des actes de relations privées et des contrats ordinaires, ou bien ils sont tellement en dehors des règles du droit, qu’il nous suffira d’en donner quelques exemples sans commentaires.
Nous n’insisterons pas davantage, sur les exactions formidables des généraux et des gouverneurs de provinces. Ceci n’est plus du droit d’aucune espèce ; c’est la violence et le crime tolérés par un état vainqueur, qui n’a de considération que pour les siens et pour lui-même.
III
Ce que nous nous proposons d’étudier ici, ce sont les affaires de spéculations légalement organisées ; celles où l’argent circule dans des mains diverses, souvent exemptes de scrupules, et à la plupart desquelles il laisse quelque trace de son passage ; c’est la grande industrie, la haute spéculation. Ce sont surtout ceux qui les pratiquaient, que nous nous proposons d’examiner de près.
Notre entreprise peut paraître nouvelle à quelques égards, ou hardie, ou même exagérée et aventureuse ; nous voulons du moins qu’on puisse facilement la connaître toute entière. C’est ce qui motivera cet aperçu général du sujet, précédant nos démonstrations, et de nature peut-être à attirer sur les développements ultérieurs, l’intérêt du lecteur bienveillant.
Il est d’abord un fait de très grande portée en politique, tout au moins, et par lequel le monde des affaires romaines se distingue du nôtre, c’est que les grandes opérations financières et industrielles dont nous avons à parler, ne purent jamais s’accomplir à Rome, qu’avec l’autorisation de l’État, ou plutôt par sa délégation et à son profit. Il n’exista jamais à Rome de grande société commerciale indépendante. Par esprit politique ou par instinct, l’État romain trouva le moyen de se réserver à lui seul, la possibilité d’entreprendre les spéculations qui exigeaient du temps et de l’argent, c’est-à-dire toutes les grandes opérations industrielles ou financières. Le procédé qu’il prit fut très simple ; il n’autorisa que ceux qui traitaient avec lui, par adjudication, à s’organiser en sociétés durables et étendues. Les adjudicataires de l’État s’appelèrent les publicains, parce que les affaires financières et les entreprises de l’État s’appelaient Publica.
Seules, les sociétés de publicains purent constituer, en qualité de concessionnaires d’un gouvernement absorbant et exclusif, des associations avec la survivance de la société à la personne des associés, avec la transmissibilité du droit social de chacun à ses héritiers, par suite de décès, avec la personnalité civile, et même, on peut l’affirmer aujourd’hui sans hésitation, avec une organisation très semblable à celles de nos grandes sociétés par actions[11].
[11] Voy. Accarias, Précis de droit romain, 3e édit., t. II, p. 521 : « Ce sont plutôt ici les capitaux que les personnes qui s’unissent. »
Toutes les autres sociétés furent maintenues, de parti-pris, par des lois appuyées sur les mœurs politiques de Rome, dans un état d’instabilité qui leur enlevait la possibilité de se hasarder dans toute œuvre de quelque durée et de quelque importance. Le Jus fraternitatis, le droit fraternel, qui en était le principe dominant, avait pour conséquences : la dissolution de la société à chaque décès d’associé, la renonciation volontaire permise à chacun, et d’autres causes de dissolution exclusives de tout esprit de suite, qui obligeaient naturellement le nombre des associés à n’être que très restreint, condamnant ainsi leurs ressources à rester modestes et, par suite, leurs entreprises à demeurer sans étendue.
C’est ce qui fait, sans doute, que le droit commercial et le droit maritime des Romains ne se sont pas développés. Toutes les grandes entreprises sont restées forcément dans les mains de l’État et dans celles des publicains, fermiers des impôts et de tous les grands travaux publics.
On peut induire de cette organisation de fait, ce que dut être l’importance de ces manieurs d’argent, tant que l’État s’en servit sans méfiance, les soutint même dans tous leurs excès ; à l’époque des grandes conquêtes de la République ; au moment où toutes les richesses de l’univers vinrent affluer à Rome, et alors qu’ils étaient les intermédiaires obligés de l’État en toutes choses.
