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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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Section V.
La fortune de Cicéron.

En suivant, dans ses détails, l’existence très coûteuse de Cicéron, on est porté à se demander, comment le fils du pauvre chevalier d’Arpinum a pu suffire à toutes les dépenses que nous venons d’indiquer, et à bien d’autres, encore plus extraordinaires dont nous allons parler avec plus de précision.

M. Gaston Boissier, notamment, s’est posé cette question délicate[88]. Il y a répondu avec l’autorité qui s’attache à sa science, et avec son talent élevé d’historien des mœurs romaines. Sa bienveillance respectueuse pour le grand orateur lui a fait trouver des explications ingénieuses et vraies, mais qui nous paraissent incomplètes ; on dirait qu’il a craint de trop insister.

[88] Cicéron et ses amis, II, 1. — Voy. aussi Tyrrel (The correspondance of Tullius Cicero, introd., p. 34. Dublin, 1855), qui arrive aux mêmes conclusions que M. Boissier ; Hild, Junii Juvenalis satira septima. Paris, 1890, p. 55, et Drumann, Geschichte Roms, t. VI, § 106, p. 381.

Nous sommes tenus, par la nature même de notre étude, à mettre moins de discrétion dans la vérification des comptes, si nous l’entreprenons ; et certes nous manquerions à notre devoir, en négligeant un document de cette valeur sur les mœurs financières des riches de Rome, si ce document existe. Or, nous l’avons assez complet, actif et passif, dans ce qui nous reste de l’énorme correspondance de Cicéron ; discutons-le.

En entreprenant ce travail, quelque peu difficile, nous ne voudrions, pour rien au monde, être accusé d’intentions malveillantes, ni de préventions systématiques, ni surtout d’esprit de dénigrement. Nous n’aimons pas à voir « déshabiller les grands hommes », et ce n’est pas cela que nous cherchons à faire, par la publication de cette étude spéciale.

Cicéron ne partagea ni les vices odieux, ni surtout les crimes communs aux riches de son temps, et c’est un hommage par lequel nous nous plaisons à commencer cette énumération des actes de sa vie. On y trouvera assurément beaucoup de choses à blâmer, mais l’appréciation des œuvres humaines ne doit être faite, en pure justice, que d’après les circonstances auxquelles se sont trouvés mêlés ceux qui les ont accomplies. C’est déjà un haut mérite pour Cicéron, d’avoir su résister au torrent qui entraînait, autour de lui, tant de grands esprits dans les abus même les plus honteux, dans les dilapidations cyniques, les spoliations effrénées et violentes, souvent jusqu’à la cruauté. Beaucoup de choses, que nous considérons, avec raison, comme tout à fait condamnables, étaient regardées comme absolument innocentes et licites, dans le monde que nous allons pouvoir examiner de près ; il ne faut donc pas se montrer trop sévère à leur sujet.

Nous plaçons ici, du reste, cette étude de mœurs, bien plus en vue de l’époque de Cicéron, qu’en vue de l’homme lui-même, quelque intéressant qu’il puisse être.

A l’égard de ce grand esprit, nous aimerons à respecter ce qui est respectable, au milieu des faiblesses humaines, et nous continuerons à admirer, sans réserve, ce qui doit être admiré dans le génie supérieur du moraliste et dans la merveilleuse éloquence de l’orateur.

Pour plus de clarté, nous ne parlerons guère, dans le relevé des chiffres, que par francs, et non par sesterces, et même, la plupart du temps, par millions de francs. Bien que Cicéron ne fût pas l’un des plus opulents citoyens de son temps, sa fortune nous permet, cependant, de compter en prenant pour base, très souvent, cette respectable unité[89].

[89] On aurait tort de croire que la valeur du franc fut très différente chez les Romains, de ce qu’elle est chez nous aujourd’hui. C’est par le prix des denrées ordinaires qu’on peut faire la comparaison. Or, de nombreux documents établissent que les prix étaient à peu près les mêmes que de nos jours. Le tarif de Dioclétien est l’un des plus précis parmi ces documents curieux ; quoiqu’il soit postérieur à l’époque où nous nous plaçons, c’est là que nous empruntons les quelques détails suivants : La livre de bœuf, 0 fr. 80 cent. ; de jambon, 2 fr. Le litre de vin ordinaire, 0 fr. 80 cent. ; de bière, 0 fr. 40 cent. La journée de cultivateur, 2 fr. 60 ; de maçon, 5 fr. ; de boulanger, 5 fr. ; au garçon de bain, 0 fr. 20 cent., etc. On le voit, le million d’alors valait bien, pour le peuple, au moins celui d’aujourd’hui. Voy. Étude de M. G. Humbert, Recueil de l’Académie de législation, 1868, p. 447, et les nombreux travaux publiés sur les finances et l’économie politique des Romains. Dureau de la Malle, Mommsen, Marquardt, etc. Voyez supra, notre bibliographie.

Il eut infiniment plus de fortune qu’on ne le croit généralement, et cependant il ne fut pas riche, de son propre avis, parce qu’il eut beaucoup de fantaisies. Comme il le dit lui-même, « c’est l’homme qu’on a coutume d’appeler riche et non sa caisse. C’est le besoin qui est la mesure des richesses… Celui qui désire beaucoup est pauvre[90]. »

[90] Parad., VI.

La vérité est qu’il eut beaucoup d’argent, qu’il l’aima et le rechercha, non comme un avare, pour lui-même, mais pour le besoin qu’il avait de le dépenser inconsidérément et sans mesure. C’est ce que nous allons constater, pendant toute la durée de sa vie[91].

[91] On peut lui appliquer, au moins en partie, cette phrase qu’il écrivait, en philosophe, dans les Tusculanes : « Etenim quæ res pecuniæ cupiditatem afferunt, ut amori, ut ambitioni, ut quotidianis sumptibus copiæ suppetant : quum procul ab iis omnibus rebus absit, cur pecuniam magnopere desideret, vel potius curet omnino ? » Tuscul., V, XXXII.

Tâchons de déterminer d’abord son actif, par ses immeubles, par ses biens de toute nature, et surtout par l’argent dont il a disposé, dans la dernière moitié de son existence très agitée. Ce premier travail fait, nous chercherons à remonter jusqu’aux origines de ces surprenantes richesses. Mais assurément nous ne saurons pas tout.

En premier lieu, les immeubles : Cicéron a eu pendant la plus grande partie de son âge mûr, simultanément huit ou dix villas en Italie, dont quelques-unes étaient somptueuses. Celle de Tusculum et celle de Formies notamment, devaient valoir beaucoup d’argent, car, à son retour de l’exil, il trouvait dérisoire que le Sénat ne lui ait alloué, pour les réparations à faire, que cinquante mille francs pour Formies et cent mille pour Tusculum[92].

[92] Ad. attic., IV, 2 ; octobre 697-57. On peut voir l’énumération d’un grand nombre de ces immeubles et des objets de luxe qui s’y trouvaient, dans le Geschichte Roms de Drumann, t. VI, §§ 107 et 108. Le Clerc indique les villas d’Antium, Astura, Arpinum, Cumes, Formies, Pouzzoles, Pompéi et Tusculum.

Il avait en même temps aussi, cinq ou six maisons de grande valeur, dans les beaux quartiers de Rome. L’une d’elles lui avait coûté près de un million[93], une autre plus de quatre cent mille francs. Le Sénat lui avait alloué quatre cent mille francs pour la reconstruction (superficies) de celle que le peuple avait détruite[94].

[93] Ad fam., V, 6 ; Aulu-Gelle, N. A., XII, 12. Voy. Hild, loc. cit.

[94] Ad. att. eod. Ces maisons n’étaient pas assurément les plus belles de Rome ; Claudius avait acheté plus de trois millions celle de Scaurus, qui était située sur le Palatin, comme l’une de celles de Cicéron, celle que ce dernier avait achetée à Crassus. Pline, Hist. Nat., XXXVI, 15-24. Ascon., Ad. Cic. mil. arg., 70.

Nous pouvons ajouter enfin à cette liste de grands immeubles, sur plusieurs desquels on connaît de curieux détails, et dont on montre encore de belles ruines, « les petites maisons (diversoria) que les grands seigneurs achetaient sur les principales routes pour s’y reposer, quand ils allaient d’un domaine à l’autre[95]. »

[95] G. Boissier, loc. cit.

