Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
1o Législation sicilienne. Actes de gouvernement. L’édit. Les lois. La lex Censoria. — Le premier acte d’un magistrat arrivant en province devait être, on le sait, de publier son édit[460]. C’était un acte de puissance propre, puisque l’édit pouvait suppléer aux lois et les corriger.
[460] On sait quelle est l’importance du rôle de l’édit provincial, dans l’histoire de la formation du droit romain. Il serait déplacé d’en faire ici l’apologie ; mais nous pouvons rappeler qu’il a été l’un des plus remarquables éléments de progrès dans les lois civiles de l’époque classique.
Le gouverneur avait aussi droit de vie et de mort sur les habitants de la province ; il pouvait, en outre, imposer des taxes de son chef[461] pour les besoins de son gouvernement ou pour ceux de la République.
[461] Cicéron, Pro Flacco, XIV : « In quo igitur prætoris erit diligentia requirenda ? In numero navium et in descriptione æquabilis sumptus ? Dimidium ejus quo Pompeius erat usus imperavit. Num potuit parcius ? Descripsit autem pecuniam ad Pompeii rationem quæ fuit accommodata L. Sullæ descriptioni : Qui cum omnes Asiæ civitates pro portioni pecunias descripsisset », etc.
Les gouverneurs avaient donc un pouvoir mal défini, mais qui ne devait pas pourtant s’exercer sans limites. En fait, ils avaient d’ordinaire à compter avec les lois et les coutumes locales ou générales, et aussi avec les personnes, notamment avec les publicains. C’est pour cela surtout que Laboulaye dit : « Impuissant pour le bien, le gouverneur était tout-puissant pour le mal ; les provinciaux souffraient seuls de ses rapines, tout lui était permis, et pourvu qu’il partageât avec les publicains, il n’avait rien à craindre[462]. »
[462] Laboulaye, loc. cit., p. 177.
Il pouvait se faire, cependant, que l’intérêt ou les circonstances suscitassent un accusateur à Rome, et alors il fallait bien que l’on se préoccupât des limites de sa puissance, en jugeant ses actes après coup. C’est ce qui arriva à Verrès, après beaucoup d’autres, et ce qui put s’exercer avec un peu plus de chances de succès, même à l’encontre des publicains, lorsque ceux-ci cessèrent d’être leurs propres juges, depuis Sylla. Mais dans trop de cas, les moyens préventifs, ou même les obstacles les plus nécessaires contre les redoutables abus de cette puissance, semblaient ne pas exister entre les mains de l’État.
Il faut le dire, pour le malheur de la république romaine, l’absence d’un pouvoir exécutif supérieur et persistant, ne fût-ce que quelques années, comme est celui de nos présidents de républiques modernes, était une cause de désordres. C’est ce qui permettait aux magistrats des écarts que ne pouvaient suffire à réprimer avec esprit de suite et régularité, ni le contrôle des autres magistrats, ni le droit d’accusation publique, ni la responsabilité au sortir des charges, ni même l’esprit politique d’un Sénat qui allait d’ailleurs en s’affaiblissant, à mesure que les affaires de l’État devenaient plus difficiles et plus complexes.
A cet égard encore, s’était manifestée de bonne heure la disproportion toujours croissante que nous avons signalée, entre la vieille constitution de la petite cité, et les développements inouïs du monde romain qu’elle était appelée à régir.
Le respect des traditions s’était mieux conservé dans la forme des institutions que dans les mœurs ; c’est le contraire qui eût été préférable.
On frémit d’horreur, au spectacle des supplices de toute nature que Verrès faisait subir, non seulement aux provinciaux, mais encore aux citoyens romains, aux chevaliers, aux banquiers les plus en renom, aux commerçants, aux commandants des navires de passage dans les ports de Sicile, aux hommes les plus honorables établis dans cette province, pourtant si voisine de Rome et si appréciée[463].
[463] Verr., act. II, lib. V, nos LV et LVII.
Ces mots fameux : Civis Romanus sum, répétés par les victimes pendant leurs supplices, n’avaient jamais ému Verrès, qui poussait jusqu’au raffinement le plus cruel et le plus méprisant, pour l’État et ses lois, le choix des peines. Il avait fait placer les croix destinées aux citoyens, en face des rivages italiens, pour augmenter les angoisses des crucifiés, et montrer qu’il bravait lui-même toute autorité[464].
[464] Verr., act. II, lib. V, no LXVI.