« Ils constituèrent bientôt », dit Mommsen, « une classe de fermiers d’impôts et de fournisseurs, croissant tous les jours en nombre et en fabuleuse opulence, et ils conquirent rapidement le pouvoir dans l’État qu’ils semblaient ne faire que servir. L’édifice de leur ploutocratie choquante et stérile n’est pas sans analogie avec celle des modernes spéculateurs de la Bourse. » Nous verrons que les écrivains anciens autorisent, si même ils ne dépassent pas, l’énergie de ces paroles, qui peut surprendre au premier abord.
Nous aurons donc à nous occuper presque exclusivement des publicains. Seulement, pendant les siècles où nous allons les suivre, nous prouverons que tout le monde est rattaché, de près ou de loin, à leurs affaires.
Nous parlerons aussi, mais plus sommairement, des banquiers. Ce sont des manieurs d’argent que, sur plusieurs points importants, la loi a soumis à un régime spécial, et qui durent être utilisés par les publicains.
Pour les publicains, comme pour les banquiers, les affaires se centralisaient au forum ou dans les basiliques : c’était leur bourse.
L’histoire des publicains de Rome, de leurs entreprises et des sociétés puissantes qu’ils ont constituées se cantonnera pour nous, dans les trois siècles qui précédèrent la venue de Jésus-Christ. C’est à cette période, qui fut celle des grandes opérations financières des Romains, que nous bornerons notre étude sur les banquiers et la bourse, aussi bien que sur les publicains. Les Évangiles nous parlent de ces derniers à plusieurs reprises ; mais leur nom, à cette époque, était loin d’être en honneur, et l’institution commençait à décliner.
Le rôle qu’ils ont joué dans l’histoire fut cependant de telle importance, que la classe des chevaliers fut absorbée tout entière, sous la république, par celle des publicains, et qu’on les confondit l’une avec l’autre, dans le langage usuel, pendant les septième et huitième siècles de Rome. Polybe affirme même que, dans cette période mouvementée, à peu près toutes les fortunes privées, et jusqu’aux petites épargnes de la plèbe, étaient intéressées dans leurs spéculations, qui se rattachaient elles-mêmes directement au trésor de l’État.
En vérité, on ne pouvait guère comprendre, avant le siècle dernier, une pareille assertion. On la prenait, sans doute, pour une exagération, ou une image de rhétorique dont il ne fallait pas tenir compte.
Burmann, en 1724, en faisait, avec une honnêteté parfaite, le sincère aveu, pour lui et pour tous ses prédécesseurs, dans son savant livre sur les Vectigalia, qui fait encore autorité. « Certainement », disait-il, « ni Goveanus ni Abramus n’ont pu discerner (extricare) ce qu’il y a sous ces mots (de parts très chères ; partes carissimas), et assurément je n’y vois guère plus clair. »
Aujourd’hui qu’il n’existe guère de patrimoine où l’on ne puisse trouver quelques titres d’obligations ou d’actions des grandes compagnies, des partes, chères ou à bon marché, suivant les cours, le mot devient aussi clair que possible. Mais ne serait-ce pas le cas de répéter, à la vue de ces antécédents lointains et si longtemps interrompus de nos mœurs du dix-neuvième siècle, ce que l’on disait déjà avant le temps des Romains : « Rien n’est nouveau sous le soleil[12]. »
[12] Nil sub sole novi.
En effet, ce que font, de notre temps, les grandes compagnies financières, industrielles, et de transport par terre ou par mer, d’une part, et ce que faisaient, d’autre part, les fermiers généraux de l’ancien régime, pour la perception des impôts, et bien plus encore, tout cela était le lot des publicains, organisés, eux aussi, en compagnies, qui opéraient comme celles de nos jours, sur d’immenses valeurs en argent ou en nature.
