Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
5o Fraudes de Verrès avec les publicains. Comptabilité et registres des compagnies. — Nous laisserions de côté la partie la plus curieuse et la plus instructive de notre étude spéciale sur les Verrines, au point de vue de l’histoire des spéculateurs romains, si nous ne disions quelques mots des procédés par lesquels Verrès se servit des publicains, pour réaliser ses bénéfices de magistrature. Ce que fit Verrès, d’autres l’avaient, sans doute, fait avant lui et comme lui ; il est probable que c’est la conduite de beaucoup de gouverneurs et de publicains que Cicéron nous a révélée, sous le nom de Verrès et des publicains de Sicile ; c’est une raison de plus pour jeter un regard sur ces rapines largement et audacieusement organisées.
Verrès frauda avec les Decumani sur l’adjudication de l’impôt des blés, il frauda avec d’autres publicains sur l’opération de l’achat des blés, il frauda avec la douane, et nous avons, sur tous ces points, des détails circonstanciés, par le contenu de registres insuffisamment falsifiés ou cachés, et remis au jour par le zèle de l’implacable et éloquent accusateur qui devait en tirer de si terribles arguments.
L’une des fraudes pratiquées à plusieurs reprises avec les Decumani, était d’une simplicité vraiment cynique. Elle se bornait, pour Verrès, à n’admettre comme adjudicataires, que des hommes qui lui appartenaient et avec lesquels il partageait les bénéfices de la perception. C’est ce qui nous explique pourquoi il leur organisait à l’avance une juridiction où ils n’avaient rien à craindre, des seuls juges auxquels l’on pouvait s’adresser ; et c’est aussi ce qui nous explique pourquoi il violait les règles de compétence, en amenant tous les plaignants auprès de ce tribunal ; c’est ce qui explique, enfin, pourquoi il assurait aux publicains tous les moyens possibles d’exécution et de contrainte. « Aratores in servorum numero essent, servi in publicanorum[481]. »
[481] Verr., act. II, lib. III, nos IX et X : « Apronium, Veneriosque servos, quod isto prætore fuit novum genus publicanorum, ceterosque decumanos, procuratores istius quæstus et ministros rapinarum fuisse dico. » Eod., no XIX.
Dans plusieurs villes importantes, centres de sections pour les impôts[482], il avait adjugé l’entreprise à Apronius, compagnon de toutes ses honteuses débauches, ou à Eschrion, l’ignoble époux de Pippa la courtisane, ou à Docimus qui avait enlevé pour lui Tertia sa toute-puissante maîtresse, la fille du comédien Isidore, ou à Banobal, esclave de Vénus, tous ses prête-noms, et les ministres de ses rapines éhontées.
[482] Eod., no XXXIII. Les dîmes, en Sicile, ne s’adjugeaient pas pour l’île toute entière. Les adjudications se faisaient par régions ou par territoires de villes, ainsi qu’on peut le constater, notamment aux nos XXXII et suiv. Eod.
Dans ces conditions, Verrès avait pu se vanter d’avoir fait monter le chiffre des adjudications au profit de l’État, même lorsque, au fond, il était lui-même le véritable adjudicataire ; il avait un moyen sûr de ne pas perdre, tout en laissant s’élever les enchères, car, au lieu du dixième qu’il fournissait à l’État pour le montant de l’adjudication, c’est la moitié de la récolte, la récolte toute entière qu’il faisait enlever aux agriculteurs. Aussi, au bout de bien peu de temps d’un tel régime, le pays était-il dévasté, dépeuplé, comme si la plus terrible guerre y eût exercé longtemps ses ravages ; les champs étaient déserts, l’agriculture abandonnée. Il fallut que Métellus, le successeur de cet impitoyable et indigne magistrat, avant d’aller prendre possession de sa charge, « écrivît aux habitants des villes de Sicile, ce qui ne s’était jamais fait avant lui, pour les exhorter à labourer, à ensemencer les terres… en promettant d’appliquer, pour les dîmes, la loi d’Hiéron… C’est à cette lettre, ajoute Cicéron, que l’on doit le blé recueilli depuis lors en Sicile… Personne n’aurait touché à une motte de cette terre, si la lettre de Métellus n’eût pas été écrite… Glebam commosset in agro decumano nemo, si Metellus hanc epistolam non misisset[483]. »
[483] Eod., no XXXIV.