Voilà donc d’importantes valeurs assurément : quinze ou seize riches immeubles, d’autres disent une vingtaine[96], dans le même patrimoine, ceci n’est certes pas chose commune, même dans la Rome des anciens temps.

[96] Hild, loc. cit. V. Le Clerc parle de dix-huit immeubles auxquels rien ne devait manquer, puisque Cicéron les appelle les délices de l’Italie. Vie privée et litt. de Cic., 2e édit., p. 314, t. I des œuvres traduites.

Si on pouvait exactement évaluer chacun de ces biens, on devrait compter déjà sûrement par millions. Les quelques maisons ou villas au sujet desquelles nous avons pu donner des chiffres certains, en représentent, à elles seules, au moins trois ou quatre. La valeur totale des autres s’élevait beaucoup plus haut. Or, pendant toute la période de son existence que nous étudions, on peut affirmer que Cicéron n’a guère modifié sa fortune immobilière, que pour l’accroître. Les détails abondent dans la correspondance, à ce sujet, et ils ont été soigneusement relevés par les historiens contemporains, en France et en Allemagne. Nos renseignements sont donc, jusqu’ici, parfaitement authentiques.

Passons aux meubles et aux dépenses de luxe, de fantaisie ou d’ambition politique. Ici, les chiffres vont monter sensiblement, sur le dernier point surtout : les dépenses d’ambition politique. Rien, de notre temps, ne peut nous en donner une idée, même approximative, malgré les surprises qu’amène avec lui parfois, notre suffrage universel, à cet égard.

Cicéron fut sans cesse ou avocat ou homme politique, quelquefois les deux en même temps, mais il fut aussi, artiste et amateur par accès. Il avait acheté, à certaines époques, de nombreux et remarquables objets d’art pour orner ses principales villas. En 687-67, notamment, il ne mettait aucune mesure à ses fantaisies. Il écrivait à Atticus, en Grèce, de lui envoyer des statues de marbre et de bronze, des objets précieux de toute espèce, le plus qu’il pourrait et le plus vite possible. « Et signa et cetera quam plurimum quam primumque mittas[97]. » Voilà ma passion, ajoutait-il. Lentulus m’offre ses vaisseaux pour le transport, et tu peux avoir confiance en ma bourse. « Arcæ nostræ confidito. » On pouvait aller très loin dans cette voie dispendieuse. Le mandat était pressant, et n’avait pas de limite. Mais, en ce moment-là, c’était l’amateur opulent qui ne comptait pas, et payait.

[97] Ad. att., I, 4, 8 et 9 (687-67).

En 699-55, il faisait venir encore des statues ; cette fois il en commandait avec plus de réserve. Il venait « d’ajouter des exhèdres à son joli portique de Tusculum » ; alors, c’était la peinture qui lui plaisait surtout, pour orner ses demeures[98]. Pline parle d’une table de citre ou thuya, que Cicéron avait payée un million de sesterces (200,000 francs). C’était la première qu’on eût vue à Rome[99]. On peut avoir par là une idée du reste.

[98] Ad. fam., VII, 23 (695-55).

[99] Pline, Hist. Nat., XIII, 15.

D’autre part, et ceci même est à noter, plusieurs de ses lettres familières témoignent hautement qu’il aimait aussi les plaisirs des grands repas, du moins dans les dernières années brillantes de sa vie à Rome. Il les goûtait à la fois en causeur spirituel et en gourmet raffiné[100].

[100] Dans les premières années de sa vie publique, il avait, paraît-il, l’estomac délicat, et redoutait les repas copieux, mais il en fut différemment plus tard ; plusieurs lettres à ses amis l’indiquent, pendant ses périodes de prospérité, depuis la fin du septième siècle surtout. Cic., Ad fam., VII, 26 ; IX, 15, 24, 26.

Or, nous savons quel luxe y déployait, parfois follement, le grand monde de Rome. La vaisselle d’or et d’argent ciselé, les animaux et les poissons les plus chers ou les plus rares, les musiciens, les danseurs et les beaux esclaves de tous les pays, en faisaient ordinairement les frais. C’était, entre amphitryons, une rivalité dans les raffinements, au sujet de laquelle les perles fondues dans un acide et mêlées à la nourriture, restent comme un trait caractéristique, parmi les souvenirs classiques de chacun de nous.

« Sa porte », dit V. Le Clerc, « était ouverte aux étrangers qui lui paraissaient dignes de quelque distinction par leur mérite, et à tous les philosophes de l’Asie et de la Grèce. Il en avait constamment plusieurs auprès de lui, qui faisaient partie de sa famille et qui lui furent attachés dans cette familiarité pendant toute leur vie[101]. »

[101] Œuvres complètes de Cicéron, t. I, vie privée et littéraire, 2e éd., p. 311. Cic., De natura Deorum, I, 3.

Il se faisait accompagner, même dans ses voyages à travers l’Italie, du nombreux personnel d’esclaves et de licteurs, qu’il considérait comme nécessaires à sa dignité[102].

[102] F. Antoine, La Famille de Cicéron, Terentia, p. 23. Extrait des Mémoires de l’Académie des sciences de Toulouse, 1889. Cic., Ad Att., XI, 13, 4.

Et cependant l’ambition devait coûter bien plus encore à l’homme politique, que ses goûts mondains ou ses fantaisies d’artiste.

A cet égard, nous avons d’abord les indications générales que nous fournissent, d’une manière certaine, les usages du temps. La correspondance intime nous a conservé, de plus, quelques traits qui nous indiqueront comment il procédait personnellement en cette matière.

Ainsi nous ne savons pas, sans doute, quel fut exactement le chiffre de ses dépenses pour les candidatures aux grandes charges de la préture et du consulat, et cependant on peut affirmer que ce chiffre fut formidable, parce qu’il l’était forcément pour tout le monde à cette époque. Et après le succès, il fallait aussi payer au peuple ces jeux publics qui exigeaient encore des millions.

Cicéron n’a aucune illusion à cet égard ; il faut, à son avis, être très riche pour s’aventurer sur ce terrain, car il écrit au sujet de Milon, qui avait eu pourtant beaucoup d’argent, que ce dernier ne pouvait pas se permettre ces libéralités trop au-dessus de ses moyens. « Quia facultates non erant[103]. »

[103] Ad. Quint., II, 8 (nov. 700-54). Plutarque (Vie de Cicéron, VIII), rapporte que « les Siciliens lui amenèrent, pour les jeux de son édilité, beaucoup d’animaux de leur île, et lui firent de nombreux présents. Il ne profita point de leur bonne volonté pour s’enrichir, et ne s’en servit que pour faire baisser le prix des vivres ».

Au surplus, son frère Quintus le lui écrivait dans sa note sur la candidature au consulat : « Il faut faire les choses magnifiquement ; c’est la condition indispensable du succès ; il faut donner des banquets privés, et aussi des banquets publics aux tribus réunies[104]. Aie soin », ajoutait ce frère très avisé, « que ta candidature soit pleine de pompe, et illustre, et splendide, et populaire, et qu’elle ait un éclat et une dignité suprêmes[105]. »

[104] « Est in conviviis… et passim et tributim. » Quintus, De petit. consul., XI.

[105] « Ut pompæ plena sit, ut illustris, ut splendida, ut popularis, ut habeat summam speciem et dignitatem. » Eod., XIII.

Il subit, quant à lui, vaillamment, ces épreuves qui eussent été redoutables pour une caisse moins bien garnie que la sienne, et peut-être pour lui-même aussi, en d’autres moments. Il fit son devoir de magistrat avec facilité, sans doute, car il ne s’en alarma ni ne s’en plaignit nullement.

Il lui arrivait cependant bien souvent, de se montrer inquiet sur l’état de ses ressources. Il eut évidemment des crises financières aiguës à traverser parfois ; il en sortait, du reste, ordinairement à sa satisfaction.

Il y eut, en effet, des hauts et des bas incroyables dans cette fortune de prodigue impressionnable, littérateur ou artiste et, en tout cas, imprévoyant. Nous allons en juger par la suite.