C’est par voie d’adjudication aux enchères, que les publicains se disputaient la ferme des impôts, très nombreux et très importants en Italie, et surtout en province, ainsi que celle des revenus du domaine de l’État. Ils spéculaient, en outre, sur l’exécution de ces travaux publics, dont les ruines grandioses nous sont parvenues à travers les siècles ; sur les mines de toutes sortes ; sur les carrières ; sur les salines ; sur les entreprises de transports et de fournitures pour les armées ; et même parfois sur la construction de ces voies romaines, qui partaient de la cité reine pour rayonner, comme nos chemins de fer ou nos routes, sur tous les points du monde conquis.
Ce procédé de l’adjudication publique, employé partout où il était possible, jusqu’à l’époque de l’Empire, se rattachait, par ses principes de liberté et de responsabilité personnelle, aux traditions des temps anciens, et il conservait, en même temps, la haute main de l’État sur toutes choses.
Mais en empêchant de se constituer toutes grandes sociétés, autres que celles des publicains, on concentrait sur celles-ci toutes les convoitises de la spéculation, et, par suite, tous les capitaux que l’on pouvait désirer. Ce système de monopole au profit de l’État et de ses entreprises, qui devint un danger pour l’État lui-même, ne tomba pourtant dans les abus de la force et dans les actes violents vis-à-vis des faibles que lorsque les anciennes mœurs firent place à la licence et à cette cupidité maladive qui fit tout oublier.
IV
Pour réaliser leurs immenses entreprises, il fallait aux publicains de grands capitaux. Mais que peuvent quelques fortunes privées, même réunies, lorsqu’il s’agit de centaines de millions à faire manœuvrer, souvent à des milliers de lieues de distance, et de tous les côtés à la fois, pour les besoins de la guerre ou les splendeurs de la paix ?
Quand un despote n’absorbe pas tout en lui-même, dans un État, hommes et richesses, comme le firent les rois de l’Orient, et après eux, les empereurs romains, le grand public seul est assez fort pour répondre à de pareils besoins.
Un mot de Polybe vient tout éclairer : chacun avait voulu avoir sa part dans les spéculations adjugées aux publicains ; et, comme nous dirions de notre temps, les émissions répandaient les actions, sous le nom de partes, dans toutes les classes de la société. On souscrivait en proportion de ses moyens, quand l’affaire paraissait bonne et était bien lancée[13].
[13] Voir : Polybii historiarum reliquiæ, lib. VI, no 17. Editio F. Didot. Græce et latine. Paris, 1859. Voir aussi Cicéron, Paradoxes, VI, II. Édit. Nisard, 1869, t. I, p. 559, et la démonstration in extenso de ce fait, infra : chap. II, sect. Ire, §§ 1 et 2.
Aussi le fait de l’adjudication des impôts ou des grands travaux prenait-il, à chaque échéance, le caractère et l’importance d’un événement populaire. Les historiens ont parlé avec détail, à plusieurs reprises, des incidents qui s’y rattachaient, et nous verrons les plus hauts personnages, Caton le Censeur notamment, et César lui-même, se préoccuper comme d’une chose grave, de la réduction ou de la résiliation des adjudications demandées par les sociétés de publicains. Nous constaterons que c’est par ses attributions de pouvoirs à cet égard, que le Sénat a conservé l’un de ses principaux moyens d’influence sur le peuple ; et Cicéron nous parlera des sociétaires pour les impôts de Sicile, par exemple, comme d’une foule importune que les administrateurs de la compagnie, complices de Verrès, devaient quelquefois tenir en respect, multitudine sociorum remota.
Rien de grand, en effet, dans un état normalement organisé, ne peut être entrepris sans le concours des petits capitalistes, parce qu’ils sont le nombre, et que le nombre seul peut donner à l’association une puissance indéfinie.
Or, en vertu d’une sorte de loi économique ou morale, qui nous paraît indéniable, a priori, tout cela devait mener, forcément, à l’organisation des parts sociales par actions. Pour peu que l’on veuille y réfléchir, avant même d’en constater l’existence dans les textes, la division du capital social par actions, s’impose à l’esprit, comme une nécessité inéluctable de ces grands mouvements de fonds, comme une pratique pour ainsi dire naturelle, à laquelle les publicains ont dû être conduits par la force des choses.