Que sont, auprès de ces débordements, les abus des fermiers généraux de notre ancien régime, contre lesquels on a tant écrit et protesté, avec parfaite raison d’ailleurs. Quant à notre féodalité financière contemporaine, elle constitue, à la vérité, un organisme dont la puissance peut devenir redoutable aussi, mais dans les détails administratifs de laquelle on ne retrouve rien, grâce à Dieu, qui rappelle de semblables abominations. On pourrait nous reprocher sans doute, de faire de l’homme un rouage trop mathématiquement employé, et dont le moral lui-même n’est traité que comme une force mécanique. C’est un excès d’un autre genre, moins grave évidemment, mais qui peut avoir aussi son immoralité et ses périls… Qu’est cela, d’ailleurs, à côté de l’esclavage ?
Nous avons dit qu’indépendamment de la dîme prélevée comme impôt dans les récoltes, on achetait aux Siciliens une autre portion de leur blé, suivant des prix fixés par le Sénat ; Verrès trouva le moyen de faire ses bénéfices sur l’argent qui lui avait été attribué pour cet objet : près de deux millions de francs.
Cette fois, les publicains ne furent pas ses complices, du moins dès le début. Ils partagèrent d’abord, avec les agriculteurs, le triste rôle des victimes ; mais Verrès sut, par ses faveurs ultérieures, se rendre au moins leur témoignage en justice favorable, et éviter de leur part une déposition qui eût pu être écrasante dans son procès[484].
[484] Eod., no LXXI.
C’est en vertu d’un sénatus-consulte et des lois Terentia et Cassia que se faisaient les achats de blé, dont une partie était destinée aux frumentaires[485]. Il résulte du texte de Cicéron, que, pour simplifier les opérations, l’État donnait au gouverneur un mandat de payement sur les publicains, qui devaient effectuer ainsi le versement d’une partie de ce dont ils étaient débiteurs envers le trésor ; moyennant quoi, le gouverneur devait payer comptant les vendeurs de blé[486]. Verrès se fit payer le montant du mandat par les publicains, mais, au lieu de solder avec cet argent le blé qu’il s’était fait livrer, il plaça les sommes par lui reçues, à intérêt pour son propre compte. Et Cicéron fait lire à l’appui de cette allégation, une correspondance entre Verrès, les magistri et le pro magister résidant à Syracuse, correspondance qu’il a fini par découvrir, après de persistantes recherches. Veltius, l’un des magistri, se plaignait dans ces lettres de ces irrégularités du préteur concussionnaire : « Si tu ne déplaces pas ces fonds pour les remettre à l’État, restitue-les aux publicains. » « Ut si hanc ex fœnore populo pecuniam non retuleris, reddas societati[487] » ; ce qui prouve que le profit n’était pas partagé, et que Verrès, seul, cette fois, faisait des bénéfices par l’intermédiaire des publicains, et même à leurs dépens.
[485] Eod., nos LXX et LXXI.
[486] « Pecunia publica ex ærario erogata, ex vectigalibus populi Romani ad emendum frumentum attributa, fuerit ne tibi quæstio ? Pensitaritne tibi binas centesimas. » C’est neuf millions de sesterces (1,935,000 fr.) que Verrès avait dû toucher pour acheter 258,952 hectolitres de blé. Voy. Belot, op. cit., p. 174. — Verr., eod., LXXI.
[487] Nous croyons, contrairement à l’interprétation de M. Belot, que Verrès s’était fait livrer l’argent pour le placer, et non pas qu’il avait fait payer les intérêts par les publicains eux-mêmes, ce qui, du reste, aurait pu également se faire. L’observation de Velleius nous paraît être conçue dans notre sens.
Le fait, quoique d’une importance minime, si on le compare aux autres actes de Verrès, paraît cependant très grave à Cicéron, qui s’indigne qu’on ait osé tromper ainsi les publicains[488].
[488] « Quis enim hoc fecit unquam ? » dit-il, « quis denique conatus est facere, aut posse fieri cogitavit, ut quum senatus publicanos usura sæpe juvisset, magistratus a publicanis pro usuris auderet aufere ? Certe huic homini spes nulla salutis esset, si publicani, hoc est si equites Romani judicarent. Minor esse nunc, judices, vobis disceptantibus debet. » Verr., eod., no LXXII.