Lors de son exil, dans les années agitées de sa carrière politique, en 596-58, il s’était vu ruiné du jour au lendemain. Sa correspondance devient alors vraiment attristante. On n’y trouve plus, pendant quelques mois, que des lamentations, des larmes, des remords de n’avoir pas été plus habile. Il s’attendrit sur tout et sur tous, sur sa fille particulièrement et aussi sur son fils, et même sur sa femme Terentia. Il se demande comment il pourra venir à leur aide, comment il fera lui-même pour vivre.

Son exil terminé, on le voit reprendre tout à coup et d’une manière étonnante, un nouvel et puissant essor, dans cette carrière quelque peu tourmentée, qui fut cependant heureuse, le plus souvent.

Dès son retour, en effet, il recommence à construire, il achète de nouvelles terres, de nouveaux objets d’art pour ses domaines, édifie des portiques, construit des terrasses et des bains dans ses villas ; il invite chez lui les plus grands personnages, Marius notamment[106]. C’est à cette époque qu’il fait circuler l’un de ses hôtes dont nous avons parlé, sur une litière à huit porteurs, accompagnée de cent hommes armés. En avril 698-56, il écrit à Quintus qu’il bâtit à trois endroits à la fois, et qu’il remet à neuf tout ce qui lui appartient, enfin qu’il vit plus largement que jamais[107].

[106] Voir, en ce sens, de nombreux détails dans les lettres des années 698, 699 et 700 à Quintus ou à Atticus. Il s’occupait aussi des villas de son frère absent ; on ne distingue pas toujours très bien desquelles il s’agit, dans ses lettres à Quintus. Ce qui en ressort, c’est qu’il y avait de très beaux immeubles dans la fortune des deux frères.

[107] Ad. Quint., II, 6, an. 698-56.

Deux ans après, la baisse semble être revenue. Au mois de février de l’an 700-54, il raconte à Atticus qu’il vient d’écrire à César, pour plaisanter sur leur situation financière à l’un et à l’autre, assez peu brillante, paraît-il, en ce moment. Mais à peine sept mois se passent, et voilà qu’en octobre de la même année, il fait une confidence très inattendue à ce même Atticus : il lui apprend d’un ton très dégagé et incidemment, en finissant une très longue lettre, que deux amis de César, lui-même et Oppius, « me dico et Oppium », viennent de dépenser douze millions de francs, soixante millions de sesterces pour agrandir une basilique du Forum, dont l’aspect lui plaisait beaucoup. Il craint les admonestations affectueuses d’Atticus, et comme il ne veut pas recevoir d’observations dans la réponse à cette surprenante missive, il écrit à son ami : « Je te permets d’être écrasé de cette nouvelle : dirumparis licet…, mais les propriétaires du terrain n’ont pas voulu traiter à meilleur marché. Ce sera magnifique. Efficiemus rem gloriosissimam[108]. » On ne sait pas ce que répondit Atticus.

[108] Toutes les éditions de Cicéron que nous avons consultées, et toutes les traductions sont d’accord sur ce chiffre énorme : Sexcenties, HS, soixante millions de sesterces. Contempsimus Sexcenties, HS. — Ad attic., IV, 16, édit. Nisard, lettre 155, t. V, p. 160. — Le Clerc, t. XVIII, p. 443. — Édit. Panckoucke, t. XIX, trad. de Golbery, lettre 149. — Tyrrel, The correspondence of Tullius Cicero, vol. II. — Billerbeck, Lettres annotées, t. I, p. 513. Et cela ne l’empêchait pas de songer peu après à offrir un portique, προπύλαιον, à l’académie d’Athènes, Ad att., VI, 1.

Il dut être fort étonné, dans tous les cas, lui, le confident des inquiétudes de la veille. Cicéron devait bien donner au moins la moitié de la somme, puisqu’il insistait sur son nom, me dico ; et s’il donnait, après une période de gêne, six millions au peuple, il devait bien en garder au moins autant pour lui-même. C’étaient donc, probablement, douze ou quatorze millions qui lui étaient arrivés assez vite, dans le temps qui sépare le mois de février du mois d’octobre. Douze ou quatorze millions inopinément acquis en quelques mois ! il s’était produit évidemment de bonnes aubaines[109].

[109] Dans le courant de cette année 700-54, il ne plaida pas une seule fois, ou du moins, pas une de ses plaidoiries n’est mentionnée ; il ne prononça qu’un discours au sénat sur les dettes de Milon, mais il fut nommé augure. V. Le Clerc, t. I, Tableau chronol. de la vie de Cicéron (700-54).

Au fond, cette dépense soudaine n’était pas tout à fait désintéressée, il y avait sûrement une arrière-pensée d’ambition, dans cette largesse vraiment royale. Bientôt après, en effet, en 704-50, on voit l’illustre citoyen se préparer à des sacrifices du même genre, mais bien plus rudes encore pour sa caisse, et dont cette fois le but direct est déclaré.

La pensée qu’il avait été proclamé Imperator par ses soldats en Cilicie le poursuivait ; il voulait, comme d’autres généraux victorieux, goûter les joies de la gloire militaire ; il voulait obtenir les honneurs du triomphe, dans ces rues, sur ces places, au milieu de ces masses du peuple encore tout animées des souvenirs de son éloquence. Les lauriers de la tribune et de la barre ne lui suffisaient plus.

En conséquence, il s’agite, se démène, pour obtenir cette consécration solennelle de succès guerriers, qui avaient en effet, besoin sans doute d’être consacrés ; mais surtout il se prépare à subvenir aux dépenses fastueuses de cette solennité triomphale. Il annonce à Atticus qu’il a donné l’ordre à Terentia, de verser entre ses mains les sommes nécessaires pour les préparatifs du triomphe espéré : « Me quidquid possem nummorum ad apparatum sperati triumphi ad te redacturum[110]. » Il est probable que cela fut fait.

[110] Ad attic., VII, 1 ; 704-50.

On fut intraitable, à la vérité, pour les prétentions militaires du grand orateur. Le triomphe ne fut pas accordé. Mais ce que nous voulons relever ici, c’est que sans avoir rien rapporté de sa province, comme les autres généraux qui obtenaient le même honneur, et après la donation d’octobre 54, il se sentait cependant de force à supporter les énormes dépenses de la fête publique à laquelle il devait contribuer pour une large part.

C’était encore un de ses moments de grande opulence, un mouvement de hausse très prononcé dans l’état de ses fonds. Cela ne devait pas durer.

Bien peu après avoir ainsi traité somptueusement toutes choses, et bien que les dépenses prévues n’eussent pas été faites, le pauvre grand homme retombait, en effet, en proie à ses inquiétudes financières, et recommençait à se plaindre dans ses lettres aux parents et aux amis.

Mais qu’on se rassure, la fortune ne tarde pas à se montrer de nouveau clémente, car ses fantaisies coûteuses reparaissent, s’aggravent même, et il ne sait pas plus y résister, au moment de toucher à la soixantaine, que dans les années de la jeunesse[111].

[111] Il faut observer, d’ailleurs, pour être tout à fait exact, que ses plaintes coïncident quelquefois, avec des dépenses de fantaisie qu’on a peine à comprendre, en un pareil état. C’est ce qu’il faisait notamment pour le domaine de Phamea et pour la villa de Frusino, en mars 607-47. Pendant qu’il affirmait n’avoir plus de quoi tenir son train de maison à Brindes, et ne plus pouvoir conserver ses licteurs d’Imperator et sa valetaille, il donnait l’ordre de reprendre cette dernière villa qu’il avait vendue fort cher avec pacte de rachat, quelque temps avant. Voir F. Antoine, La famille de Cicéron : Terentia, p. 20 et 23, loc. cit. Cicéron, Ad attic., XII, 18, 36, 43.