Qu’on nous permette ici quelques observations de simple bon sens, sur cette conception si merveilleuse par ses effets, si peu compliquée en elle-même, si prompte à se multiplier à l’infini là où elle pénètre, et que l’on a mis pourtant des siècles à découvrir chez les Romains, et puis à retrouver chez les modernes, pour l’appliquer ensuite, au milieu de nous, en toutes matières.
D’abord, ce qui caractérise normalement l’action, c’est que les risques de l’associé sont limités à une somme fixe[14]. Or, quel est, en réalité, celui de ces petits bourgeois dont le concours est si absolument nécessaire pour réunir des millions, qui voudrait compromettre tout son avoir présent et à venir, dans les chances et la responsabilité solidaire d’une entreprise dont il lui est impossible de mesurer l’étendue ? Il consentira à sacrifier quelques économies péniblement réalisées et bien comptées, en vue d’un bénéfice indéterminé, dont on a fait miroiter l’image prestigieuse à ses yeux ; mais exposer comme associé en nom, même les rudes épargnes de l’avenir, confier à l’avance le sort de tout ce que l’on pourra lentement amasser, par les sacrifices incessants de l’économie journalière, à des gens qu’on ne connaît pas, et dont on ne peut qu’entrevoir les affaires ; c’est à quoi le petit bourgeois romain, ou même le capitaliste prudent des temps anciens, auraient consenti, moins assurément, que leurs congénères de tous les temps. Espérances indéterminées, mais avec des risques nettement fixés, voilà ce qu’il faut offrir si l’on veut attirer en masse le nombreux public qui cache son épargne, et le rassurer, en le séduisant par l’appât du gain.
[14] La question, autrefois soulevée chez nous, est aujourd’hui définitivement tranchée par la jurisprudence et la doctrine dans ce sens.
On y arriva de fait, nous le verrons, en créant des parts divises et exemptes de la responsabilité applicable aux sociétaires du droit commun.
Mais, en outre, et c’est là son caractère essentiel, l’action est cessible à tout instant ; c’est ce qu’il faut accorder encore aux petits et même aux gros capitalistes, dont on veut avoir les sous d’or ou les humbles sesterces. Sous l’influence de préoccupations diverses, ni l’un ni l’autre ne voudraient abandonner indéfiniment leur argent. Ils consentent bien à le livrer, mais en se conservant la possibilité de le reprendre avant la fin de la société, soit pour éviter à temps des dangers éventuels, soit pour hâter la réalisation des profits déjà effectués, soit pour d’autres raisons plus puissantes encore.
L’un, le pauvre, qui a porté son épargne, peut avoir besoin de la reconquérir sans retard, parce que le travail baisse, que le crédit est épuisé autour de lui, et qu’il faut satisfaire aux nécessités de tous les jours. L’autre, le riche, peut entrevoir un meilleur emploi de ses capitaux en immeubles ou en spéculations nouvelles ; ou bien des informations personnelles l’ont effrayé, il les lui faut tout de suite, et rien ne doit être capable de l’arrêter dans son désir de les mettre à l’abri. Il ne se laisserait plus prendre, en tout cas, dans des affaires qui auraient, une fois seulement, immobilisé indéfiniment ses ressources, exposé malgré lui son argent, ou entravé ses nouvelles espérances de gain.
Or, la Compagnie peut-elle s’engager à rendre à tout venant ces fonds dont elle se sert ? Pourquoi les aurait-elle empruntés alors ? Il faut bien qu’elle les garde, pour continuer ses opérations à long terme[15].
[15] On sait avec quelles précautions la loi de 1867 a cherché à rendre cela possible dans les sociétés à capital variable (Loi du 24 juillet 1867, art. 48). Dans les sociétés ordinaires, en Droit français comme en Droit romain, la retraite de l’un des associés devient un cas de dissolution.
Mais le capitaliste saura trouver un procédé bien simple : il regardera autour de lui, cherchera des gens qui lui enviaient son titre de sociétaire, il leur cédera ce titre moyennant finance ; et voilà tout le monde, acquéreurs et vendeurs satisfaits, en même temps que la société, qui est, par le fait même, dégagée de tout souci à cet égard.