Cicéron y saisit, comme il l’a fait d’autres fois, l’occasion de déclarer que, pour lui, chevaliers et publicains sont une seule et même chose, « publicani, hoc est equites Romani » ; il nous montre ensuite de quels égards étaient entourés les publicains à Rome, en nous rappelant que le Sénat vient à leur aide, quand il le faut, et que ce serait une chose inouïe, de voir un gouverneur agir d’une autre manière.
Nous l’avons dit, les publicains, en formant un groupe compacte par l’union de toutes leurs sociétés, en vue de leur intérêt commun, étaient devenus une puissance à laquelle il n’était pas prudent de toucher, et Verrès s’était permis cet acte impardonnable. On n’en peut pas douter, car les lettres de deux magistri l’affirment ; L. Servilii et C. Antistii, magistrorum, primorum hominum et honestissimorum ; ces magistri étaient des hommes de premier ordre et des plus honorés. On ne devait pas admettre cela, même à l’égard des publicains de Sicile. Leur personnel était, il est vrai, modeste et recruté sur place, mais les directeurs étaient ordinairement à Rome, et rattachaient ces petites sociétés locales à la fédération des publicains du monde entier.
Dans l’accomplissement des fraudes que nous venons de rapporter, les publicains avaient commencé par se plaindre, et puis ils avaient accordé à Verrès, accusé, la complicité du silence. Ils commenceront de même, dans l’affaire des douanes, que raconte Cicéron, mais ils feront ensuite beaucoup plus que de se taire, ils se réuniront en assemblée et prendront une délibération pour tenter de faire disparaître certains dossiers, dans lesquels se trouvent des mentions compromettantes pour l’ancien préteur.
Voici le résumé des faits, d’après Cicéron et Tite-Live[489].
[489] Cicéron, Verr., act. II, lib. II, nos LXXIII et LXXVIII. — Tite-Live, XLV, 18.
Verrès qui, bien que gouverneur, aurait dû, paraît-il, payer, comme les simples particuliers, la douane à la sortie des ports de Sicile, n’avait pas voulu s’y soumettre, notamment à Syracuse. Canuleius, employé de la compagnie fermière des douanes et des scripturæ et attaché au service de ce port, avait tenu compte des objets passés sans acquitter les droits, et pour dégager sa responsabilité, sans doute, il en avait même dressé le compte dans un mémoire.
Il y avait quatre cents amphores de miel, une grande quantité d’étoffes de Malte, cinquante lits pour triclinium, un grand nombre de candélabres, soit pour soixante mille sesterces de droits du vingtième, fraudés, suivant le tarif de la douane de Sicile. « Mais », ajoute Cicéron, « la Sicile ayant de tous les côtés des sorties par la mer, calculez les exportations qu’il aura faites d’Agrigente, de Lylibée, de Palerme, de Thermes, d’Halise, de Catane, de tant d’autres villes, et de Messine ; de Messine, qu’il regardait comme son lieu de sûreté ; Messine, où il vivait si tranquille et si libre de soucis, et qu’il avait choisie pour transporter tout ce qui méritait d’être gardé avec le plus de soin ou qu’il fallait faire passer ailleurs avec le plus de secret. » Cicéron n’avait pas découvert, malgré toutes ses recherches, d’autres notes sur les douanes, et il se borne à faire des conjectures. « Lorsque j’eus trouvé ces mémoires », ajoute-t-il, « on écarta et on cacha plus soigneusement les autres. »
A l’époque de ces premiers abus, Canuleius, le fidèle douanier, n’avait pas été le seul à se plaindre. Carpinatius, le pro magister, c’est-à-dire le sous-directeur du service de la compagnie des douanes et des scripturæ, en résidence en Sicile, avait adressé des avis à ses employés, au sujet des fraudes du gouverneur. Mais Carpinatius, soit pour en tirer des avantages personnels, soit dans l’intérêt de ses associés, n’avait pas tardé à devenir le familier de Verrès.