En 709-43, ce sont des jardins qu’il lui faut dans Rome. Il ne peut plus profiter des jardins charmants de son ancien gendre Crassipès ; il lui en faut d’autres, pour s’isoler dans sa tristesse, et aussi en vue de l’avenir, pour ces années de la vieillesse, dont il avait si éloquemment parlé dans son traité. Le voilà donc écrivant avec insistance et à plusieurs reprises à Atticus, qu’il lui faut des jardins sans tarder, lui donnant l’ordre d’acheter à tout prix ceux qui sont à vendre, fussent-ils les plus beaux de Rome ; et l’on sait ce que coûtaient, aux Romains de ce temps, ces magnifiques séjours de luxe, théâtres de leurs fêtes et de leurs plaisirs. « Ne te préoccupe pas du prix, lui dit-il. Nec tamen ista pretia hortorum pertimueris… Quanti quanti, bene emitur quod necesse est[112]. » Coûte que coûte, il faut acheter ce qui nous est nécessaire. En ce moment-là, Cicéron avait dans sa caisse, en espèces, 120,000 francs, 600,000 sesterces, qui auraient servi, sans doute, à payer un premier acompte.

[112] Ad attic., XII, 23 ; mars 709.

Après la mort de sa fille bien-aimée Tullie, c’est-à-dire vers la même époque, ses fantaisies changent de caractère, mais elles peuvent devenir encore plus désastreuses pour sa bourse, s’il n’a pas de puissants moyens à sa disposition. Il est dans la désolation, il faut qu’il associe le monde entier et la postérité elle-même à sa douleur paternelle ; douleur très sincère du reste et très touchante, quoique très expansive, comme tous ses grands sentiments et ses impressions incessantes de toutes natures.

Il ne renonce pas à ses jardins, bien au contraire, mais il a un autre désir, désir sacré cette fois : « Me majore religione obstrictum puto. »

Pour sa fille chérie, dit-il, un tombeau ne saurait suffire, il faut lui construire un temple. « Fanum fieri volo[113]. » Pas un édicule ou une simple chapelle, mais un temple qui lui assure la « religion de la postérité. » Les règlements fixent la dimension des tombeaux, cela ne peut lui convenir, c’est, comme il le dit, une apothéose qu’il veut faire, ἀποθέωσιν. C’est une folie, une extravagance, il le sait bien, error, ineptiæ, stultitia, τῦφος, mais peu importe, il faut commencer tout de suite[114].

[113] Ad attic., XII, 17, 36, 43. — F. Antoine, loc. cit. : Tullia, p. 31.

[114] Ad attic., XII, 36, avril 709 : « Fanum fieri volo… sepulchri similitudinem effugio, non tam propter pœnam legis studeo, quam ut maxime assequar ἀποθέωσιν… ut posteritas habeat religionem. »

« On voit que Cicéron prétendait rendre à sa fille », dit le savant abbé Mongault, « les mêmes honneurs que l’on rendait à Bacchus, à Hercule… et qu’ainsi, ce Fanum qu’il voulait lui bâtir était un véritable temple… Il avait chargé Atticus de faire marché pour des colonnes de marbre de Chio, qui était un des plus beaux marbres de la Grèce ; par là on peut juger qu’il se proposait de faire un monument magnifique[115]. »

[115] Hist. de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, t. I, p. 678 et 684. Mémoire sur le Fanum de Tullia, par l’abbé Mongault, membre de l’Académie. Cic., Ad att., XII, 1, 9.

Ce n’est pas tout encore. « Dans ce temps si fécond en talents », écrit-il toujours à Atticus, « je veux, autant que je le pourrai, consacrer la chère mémoire de ma fille bien-aimée par tous les genres de monuments. Je ferai donc appel aux écrivains les plus éminents de la Grèce et de l’Italie pour la célébrer dans leurs œuvres, et cependant, hélas ! tout cela n’apportera peut-être qu’une aggravation à ma douleur[116]. »

[116] Ad attic., XII, 18.

C’est là surtout, dans cet appel fait aux grands talents, à tous les lettrés en renom du siècle, et, plus encore, dans la construction de ce temple édifié pour la postérité, qu’il aurait fallu verser les sesterces à flots. Or, certainement, Cicéron n’aurait pas plus songé, cette fois que les autres, à entreprendre ces manifestations extraordinaires de son chagrin, s’il n’avait pas été en mesure de suffire aux frais, car il est avéré qu’il s’est toujours mis en règle avec tout le monde.

Les épreuves politiques et ensuite la mort l’empêchèrent, sans doute, de réaliser ces somptuosités suprêmes.

Dans les derniers temps de sa vie, en finance comme en politique, la chance avait dû tourner pour cet homme, qui semble avoir servi de jouet à la fortune. La force de caractère indispensable pour dominer les tourmentes de la démagogie militaire et en tirer profit lui faisait défaut. Il fut meurtri et emporté par un courant trop violent pour son tempérament d’artiste. Il dut s’appauvrir aussi, car il épousa, un an avant sa mort, à soixante-trois ans, une toute jeune fille fort riche, dont il venait d’être le tuteur et dont les biens étaient encore entre ses mains ; on dit qu’il fit cette dernière folie, surtout pour payer des dettes devenues trop pressantes.

Nature honnête et bien intentionnée, il devait, par l’effet des troubles du temps, commettre des fautes, provoquer même des haines violentes autour de lui ; il dut se sentir accablé de tous les genres de tristesses, avant de mourir sous les poignards de ses ennemis.

Il avait fait, à une certaine époque, de nombreuses affaires avec un homme qui, sous ce rapport comme sous bien d’autres, devait le laisser fort en arrière, avec Jules César, dont il était tantôt créancier et tantôt débiteur. Il était en comptes avec lui, et l’on sait avec quel sans façon César traita, toute sa vie, les affaires d’argent. Peut-être la politique était pour quelque chose encore, dans ce va-et-vient de finances entre ces deux hommes illustres. Chez César, c’était le désordre et les folles prodigalités en permanence ; pour celui-ci, les millions se comptaient par dizaines, et, à certains moments, les créanciers par centaines. Les relations d’argent avec un pareil personnage ne devaient pas être exemptes de danger, en devenant fréquentes : avant son arrivée à la toute-puissance, il était hasardeux de traiter avec un financier de ce genre.

On ne dit pas que Cicéron y ait gagné quelque chose, on ne dit pas non plus qu’il y ait perdu. De ce côté, la politique devait tourner plus mal encore pour l’orateur, que les questions d’argent[117].

[117] Drumann, op. cit., §§ 107 et 108, donne des détails sur quelques affaires faites avec d’autres personnages. Nous nous bornons à signaler ici, que ce sont ou des prêts, ou des emprunts, ou des restitutions, qui n’offrent, pour nous, d’intérêt, que par leur importance. Il s’agit presque toujours de centaines de mille, ou bien de millions de sesterces. V. notamment Aul.-Gel., N. att., XII, 12. Cic., Ad fam., V, 6, 20 ; XII, 23. Ad Att., I, 13 ; VI, 1, 9 ; XI, 11, 13 ; XII, 13, 25 ; XIV, 16 ; XV, 20.

L’administration intérieure de sa maison pouvait-elle, du moins, tendre à diminuer l’effet de toutes ces fantaisies accumulées ? Bien au contraire. C’était, qu’on nous permette cette comparaison de circonstance, un nouveau tonneau des Danaïdes.

Sa femme Terentia, qui n’était pas toujours aimable pour lui, dirigea seule, pendant plus de trente ans, son ménage ; il lui reprochait de gaspiller son argent, d’en détourner pour elle de grosses sommes ; il l’accusa même, à plusieurs reprises, de l’avoir ruiné à son profit. Il finit, du reste, par divorcer, et Terentia, au dire de saint Jérôme, ainsi que d’autres historiens autorisés, fut chercher successivement trois époux, parmi les ennemis les plus irréconciliables de l’homme qui avait longtemps illustré sa vie[118].

[118] F. Antoine, loc. cit. : Terentia, p. 31.

En même temps, il était indignement volé aussi par ses intendants, et par celui même de sa femme, Philotimus, qu’il appelait l’admirable fripon, mirus φυράτης[119]. L’argent sortait de chez lui de tous les côtés à la fois.

[119] F. Antoine, loc. cit. : Tullia, p. 29.

Enfin, ses enfants ne furent guère, pour ce père infortuné, que des occasions de grosses dépenses et de tristesses. Sa fille Tullia, qu’il aimait tendrement, se maria trois fois, divorça deux, et fut complètement ruinée par son troisième mari, Dolabella, affreux débauché, qui l’avait épousée pour sa fortune, en escomptant les bénéfices du proconsulat de Cilicie. Elle fut obligée de le quitter étant enceinte. Elle mourut après être retombée à la charge de sa famille, âgée de trente ans à peine[120].