Ce procédé si naturel, si impérieux parfois, de la cession, auquel, ni le respect des principes du droit, ni la résistance opiniâtre des jurisconsultes ne purent faire obstacle dans les rapports paisibles de la vie, comment ne se serait-il pas présenté, imposé par la force, dans les agitations violentes du monde des spéculateurs romains.
Les textes du Digeste et du Code sont formels en ce qui concerne la transmissibilité des parts à suite de décès ; c’est une disposition réservée aux seules sociétés vectigaliennes ou de publicains. Cette dérogation absolue aux règles de la société ordinaire n’est que le complément de la transmissibilité entre-vifs qui caractérise l’action. Elle persista, même lorsque l’usage des actions transmissibles (partes) eut disparu de la pratique. Elle indique combien étaient sorties de la loi commune et des principes rigoureux du droit, ces sociétés de publicains que les empereurs ont systématiquement détruites en grande partie, ou transformées, et dont les règles ne nous sont, par suite, arrivées que confuses et tronquées, dans les traités du Bas-Empire.
Limitation des responsabilités, espérances indéterminées dans les bénéfices, réalisation immédiate des avances par la cession possible à tout instant, transmissibilité à suite de décès, c’est ce qui caractérise l’action, sans laquelle les grandes opérations ne peuvent s’accomplir. Les Romains en firent des parts inégales parfois, partes, particulas, magnas partes, dit Cicéron, mais des parts sociales cessibles, et subissant l’influence des événements, dans le cours de leur valeur variable : Partes carissimas, dit encore Cicéron, l’homme de la politique et du droit[16]. Et pour qu’il n’y ait pas de doute sur le sens de ces mots, le texte porte que c’est à un certain moment, illo tempore, que les partes étaient fort chères. C’est bien du cours actuel et variable du titre qu’il s’agit donc, et non d’une créance fixe, en argent ou en nature, comme on a pu le croire autrefois. Asconius, Tite-Live, Valère-Maxime nous parlent aussi de ces partes, et des participes qui les possèdent, sans être des socii véritables.
[16] Cicéron, In Vat., XII.
V
A Rome, les garanties personnelles ont toujours eu une importance prédominante, et c’est pour cela, sans doute, que les sociétés anonymes n’y ont jamais été connues, quoi qu’on ait osé en dire[17]. Nous croyons pouvoir démontrer, au contraire, que des procédés analogues à ceux de la commandite par actions y ont été pratiqués très largement, pendant plusieurs siècles, et dans des opérations financières ou industrielles, certainement aussi vastes que les plus grandes entreprises de nos jours.
[17] Troplong, Préface du Traité des Sociétés. E. Frignet, Histoire de l’Association commerciale depuis l’antiquité jusqu’au temps actuel, ch. I, p. 56. Maynz, Cours de droit romain, I, § 21, p. 423, no 12.
La commandite, tout en maintenant la responsabilité personnelle et solidaire du commandité, permet au commanditaire de dissimuler plus facilement son nom et ses spéculations ; c’est une raison pour qu’elle réussisse dans les pays où les préjugés aristocratiques, les marques distinctives extérieures dans la vie ordinaire et la morgue hautaine ou dédaigneuse de tous les instants, défendent aux classes privilégiées le trafic et les affaires.
Même après l’établissement de l’empire, qui avait asservi l’ancien esprit aristocratique, on distinguait encore à Rome les classes de la société, non seulement par les rangs qui leur étaient réservés au théâtre et au cirque, mais par les costumes, par les harnais des chevaux, plaqués d’argent pour les nobles, par les bijoux et même les hochets que portaient les enfants des patriciens, des chevaliers ou du peuple, en cuir pour les uns, en or pour les autres[18].
[18] Voyez, pour les détails, à ce sujet : Mommsen, t. IV, 46 ; III, XI. Duruy, Des Gracques à Auguste, p. 52. Dion Cass., XLV, 16.
Il dut se produire à Rome ce qui s’était fait dans notre ancien régime, où la commandite avait, en effet, été incontestablement utilisée pour ménager les préjugés aristocratiques des nobles, qui voulaient spéculer sans déroger.