Ce Carpinatius, tout sous-directeur qu’il fût, pro magister d’une compagnie fermière de plusieurs impôts et quelle que fût la considération professée par Cicéron pour cette sorte de personnages, n’était qu’un odieux fripon, bien digne de la société dans laquelle il s’était fait admettre. « Comme il suivait le préteur dans toutes les villes de sa juridiction, et qu’il ne le quittait jamais, il en était venu à un tel point d’intimité, par l’habitude de vendre ses décrets et ses sentences et de trafiquer pour lui, qu’on le prenait pour un autre Timarchides. Mais, ce qu’il y avait de plus grave encore, c’est qu’il prêtait à intérêt à ceux qui venaient s’entretenir avec lui. Et l’argent qu’il portait, sur son Codex, au débit de ses cocontractants (expensas iis quibuscum contrahebat), il le portait au crédit du scribe de Verrès, ou au crédit de Timarchides, ou à celui de Verrès lui-même. Il prêtait, en outre, sous son propre nom, des sommes extraordinairement élevées pour le compte de Verrès. »
A raison de ces services réciproques, Carpinatius fut bientôt en si bons termes avec Verrès que, bien loin de continuer à signaler aux employés de la compagnie les irrégularités et les fraudes du préteur, il se mit, au contraire, à écrire à ses associés des lettres pressantes pour faire valoir les éminents services rendus et les bénéfices procurés par lui à la société. « Ut si posset, quæ antea scripserat, ea plane extingueret. » Il aurait voulu pouvoir détruire l’effet des circulaires qu’il avait autrefois écrites.
C’est ce qu’aurait voulu, surtout, Verrès lui-même, lorsque l’heure de la justice eut sonné pour lui, et qu’il fut obligé de comparaître devant ses juges, foudroyé par les objurgations de son accusateur.
Jusque-là, le pro magister, seul, avait pris part directement à ces complaisances intéressées, mais cela ne pouvait pas suffire, et maintenant ce seront tous les sociétaires en nom, qui devront se rendre complices de ses crimes et de ses détournements en faisant disparaître une correspondance accusatrice. Ils n’hésiteront pas.
A ce sujet, le langage de Cicéron devient précis, et pour ainsi dire, technique. C’est le langage même de nos grandes compagnies que nous allons retrouver dans la bouche de l’habile orateur. Nous faisons nos réserves, bien entendu, sur les malhonnêtetés de l’opération elle-même.
Il s’agissait, disions-nous, de faire disparaître tous les écrits compromettants pour Verrès, des archives de la compagnie ; or, ces archives étaient sous la garde de la société, et le sous-directeur ne pouvait, à lui seul, en détourner des dossiers. Cicéron va nous dire comment on s’y prit : « Verrès avait chargé un de ses amis qui était alors magister de la compagnie, de prendre bien garde et de veiller à ce qu’on ne pût pas trouver dans la correspondance des associés, quelque chose que l’on pût invoquer contre ses intérêts ou sa considération[490]. » Voilà le but ; il fallait avoir les fâcheux écrits.
[490] « Dat amico suo cuidam negotium, qui tum magister erat ejus societatis, ut diligenter caveret atque prospiceret, ne qui esset in litteris sociorum, quod contra suum caput atque existimationem valere posset. »
Or, il y avait une formalité nécessaire pour prendre une mesure aussi grave et qui dépassait si manifestement les limites de l’administration la plus large, en supposant qu’elle fût licite. Ce qu’il fallait, c’était une délibération de l’assemblée générale. On l’obtiendra donc puisque c’est nécessaire. Mais on prendra des précautions pour éviter toute opposition importune : « Laissant à l’écart la multitude des associés, il convoque les decumani ; il fait un rapport. Ceux-ci délibèrent et décident que les lettres qui pourraient être fâcheuses pour la considération de Verrès, seraient soustraites, et qu’on prendrait soin que rien de tout cela ne pût nuire à Verrès[491]. »
[491] « Itaque ille, multitudine sociorum remota, decumanos convocat : rem defert. Statuunt illi atque decernunt, ut eæ litteræ quibus existimatio C. Verris læderetur, removerentur, operaque daretur, ne ea res c. Verris fraudi esse posset. »
Nous avons déjà signalé ce texte intéressant, dans plusieurs occasions au cours de cette étude ; nous en apprécierons mieux que jamais la portée, maintenant que nous connaissons les circonstances qui l’environnent.
Il en ressort d’abord, en fait, que la compagnie fermière de la douane et des scripturæ, l’était aussi de la dîme de Syracuse, puisque ce sont les decumani, les décimaires, si on nous permet cette traduction littérale, qui sont appelés à statuer sur les mesures à prendre, et que c’est chez eux que l’on pouvait trouver la correspondance et les livres relatifs aux affaires de Carpinatius, le pro magister, au sujet des douanes.