[120] Ad. attic., VIII, 1.

Ce fut encore bien pire de la part de Marcus son fils. Celui-ci, trouvant très insuffisants les 20,000 francs par an qu’on lui envoyait pour vivre à Athènes, encore tout jeune, fit de grosses dettes. « La seule renommée dont il se montra fier par la suite, fut d’être le plus grand buveur de son temps[121]. » Il paraît pourtant s’être relevé par ses succès militaires et sa mort courageuse.

[121] G. Boissier, loc. cit. Dion Cassius, liv. XLVI, 18 et suiv.

Mais, de plus, si on en croit Dion Cassius, Cicéron aurait été aussi trop facile pour lui-même, et les mœurs de ses dernières années, au moins, n’auraient pas été sans reproches. « Qui ne voit, en effet, ces fins manteaux que tu portes ? » lui dit Calenus, d’après Dion, dans un discours au Sénat ; « qui ne sent l’odeur de tes cheveux blancs peignés avec tant de soin ? Qui ne sait que ta première femme, celle qui t’avait donné deux enfants, tu l’as répudiée, et que tu en as pris une autre à la fleur de l’âge, bien que tu fusses décrépit, afin d’avoir sa fortune pour payer tes dettes ? Celle-là même, tu ne l’as pas gardée, afin de posséder sans crainte Cerellia, avec laquelle tu as commis l’adultère, bien qu’elle te surpasse en âge, autant que te surpassait en jeunesse, la vierge que tu avais épousée…[122] »

[122] Dion Cassius, eod. Cicéron recommande très chaudement cette femme à Servilius dans une lettre ; elle avait, elle aussi, des affaires, des créances et même des immeubles en Asie : « Cerelliæ, necessariæ meæ, rem, nomina, possessiones asiaticas commendavi tibi præsens in hortis tuis quam potui diligentissime. » Ad famil., XIII, 72, 708-46.

Il fallait beaucoup d’argent pour tenir tête à tous ces désordres, auxquels rien n’aurait manqué vers la vieillesse, rien, s’il faut encore croire ce dernier trait.

Assurément les revenus ne pouvaient pas suffire, même pour les dépenses ordinaires d’une pareille maison. Aussi, nous n’en parlons qu’en dernier lieu et simplement pour mémoire. Cicéron, qui entretient constamment Atticus de ses comptes, ne s’occupe, d’ailleurs, que très incidemment de ses revenus, tant pour l’argent que pour les immeubles. Il demande parfois ce qu’on peut bien faire du produit de ses terres[123].

[123] Peut-être est-ce de lui-même qu’il entend parler lorsqu’il dit dans ses paradoxes à Brutus : « Je n’ai que cent mille sesterces (vingt mille francs) de revenu… » Mais il y dit beaucoup d’autres choses, qui sont bien plus conformes à ses principes qu’à la réalité des faits. (Parad., VI.) N’est-ce pas de sa main qu’a été écrit au même ouvrage, cet éloge de l’économie et de la simplicité de mœurs, pour lesquelles il n’eut que des admirations très peu pratiques : « Non esse cupidum, pecunia est, non esse emacem, vectigal est : contentus vero suis rebus esse, maximæ sunt certissimæque divitiæ. »

Nous avons ainsi terminé le relevé de cette singulière fortune ; il est nécessaire de nous résumer et de conclure, sur ce premier point.

Avec ces seuls renseignements, et nous ne connaissons pas, certainement, tout ce qui est passé par ces mains toujours ouvertes, on peut cependant imaginer les sommes fabuleuses dont Cicéron a dû disposer, à certains moments.

Au total, toutes ces libéralités de candidat, de sénateur, de grand magistrat ou d’Imperator ; toutes ces dépenses d’ambitieux ou d’artiste ; tous ces immeubles somptueux à Rome et en Italie ; tous ces objets d’art ; toutes ces fantaisies insensées, auxquelles il faut ajouter des sommes considérables en dépôt ou en comptes dans les provinces, et dont nous allons parler en détail, tout cela représente des valeurs énormes, passées au compte de ce patrimoine de Romain du grand monde.

Les évaluations sur cet ensemble ne peuvent être évidemment que très hasardées, et nous ne savons à quel chiffre maximum on pourrait s’arrêter. Mais il nous est permis de prendre, pour fixer nos raisonnements, un chiffre minimum. Les sommes que nous venons d’énumérer, en parcourant la seconde moitié de la vie de Cicéron, doivent atteindre au moins 30 millions de francs, à notre avis, 150 millions de ces sesterces, que l’on voit incessamment reparaître, dans les lettres à Atticus, ou à d’autres.

Cinq ou six millions en immeubles, six ou huit donnés en une fois au peuple, en voilà déjà douze ou quatorze d’incontestables, sans compter ce que Cicéron dut garder, en cette circonstance, pour son propre usage ; les autres valeurs ou avances pour la politique sont assurément bien supérieures à ce premier chiffre. Et avec tout cela, il entreprend les plus grosses dépenses, en recommandant à ses mandataires de ne pas compter : ne pertimueris …… arcæ fidito. Qu’on accepte donc notre chiffre ; nous ne le présentons, d’ailleurs, que comme un à peu près, en vue seulement de simplifier notre démonstration.

Il faut observer, au surplus, que ce chiffre de trente millions n’est pas très considérable, eu égard à la fortune des grands personnages de ce temps. Il se serait élevé bien plus haut, si le proconsulat eût été pour Cicéron ce qu’il était pour d’autres.

Mais quel que soit le chiffre exact, encore avait-il fallu trouver le moyen de se procurer tout cet argent. Il y avait des multitudes de pauvres à Rome, et certainement tout le monde ne savait, et ne pouvait, pas plus que chez nous, y faire fortune. Nous le redisons, l’argent valait, à très peu près, ce qu’il vaut actuellement ; et il fallait savoir le gagner.

Or, Cicéron était arrivé à Rome sans grandes ressources. Son père, simple chevalier à Arpinum, n’était pas riche. Dion Cassius dit même que c’était un pauvre foulon très misérable[124].

[124] V. Dion Cassius, liv. XLVI, no 4 et suiv., qui fait dire à Calenus que Cicéron a passé son enfance couvert de haillons. A la vérité, Dion Cassius est suspect, et il n’a pas connu Cicéron, ni vu de près les mœurs de son temps, puisqu’il n’a écrit qu’à la fin du deuxième siècle de Jésus-Christ. D’ailleurs, Cicéron et son frère Quintus ont été voyager pour s’instruire en Grèce et en Asie dans leur jeunesse, avant d’avoir pu gagner de l’argent à Rome ; il fallait bien que leur père ait eu le moyen de pourvoir à ces avances improductives.

D’où venaient-ils donc ces millions, dont on ne saurait nier l’existence ? C’est ce qui nous reste à examiner, et c’est, à notre point de vue, la question vraiment intéressante.

Il paraît qu’on se la posait déjà, même autour du grand orateur ; les ennemis de l’homme politique en forçaient, dit-on, le chiffre, afin de susciter des doutes fâcheux.

On est porté à répondre au premier abord, que, jusqu’à quarante ans, Cicéron fut un avocat très occupé, qu’il plaida pour des rois étrangers et de riches citoyens ; or, il est certain qu’il est des pays et des époques où la carrière du barreau peut devenir fort lucrative.

Malheureusement, la loi Cincia, vigoureusement soutenue par l’intraitable Caton, avait été votée en vue de soutenir les mœurs anciennes, et n’était pas encore tombée en désuétude.

Cette loi défendait absolument aux avocats de recevoir des honoraires de leurs clients[125]. Aussi Quintus, en s’adressant à son frère, ne parle-t-il de ses plaidoiries nombreuses, que comme d’un moyen de se donner de la popularité, et nullement comme d’une carrière où l’on puisse faire fortune. C’est sous le même aspect, que Cicéron lui-même, au de Officiis, présente les choses sans aucune affectation. Il devient même plus formel en ce qui le concerne[126], dans une circonstance où il n’avait aucun intérêt à dissimuler la vérité[127]. Nous allons préciser.