Si nous voulons faire un dernier rapprochement avec la pratique du droit moderne, nous remarquerons que les sociétés de publicains, reconnues et autorisées par l’État, avec qui elles traitaient, jouissaient, par ce fait, de la personnalité juridique ; ajoutons que les obligations auxquelles elles devaient se soumettre étaient fixées d’avance et rendues publiques, avant l’adjudication, par ce que l’on appelait : la Lex Censoria, sorte de cahier des charges des adjudicataires.
VI
Cette œuvre financière et industrielle des publicains couvrait le monde entier, et venait, avec une précision, une exactitude de comptabilité et une régularité absolues, se centraliser à Rome. Les livres de compte des Romains étaient des chefs-d’œuvre de régularité ; ils étaient tenus avec une sorte de soin religieux resté dans les traditions, même quand ils avaient pour objet de distribuer entre les citoyens, le produit des fraudes et des rapines faites en province ou partout ailleurs.
Pendant toute la durée de la République, les grandes compagnies s’entendaient, correspondaient entre elles, se mettaient en relations journalières au Forum par leurs agents supérieurs, et souvent agissaient de conserve, en vue de leur intérêt commun.
Ce furent ces innombrables et puissantes sociétés en commandite par actions, comme les sociétés anonymes de notre temps, qui convièrent le peuple à participer aux grandes entreprises de l’État. Les actionnaires s’appelaient participes.
Les partes, plus ou moins chères suivant les moments et les circonstances, subissaient l’influence des événements, comme le faisait aussi très fréquemment et très brusquement, au dire des historiens romains, le taux très mobile des intérêts, au Forum. Nous avons, sur ce dernier point, les renseignements les plus précis. C’était une sorte de cours du change très mouvementé.
Comment la pensée de spéculer sur ces variations incessantes dans le marché, ne serait-elle pas venue à l’esprit de ces Romains qui faisaient argent de tout, à ces raffinés en toutes choses, altérés de richesses.
De là aux jeux de bourse surexcités par les chances de la guerre ou les éventualités de la paix toujours incertaines à Rome, il n’y avait qu’un pas à faire. Nous établirons que les Romains de toutes les classes, les chevaliers surtout, les publicains, les riches qui passaient leur vie au Forum, au milieu des banquiers et des agents financiers de toutes catégories, l’avaient promptement et largement franchi. Ils avaient pratiqué, très anciennement, le jeu et les spéculations hasardeuses sous toutes leurs formes.
Comment pourrait-on expliquer, sans cela, les textes des écrivains latins qui nous parlent des ruines subites ou des fortunes faites tout d’un coup au Forum, et du danger des naufrages si fréquents entre les deux Janus. Il y a aussi des passages de poètes ou de comiques, qui nous dépeignent des hommes courant du matin au soir sur la place publique, préoccupés du seul souci de feindre l’honnêteté et de tromper autrui ; d’autres écrits nous présentent enfin le jeu comme un vice général, dont les enfants eux-mêmes sont atteints en apprenant à parler. Nous retrouverons dans les discours de Cicéron la description de paniques sur le marché de Rome, qui semblent se passer de nos jours, et qui se rattachaient, comme aujourd’hui, soit aux événements politiques, soit aux mouvements des denrées importées, soit aux affaires des grandes compagnies de publicains.
Il n’y a eu au fond, qu’une différence essentielle entre ces procédés anciens de la spéculation et notre temps, c’est la concentration à Rome, entre les mains de l’État, de toutes les grandes opérations industrielles et financières de l’univers ; tandis que nous pouvons, en principe, constituer où il nous plaît de grandes sociétés indépendantes. Cela put nuire à la marche de ces entreprises et favoriser leurs abus, mais c’est ce qui permit à l’État de les transformer presque toutes d’un seul coup. C’est ainsi que la toute-puissance impériale put faire disparaître presque complètement, en un instant, les grandes compagnies, les actions, les financiers et les spéculateurs enrichis, lorsqu’elle les considéra comme des obstacles à son gouvernement.