Mais ce qu’il faut, c’est prendre corps à corps ces lignes si absolument négligées jusqu’à ce jour, malgré leur intérêt. Que signifient ces mots : Itaque ille, multitudine sociorum remota, decumanos convocat : rem defert. Le sens nous paraît parfaitement clair parce qu’il est absolument conforme à toutes nos explications précédentes.
Le magister, en sa qualité de directeur, doit réunir les associés decumani, c’est-à-dire les vrais publicains, les associés en nom, pour la dîme, et, par conséquent, pour toutes les autres perceptions entreprises par la même société[492].
[492] Si on les appelle decumani, c’est que l’impôt de la dîme était le premier de tous dans l’opinion, et que ceux qui le percevaient étaient les plus considérés parmi les publicains ; on n’appellera donc ceux-ci ni scriptuarii, ni telonarii, comme on aurait pu le faire, puisqu’ils avaient aussi la douane et les pâturages, mais decumani, parce que c’est le titre qui les honore beaucoup plus que les deux autres. Nous avons déjà démontré l’existence de cette espèce de hiérarchie entre les impôts et entre ceux qui les perçoivent.
Le directeur convoque donc l’assemblée des decumani, puis il expose la situation, rem defert ; et l’assemblée vote la suppression des écrits compromettants pour Verrès, sans difficulté apparemment, car nous savons déjà, par ses antécédents, qu’elle n’a pas de scrupules.
Or, quelle est cette multitude d’associés qu’il est si aisé d’éloigner des délibérations ? Ce ne sont pas, sans doute, des associés comme les autres ? Et puis, comment se fait-il qu’ils constituent une si nombreuse foule ? Multitudine sociorum remota. Non, assurément, redirons-nous ; ce ne sont pas des associés ordinaires ; et l’on pourra les écarter légalement de certaines assemblées, de celles, notamment, où il s’agit de question de direction intérieure, comme la tenue des livres et la correspondance. Que sont-ils donc ? Nous répondrons, sans hésiter, que ce sont ces participes, ces actionnaires, ces commanditaires par actions ou capitalistes en foule, in multitudine, qui ne figurent pas en nom, qui, sous le nom d’autrui, mettent leurs épargnes dans les fonds publics, suivant le mot de Polybe, ces actionnaires, qui veillent à leurs intérêts en surveillant les actes de la compagnie, mais à qui on n’est pas obligé de tout faire connaître.
Rappelons-nous que nous sommes en Sicile et non à Rome, et cependant les actionnaires y sont présents en si grand nombre que c’est une multitude qu’il s’agit de tenir à l’écart. En était-il donc ainsi dans toutes les provinces livrées aux publicains ? Les actionnaires étaient-ils partout aussi nombreux sur le terrain de l’exploitation ? Nous ne le pensons pas. Nous croyons, sur la foi de Polybe et de Cicéron, que le gros des actionnaires devait être ordinairement à Rome, où tout le monde est intéressé aux adjudications publiques d’une façon ou de l’autre, pene ad unum.
Sans compter les employés et les trafiquants que nous avons vus se répandre dans toutes les provinces riches, et qui étaient assurément nombreux en Sicile, il faut se rappeler ici que, par une disposition exceptionnelle, c’est dans l’île même qu’on dressait la lex censoria, et que l’on procédait à l’adjudication, en vertu de la loi sicilienne d’Hiéron et suivant les traditions locales. La compagnie devait donc se composer surtout d’éléments indigènes, et les actionnaires pouvaient y être en nombre, plus que partout ailleurs.
Comme bien on le pense, les lettres ne furent pas retrouvées. Mais Cicéron ne se tenait pas pour battu.