[125] Cette loi, ou plutôt ce plébiscite de l’an 550-204, était si peu tombé en désuétude au temps de Cicéron, que plus de deux cents ans après, Paul en écrivait un Commentaire dont certains extraits figurent au Digeste, et discutait les moyens pratiqués de son temps, pour le tourner (l. 29, D., I, 3, de Legibus). C’est surtout sous l’empire que, suivant l’expression de M. Accarias (I, p. 788, 4e édit.), le barreau « n’étant plus une occupation aristocratique et un acheminement aux honneurs », on fit de la plaidoirie une profession. Et, néanmoins, le principe de la prohibition de toucher des honoraires était tellement dans l’esprit des lois romaines, que, sous Claude, on s’occupa de maintenir cette disposition de la loi Cincia en vigueur. Certainement, même à cette époque, la cognitio extraordinaria, dont parle le Digeste, n’existait pas. Caracalla et Septime Sévère se préoccupaient encore de cette loi, pendant que Paul faisait le commentaire de son texte trois fois séculaire (V. Grellet-Dumazeau, Le barreau romain, et l’étude de M. Massol au Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, 1878-79, p. 41). Qu’importait aux grands personnages, ou aux hommes de talent, comme Cicéron, de plaider quelques années gratuitement. En une seule année de proconsulat, ou autrement, ils pouvaient gagner, s’ils le voulaient, des millions par dizaines. Ils n’avaient aucun mérite à escompter ainsi l’avenir assuré à tous les préteurs et consuls sortant de charge, ou aux généraux d’armée ; le tout était de devenir populaire et de se faire élire aux comices. Assurément, les grands avocats étaient, à Rome, les moins portés de tous à se faire payer par leurs clients, tant que durèrent les élections par le peuple aux grandes charges annuelles de l’État. Ils partaient pour leurs provinces très endettés, et puis ils rendaient avec usure à ceux qui leur avaient fait un crédit très intéressé. Tel ne fut cependant pas le cas de Cicéron ; mais son talent lui suscita de bonne heure des amis dévoués et des relations fécondes dans le monde de la finance. — Quintus, De petitione consulatus, IX. Plutarque (Vie de Cicéron, VII) dit : « On s’étonnait qu’il ne reçût aucun présent, aucun honoraire pour ses plaidoiries. » Voy. aussi Vie politique de Cicéron, par Le Clerc, d’après Middleton, t. I, 1er supplément.

[126] Ad fam., VII, 1, vid. infra.

[127] Quintus, De petit. consul., 5, 9. Cicéron, De officiis, II, 20.

Gagna-t-il du moins quelque argent, avec les nombreux livres qu’il écrivit, et dont quelques-uns sont d’immortels chefs-d’œuvre ? Ses livres ne pouvaient lui rapporter que beaucoup moins encore. L’industrie des libraires était pratiquée à peine, on faisait copier les ouvrages que l’on voulait avoir par des esclaves, et l’on ne connaissait pas du tout les habiles éditeurs[128]. Cependant, Cicéron vendait ses œuvres, il en parle une fois dans ses lettres à Atticus ; il a, peut-être, retiré de là quelques sommes qui durent être sans importance[129].

[128] G. Boissier, eod.

[129] Cicéron remercie Atticus d’avoir bien vendu son Ligarius. « Ligarianam præclare vendidisti. Post hæc quidquid scripsero, tibi præconium deferam. » Ad attic., XIII, 12.

Il est vrai qu’il avait été proconsul en Cilicie, Imperator même ; mais, plus honnête que ses collègues, il n’avait rapporté de sa province, du moins c’est lui qui le raconte, que quatre cent quarante mille francs environ, légitimement gagnés en une année, salvis legibus, et sagement économisés.

Or, il ne faut même pas inscrire cette ressource comme effective, à son actif, car elle lui fut enlevée par un homme très puissant en ce moment, et sans scrupule, par Pompée, chez les publicains d’Éphèse auxquels Cicéron les avait confiés, sans doute pour qu’ils les missent dans leurs entreprises. Celui-ci ne réclama même pas ; il accepta facilement cette petite mésaventure qui parut ne pas le gêner, en ce moment : « Quod ego sive æquo animo sive iniquo fero[130]. » Quelques jours après, du reste, il était au mieux avec Pompée qui ne lui avait rien rendu.

[130] Ad. fam., V, 20, 705-49.

Le proconsulat de Cilicie ne fut donc pas ce qu’on pouvait en espérer. Il ne produisit rien.

Enfin, la dot de Terentia, sa première femme, n’avait pas été très considérable : environ 80,000 francs suivant les uns, 111,000 suivant d’autres, et quelques immeubles de valeur moyenne ; mais il dut rendre le tout, lors du divorce, et nous avons vu qu’alors, les biens de sa jeune pupille, devenue sa seconde femme, furent employés à régler de l’arriéré. Où donc est la vérité ? Nous n’avons pas beaucoup avancé encore.

Nous avons reconnu que M. Gaston Boissier trouve dans sa bienveillance naturelle des explications judicieuses et justes. Il ne met à la charge de Cicéron qu’une illégalité, quelques fraudes à la loi Cincia, et quelques dissimulations, de peur, peut-être, de trouver plus mal que cela.

Mais nous ne pouvons pas nous déclarer complètement édifiés par ces explications, et nous allons dire pourquoi.

M. Boissier fait remarquer d’abord, ainsi que bien d’autres écrivains, que la loi Cincia sur les honoraires ne devait être qu’imparfaitement observée, surtout par des clients comme ceux qu’a eus parfois Cicéron, et qu’il dut lui arriver quelques bonnes fortunes de ce côté. Il l’indique sûrement, à l’égard de la maison de Crassus, que Cicéron acheta avec l’argent de ses amis, ce dernier le reconnut à peu près, lui-même, par un sourire muet au Sénat. Voilà, en effet, qui est admis, pour une de ses maisons de ville ; mais il en avait, en sus, quatre ou cinq des plus belles.

Un de ses clients, Pœtus, lui donna aussi de beaux livres ; mais il en avait déjà en grande quantité, venus de divers pays, de Grèce notamment. Atticus avait de la marge. « Arcæ fidito. »

D’ailleurs, il ne faut rien exagérer. Tous les clients ne sont pas également généreux, même dans les pays où c’est un devoir de régler ses avocats. Mais une loi défendant de payer les plaidoiries devait servir beaucoup de petits calculs. Elle devait calmer, chez beaucoup de clients, après l’audience, ces sentiments exubérants qui la précèdent parfois, ces protestations énergiques de dévouement si communes dans le cabinet de l’avocat, au moment où on va se rendre devant les juges pour plaider le procès, et auxquelles succède trop souvent un silence persistant et ingrat, même quand les honoraires constituent une dette.

Nous avons vu ce qu’en pensait Quintus. Cicéron lui-même déclare incidemment, mais très nettement, dans une lettre à Marius, que ses plaidoiries ne lui rapportent pas d’argent. S’il avoue, en souriant, avoir reçu quelques sommes, elles ont eu à ses yeux peu de valeur et surtout elles ne tiraient pas à conséquence. « Maintenant », dit-il vers la fin de sa carrière, « puisque l’ardeur de l’âge et l’ambition ne sont plus rien pour moi, je n’ai aucun fruit à attendre de mon travail. Neque enim fructum laboris expecto. » Il n’avait donc jamais eu à compter sur un résultat matériel, c’est-à-dire sur des honoraires sérieux et soutenus[131].

[131] Ad. famil., VII, I (669-55). Martial plaisante sur la misère des avocats de son temps (III, 32). Lorsque Suétone (Cic., 29) et Tacite parlent de discours payés, il ne s’agit pas de plaidoiries, mais de harangues politiques. Voy. Hild, op. et loc. cit., et aussi aux vers 122 et 124, notes sur les abus des avocats sous l’empire. Nous ne parlons ici que de l’époque voisine de la loi Cincia, du temps de la république et des comices populaires.