Comment ces cruautés et ces rapines sanguinaires, qui frappaient sans distinction, sur les provinciaux et sur les citoyens romains tous les jours, se sont-elles multipliées et prolongées pendant trois années, si ce n’est par le vice d’une constitution à laquelle manquait le pouvoir dirigeant et durable, que l’aristocratie avait radicalement supprimé, en vue de ce qu’elle appelait la liberté, et qui n’était autre chose que sa propre domination dans l’oligarchie.
Or, qui pourrait douter, lorsque de pareils brigandages étaient possibles à un gouverneur, que celui qui les commettait ait dû violer des lois moins nécessaires à la justice et d’un ordre moins élevé, quand il y trouvait un plaisir, ou un intérêt, ou une satisfaction quelconque ?
On ne saurait imaginer la diversité des moyens employés par Verrès, en toute circonstance, pour réaliser même les plus petits bénéfices, sans préjudice des exactions les plus énormes. L’occasion se présentait naturellement à lui dans le mouvement des finances publiques, et il se montra, en cette matière, aussi ingénieux et aussi bassement cupide que partout ailleurs.
Il se fit connaître immédiatement sous ce jour, dans l’exercice de son pouvoir législatif ; et c’est pour cela que nous en parlons ici.
Malgré l’étendue du jus edicendi, il est évident que le magistrat devait respecter, dans cette œuvre à la fois législative, judiciaire et exécutive, non seulement les règles de la morale et de l’ordre public, mais encore les mesures politiques, financières ou administratives générales prises par le gouvernement central. Sans cela, le pouvoir de l’État n’eût été qu’un fantôme, et l’unité dans la direction du gouvernement eût été impossible. Cicéron nous indique que c’est bien ainsi qu’il en était, en effet, par les reproches qu’il adresse à Verrès à ce sujet : « De ton chef, sans ordre du peuple, sans l’autorité du Sénat, tu changes les lois de la province, je te blâme et je t’accuse pour cela[465]. »
[465] C’est dans le même ordre d’idées que Cicéron indique les dispositions contraires à l’ordre public, comme ne pouvant pas figurer dans l’État, quelle que fût la puissance législative du préteur à cet égard. Ainsi, la non rétroactivité de la loi en matière criminelle est un principe fondamental que l’édit ne saurait violer sans une nécessité absolue : « In lege non est : fecit, fecerit. » — Cicéron, Verr., act. II, lib. I, nos XLI et XLII. — Voir aussi Cicéron, Verr., act. II, lib. III, nos VII et suiv. : « Tua sponte, injussu populi, sine senatus auctoritate, jura provinciæ Siciliæ mutaris, id reprendo, id accuso. »
On voit, par là, que la législation de la province se composait de l’édit très puissant par lui-même, mais dans les limites qu’indiquent la raison et le texte de Cicéron et, en outre, sauf le respect dû aux usages et aux lois.
Qu’était-ce donc, pour la Sicile, que ce droit inviolable, ces droits de la province, qu’on ne pouvait changer sans l’ordre du peuple ou l’autorité du Sénat ? Les Verrines nous fournissent quelques indications précises et intéressantes à cet égard. Outre les dispositions communes à toutes les provinces qui restaient applicables partout, et que nous fixerons plus tard à l’égard des manieurs d’argent, il y avait d’abord la Lex provinciæ qui était ordinairement faite pour chacune des provinces conquises, et qui se confondait le plus souvent avec le traité de paix établissant les conditions de la conquête[466].
[466] Tite-Live, I, 17. Denys d’Halicarnasse, II, 57. Voy. quelques détails historiques à ce sujet : d’Hugues, op. cit., p. 18.
Il y avait aussi les lois spéciales ou les sénatus-consultes édictés pour la province ; nous en trouverons bientôt en matière d’impôts et de juridiction pour la Sicile.
Il y avait enfin, spécialement pour les publicains, en province comme à Rome, la Lex Censoria, le cahier des charges qui liait l’État envers les adjudicataires et réciproquement, et que le gouverneur devait naturellement respecter, comme les lois proprement dites.
Voilà l’ensemble du droit sicilien dans ses documents.
En jetant un coup d’œil sur le contenu de cette législation provinciale, nous ne nous occuperons évidemment que des dispositions se rattachant à notre matière. Nous y trouverons, en première ligne, celles qui règlent le régime de l’impôt ; c’est ce dont nous parlerons tout d’abord.