« Dès que j’eus découvert », dit-il, en poursuivant avec ardeur sa cause, « que les lettres adressées aux administrateurs de la compagnie étaient supprimées, je recherchai, ce qui était très facile à trouver, quels avaient été les magistri de la société, pendant les années de la préture de Verrès. Je savais qu’il est d’usage, pour ceux qui ont été magistri, de garder copie de toutes les écritures de leur gestion, lorsqu’ils livrent les archives au nouveau magister. En conséquence, c’est chez L. Vibius, chevalier romain, homme de premier ordre, qui m’était indiqué comme le directeur de cette année-là, et que j’avais, par suite, le plus grand intérêt à consulter, que je me rendis tout d’abord. »
Cicéron y trouva les mémoires de Canuleius, l’employé trop fidèle dont nous avons parlé ; c’était beaucoup. On y découvrait les fraudes de la douane de Syracuse, dont les publicains auraient voulu garder le secret. Mais le zèle du jeune avocat ambitieux n’était pas satisfait ; il pensait pouvoir trouver plus et mieux.
« Revenons », dit-il, « aux registres par doit et avoir (acceptilation et expensilation), que personne n’a pu parvenir à faire disparaître discrètement, revenons à ton ami Carpinatius[493]. »
[493] « Nunc ad sociorum tabulas accepti et expensi quas removere honeste nullo modo potuerunt et ad amicum tuum Carpinatium revertemur. » Verr., eod., no LXXVI.
Il y avait là ces registres sacrés que les particuliers tiennent religieusement, dont les sociétés publiques, plus que tous autres, doivent avoir le respect, et qu’il était défendu de transporter ailleurs que là où ils avaient été tenus. On devait donc les trouver sûrement à Syracuse. « Quod lege excipiuntur tabulæ publicanorum, quominus Romam deportentur[494]. »
[494] Ibid.
Nous allons y découvrir, en effet, une dernière fraude, dont les publicains s’étaient rendus coupables ; c’est par là que Cicéron finit l’une de ses Verrines, sous le coup de la plus violente indignation à l’égard de Verrès, mais en restant, au contraire, absolument discret sur le compte des publicains ses complices. C’est par là que nous terminerons aussi notre résumé de ces documents précieux, et à peu près uniques, croyons-nous, sur la vie intérieure des sociétés de publicains, d’avant l’Empire.
Cicéron s’est rendu en Sicile pour voir par lui-même les pièces qu’il ne pourrait pas trouver ailleurs et qu’il lui faut.
« Nous étions au courant de tout, dit-il, et nous avions les tables de la société entre nos mains, lorsque tout à coup nous apercevons des ratures telles, que le registre paraissait porter la trace de falsifications récentes. Attiré par ces apparences suspectes, nous y portons nos regards attentifs. Il y avait des sommes créditées au nom de Verrutius C. F. (Erant acceptæ pecuniæ a C. Verrutio C. F.) ; mais, de telle façon que, jusqu’à la seconde r, les lettres étaient restées intactes, tandis que, à la suite, les lettres étaient raturées. Il y avait ainsi une seconde, une troisième, une quatrième mention de même nature et beaucoup d’autres après. » On chercha s’il existait un Verrutius en Sicile et l’on n’en trouva pas ; c’était donc bien Verrès que l’on avait crédité sous ce faux nom. C’est lui qui avait trafiqué de l’argent extorqué aux provinciaux, par l’intermédiaire des publicains, et qui se cachait.
L’indignation de Cicéron n’a plus de bornes ; il pousse la passion oratoire jusqu’à se jouer grossièrement du nom de Verrès, « videtis ne extremam partem nominis, caudam illam Verris, tanquam in luto, demersam esse in litura. » « Voyez-vous la fin de ce nom, la queue de ce verrat, comme si elle était dans la boue, se vautrer sous ses ratures ?… Est-il un homme plus lâche », ajoute-t-il, « plus ignoble, plus homme quand il est avec les femmes et plus femme dissolue parmi les hommes ?… Ce serait se souiller que de vouloir innocenter ses turpitudes. » Voilà jusqu’à quel ton l’orateur était arrivé quand il acheva sa harangue.
Verrès ne s’était arrêté devant aucun obstacle ; il avait volé, escroqué, répandu la misère et la mort autour de lui, et ce qui semble à Cicéron une chose aussi grave, plus grave peut-être que tout cela, c’est qu’on avait violé, pour favoriser ses fraudes, la sainteté de ces registres, tabulæ sanctæ accepti et depensi, de ces livres qui semblaient placés comme l’antique foyer de la familia tout entier, sous la protection des lois divines, plus encore que sous la sanction des lois humaines. « Tum flagitiosa tabularum atque insignis turpitudo teneretur. » Ainsi se termine l’énumération de ces insignes turpitudes.