On voit bien, de même, d’après ce qu’il dit dans le discours pro Plancio, que la plaidoirie n’avait pas pour but de gagner de l’argent et que normalement elle n’en procurait pas. Chez nous les avocats ne reprochent pas à leurs confrères de repousser les clients et de se décharger comme d’un fardeau, des causes qui leur viennent, sans distinguer s’il s’agit de pauvres ou de riches. C’est cependant ce qu’exprime Cicéron. « Vous me reprochez d’avoir défendu trop de clients ; vous pourriez me soulager de ce soin, et plût aux dieux que vous en eussiez la volonté, vous et tant d’autres qui évitent le travail. Mais à force d’examiner les causes, vous les rejetez presque toutes ; et elles refluent vers nous, qui ne pouvons rien refuser aux malheureux et aux opprimés. » Ce n’est assurément pas là le langage des temps actuels, parce que les bases sur lesquelles est organisé notre barreau sont absolument différentes. Au surplus, nous voyons Plutarque affirmer que Cicéron ne reçut aucun présent ni aucun honoraire pour ses plaidoiries[132].

[132] V. les autres détails donnés en note ci-dessus, p. 74 et 77.

On plaidait pour se faire un nom au Forum, et arriver ainsi aux grandes magistratures. Les traditions de l’ancien patronage aristocratique étaient d’ailleurs en ce sens, et expliquent la pensée de Caton, et le but de la loi Cincia.

En résumé, il est bien venu, de certains clients généreux, quelques centaines de mille francs, peut-être même quelque million, illégalement et à la dérobée, et aussi de beaux cadeaux en livres et objets d’art. On peut l’admettre. Mais de grosses sommes à jets continus, suffisantes pour combler, toujours à point, même au temps où l’avocat n’exerçait plus, les vides qui se creusaient, pour diverses raisons, à toutes les étapes de cette longue carrière, c’est ce qui ne nous paraît pas possible. Nous pouvons en croire, à peu près complètement, Quintus, Cicéron lui-même, et enfin ce qu’en rapporte Plutarque.

Il ne faut pas oublier, au surplus, que Quintus, arrivé pauvre à Rome comme son frère, et qui n’avait pas comme lui de riches clients, avait pourtant comme lui de belles villas, dont Cicéron surveillait les embellissements pendant son absence. On ne peut pas dire pour Quintus, que la fortune était le produit de ses plaidoiries, et cependant, pour lui aussi, la fortune était venue. Il y avait donc, pour les deux Cicéron, d’autres moyens de s’enrichir.

Quant aux suffrages, et aux discours ou aux actes politiques, il faut rendre cette justice à notre orateur, qu’il ne les a jamais vendus pour de l’argent. Du moins on ne le lui a jamais reproché sérieusement, et on n’aurait pas manqué de le faire, s’il eût seulement éveillé quelque soupçon à cet égard[133].

[133] Voir toutefois Plutarque, Cic., IX, et l’Invective attribuée à Salluste.

Les clients pouvaient, à la vérité, tourner la loi Cincia d’une autre façon. A Rome, on instituait fréquemment de simples amis héritiers, ou on leur laissait des legs ; c’était un usage que l’on devait pratiquer naturellement, en vue d’exprimer sa reconnaissance, pour des services gratuitement rendus ; et Cicéron acquit souvent, par ses plaidoiries, le droit d’en bénéficier. Cette forme de la gratitude chez le client est encore louable, quoique moins méritoire de sa part, et moins sûre pour l’avocat.

En effet, il a relevé le compte exact de ce qu’il a touché, sa vie durant, de ce chef ; c’est quatre millions en tout[134].

[134] Ad attic., XVI. V. quelques détails dans Marquardt, op. cit., § 106.

Mais les autres vingt ou vingt-cinq millions, d’où sont-ils donc venus ? C’est ce que nous pouvons nous demander encore, car ils ne sont arrivés ni d’Arpinum, ni de Cilicie, ni de chez le libraire, ni même, du moins de son aveu, de chez les clients.

Et d’abord, ce qu’il nous paraît urgent d’affirmer de plus fort ici, pour dissiper tous les doutes, c’est que Cicéron ne fut ni un concussionnaire, ni un dilapidateur, ni un usurier. Tous ceux qui ont étudié de près la vie de cet homme si naturellement juste, qui l’ont jugé, comme nous, dans ses innombrables lettres, c’est-à-dire d’après nature, sont d’accord à cet égard. Malgré quelques insinuations, peu autorisées d’ailleurs, tous ses biographes lui rendent ce témoignage, auquel nous tenons à nous associer, pour l’honneur du grand personnage, non moins que dans l’intérêt de notre thèse.

Ce n’est pas, nous pouvons l’affirmer, dans les concussions, malheureusement si fréquentes autour de lui, qu’il a cherché sa fortune. S’il l’eût fait, c’est surtout dans sa province proconsulaire, en Cilicie, qu’il en eût trouvé l’occasion. Or, c’est là que M. d’Hugues l’a spécialement étudié dans son remarquable ouvrage : Une province romaine sous la République, et il n’y est pas question d’une sorte d’honnêteté relative seulement, mais « de son intégrité, de son désintéressement, de sa délicatesse pointilleuse qui devait lui servir de règlement[135]. » Le même auteur ajoute, en divers autres passages de son beau livre, « que la Cilicie eût dû bénéficier de l’administration excellente d’un homme tel que Cicéron, si grand à la fois par le génie et par le cœur… Ce fut le plus humain, le plus intelligent des hommes… Et qui donc a jamais mis en doute la modération et le désintéressement de Cicéron… N’y a-t-il pas, de la part de certains historiens, quelque maladresse à lui faire une gloire de n’avoir pas volé comme tant d’autres ? Le vrai mérite n’était pas tant de s’abstenir soi-même, que d’obliger les autres à suivre cet exemple. Quelques bottes de foin qu’il eût pu réquisitionner, chemin faisant, auraient fait moins de mal à la province que l’insigne mollesse de sa conduite à l’égard d’Appius Claudius… Il sortit de sa province, comme il y était entré, les mains nettes[136]. » C’était bien salvis legibus, comme il le dit lui-même.

[135] G. d’Hugues, Une province romaine sous la République, p. 362.

[136] Eod., p. 4, 8, 10, 242, 363. Voir, dans le même sens, Gaston Boissier, loc. cit.

« Il finit son administration », dit V. Le Clerc, « par un trait de générosité sans exemple avant lui, et qui n’eut pas sans doute beaucoup d’imitateurs. Comme il avait épargné par son économie un million de sesterces sur la somme qui lui était assignée pour sa dépense annuelle, il les remit libéralement au trésor. Ce désintéressement, dit-il, fit murmurer tous ceux de sa suite, qui s’attendaient à lui voir distribuer entre eux cet argent. Cependant il ne manqua pas non plus de leur faire trouver beaucoup d’avantages à l’avoir servi, et les récompenses qu’ils reçurent de lui furent honorables[137]. » C’est toujours la même chose : des générosités, de grosses dépenses, sans qu’on puisse apercevoir la source où elles viennent s’alimenter, ni surtout leur attribuer des origines criminelles.

[137] V. Le Clerc, Vie politique de Cicéron, in med. — Cic., Ad Att., VII, 1.

De même il renonça, plus tard, en faveur d’Antoine, au proconsulat de la riche province de Macédoine qui lui était échue en partage, et ensuite à celui de la Gaule Cisalpine qu’il abandonna à Q. Metellus.

Il faut donc encore chercher ailleurs.

Drumann, qui a étudié en détail la vie de Cicéron, avec peu de sympathie à la vérité, comme la plupart de ses compatriotes, mais qui en a analysé les actes avec un soin méticuleux, s’est, à notre avis, rapproché de la vérité. Il s’étonne de la fortune de Cicéron ; que serait-ce s’il y avait compté la donation des douze millions faite avec Oppius, dont il paraît ne s’être pas suffisamment préoccupé. Quand il cherche l’origine de tout cela, il y ajoute, entre autres sources, l’argent des publicains. Reste à savoir par quelle voie arrivait cet argent[138]. C’est ce que Drumann ne nous dit pas.

[138] Op. cit., § 106.

Ce qu’il y aurait de mieux à faire, peut-être, serait d’interroger sur ce point Cicéron lui-même. Or, il a répondu à la question, du moins en thèse, et d’une manière générale : « publicis sumendis. » Il s’agit seulement de bien comprendre ces mots, passés jusqu’ici, à peu près inaperçus.

La démonstration serait plus complète, s’il était possible de prendre le spéculateur sur le fait. N’en désespérons pas. Il y a des choses de telle importance dans la vie que, quoi qu’on fasse, on ne parvient jamais à les dissimuler complètement.

Voici d’abord ses déclarations de principe.

Il ne connaît, quant à lui, que trois moyens de s’enrichir honnêtement : Le commerce, « mercaturis faciendis », le travail, « operis dandis » et enfin « publicis sumendis », les opérations sur les adjudications de l’État, fermes de l’impôt ou entreprises de grands travaux publics[139], plus clairement les opérations des publicains. Nous demandons qu’on accepte pour le moment cette traduction. Nous la légitimerons avec toute son étendue et toute sa portée, dans le sens le plus moderne du mot. C’est l’un des objets principaux de ce travail[140]. Le public bénéficiait de ces entreprises, en prenant des actions et en opérant sur leur valeur variable, comme on le fait de nos jours.

[139] Parad., VI.

[140] Remarquons, en effet, qu’il n’est pas question ici, seulement de ceux qui prennent une part directe à la perception de l’impôt, des adjudicataires, des publicains proprement dits, mais des spéculateurs qui se multiplient autour d’eux.

Il s’agit ici d’opérations financières, à la portée du public, puisqu’il s’agit d’une ressource ayant un caractère général. On ne dirait pas chez nous, que les fonctions d’employé des contributions ou des chemins de fer et travaux publics, sont l’une des trois uniques sources où le peuple doit trouver ses moyens d’existence, au même rang que le commerce et les professions libérales. A ce moment-là, ce qu’on a appelé depuis la plaie du fonctionnarisme n’existait pas à Rome ; elle n’apparut que sous l’Empire. Ce n’est donc pas seulement au travail de la perception que ces mots de publicis sumendis peuvent s’appliquer ici. Quelques traducteurs disent « dans les fermes de l’impôt », c’est vrai, mais pas suffisamment compréhensif ; il faudrait y ajouter les grands travaux publics, et autres spéculations innombrables et d’immense étendue.

Le commerce lui est prohibé comme sénateur ; n’en parlons pas.

Le travail est gratuit pour lui comme avocat. La loi Cincia est là ; et il ne considérerait pas comme un procédé honnête et avouable, celui qui consisterait à violer les lois. Il fallait, dans tous les cas, y mettre une certaine mesure, comme nous l’avons dit. Ce second procédé ne compte guère plus que l’autre, pour lui, et nous devons passer encore.

Restent les opérations sur les entreprises des publicains, comme seul moyen légal et usuel à sa portée.

Or, nous verrons que c’est justement au Forum où il va lui-même tous les jours de sa vie, que ces opérations se réalisent et se concentrent. Les publicains richissimes, les directeurs et sous-directeurs de grandes compagnies par actions s’y réunissent très régulièrement, aux mêmes endroits, pour y recevoir leurs courriers de province, pour y retrouver leurs actionnaires et leurs clients, constater le cours des partes, délibérer et donner leurs ordres. On y est en relation avec le monde entier, et on y fait des affaires avec les correspondants de toutes les provinces ; on s’y ruine ou on y fait des fortunes subites, voilà ce que nous établirons à n’en pas douter.

Il y avait là une place, auprès des deux Janus, où les naufrages fréquents des uns servaient à enrichir les autres. Nous expliquerons amplement tout ce trafic énorme. Là, tous les jours, Cicéron voit les publicains, il s’y entretient avec eux, comme il a le soin de l’écrire à son frère Quintus.

Se mêlait-il à ces groupes affairés de financiers que Plaute nous peindra sous de vives couleurs, ou bien à ces capitalistes entourant les banquiers à leur place quotidienne, seulement pour causer des événements du jour, ou plutôt n’était-il pas là pour user, lui aussi et avec eux, de ce troisième moyen de faire fortune à l’usage des honnêtes gens, « Publicis sumendis » ? Que faut-il en penser ? Qu’est-ce donc qui aurait pu l’attirer si assidûment dans ce quartier de la finance, pendant les périodes, surtout, où il abandonnait la politique pour ne plus s’occuper que de ses propres affaires[141] ?

[141] Ce qu’il y trouve représenté, il le dit bien : Honestissimæ et maximæ societates. « Les plus honorables et les plus grandes compagnies. » N’est-ce pas le langage moderne ? Ad. Quint., 693, 61, Voy. sur ce point notre étude, infra, chap. II, sect. III.

Cherchons encore dans la correspondance. Nous y trouverons que, pendant une de ces années où les événements le tenaient éloigné des fonctions publiques, il confiait ce qui suit à Atticus : « Maintenant, j’agis au Forum, de façon à ce que chaque jour le zèle de nos hommes et nos ressources aillent en augmentant : ut opes nostræ augeantur[142]. » Peut-on traduire ici le mot opes nostræ du texte, par les mots nos richesses, comme on le fait très fréquemment ? S’il en était ainsi, il n’y aurait plus, pensons-nous, aucun doute possible. Cicéron se serait enrichi au Forum comme les autres financiers s’y enrichissaient, en y exposant leurs fortunes dans la spéculation. Mais la suite de la phrase prouve que ce mot doit être pris dans un sens plus général, et c’est pour cela que nous avons employé, pour le traduire, le mot français ressources.

[142] Voici ce texte que nous transcrivons dans toute son étendue pour qu’on puisse en apprécier la portée : « Nunc ita nos gerimus, ut in dies singulos et studia in nos hominum et opes nostræ augeantur. Rempublicam nulla ex parte attingimus. In causis atque in illa opera nostra forensi summa industria versamus. Quod egregie non modo iis, qui utuntur opera, sed etiam in vulgus gratum esse sentimus. Domus celebratur, occurritur, etc. » Ad. attic., II, 22 (695-59).

Pourtant ce mot opes ne comprend-il pas ici les résultats matériels, en même temps que d’autres que l’on peut recueillir au Forum, la considération, l’influence politique ? C’est ce que nous croyons. Le mot opes doit se référer nécessairement à quelque chose de positif, et, dans ce moment, Cicéron ne recherchait pas les suffrages de ses concitoyens. « Rem publicam nulla ex parte attingimus. »

Il semble, du reste, et c’est un trait curieux de son caractère, toutes les fois qu’il fait des affaires d’argent plus ou moins honorables, se réfugier instinctivement à l’abri des mêmes équivoques. On dirait qu’il veut se tromper lui-même et rester au-dessus des préoccupations vulgaires. C’est ainsi, qu’à l’occasion de son second mariage, après avoir avoué, dans une lettre à Plancius, le mauvais état de ses affaires domestiques et la nécessité d’y mettre ordre, il termine sa phrase en disant que s’il épouse à soixante-trois ans sa riche pupille, c’est pour se créer des relations plus fidèles que les anciennes. Il oublie, à trois lignes de distance, le vrai motif, qui était de remettre ses affaires à flot. « Novarum necessitudinum fidelitate contra veterum perfidiam muniendum putavi », dit-il ; il faut y ajouter la fortune, qu’il détenait déjà comme tuteur de la jeune fille, et qu’il avait besoin de garder d’une façon ou de l’autre.

Ce qui nous confirme, d’autre part, dans la pensée que ce sont les relations d’affaires, et l’argent des publicains, que Cicéron vient chercher au Forum, c’est l’intérêt tout particulier qu’il manifeste précisément pour eux et pour les opérations qu’ils y pratiquaient. Dans une lettre de l’an 708-46, il écrit à Brutus pour lui recommander Varron ; « à peine venu au Forum », dit-il, « Terentius Varron a cherché mon amitié, cette amitié s’accrut immédiatement par deux raisons qui devaient redoubler ma sympathie : la première, c’est l’objet de ses études… la seconde raison, c’est qu’il s’attacha aussitôt aux sociétés des publicains ; à la vérité, je ne l’aurais pas voulu, parce qu’il y fit de grosses pertes, mais cette association dans un ordre qui se recommande si fort à moi, « mihi commendatissimi », rendit notre amitié plus solide[143] ».

[143] Ad. fam., XIII, 10 (708-46).

Il est absolument certain, comme nous le verrons dans un chapitre spécial, que, non seulement Cicéron était en relations journalières avec les financiers et particulièrement avec les grands publicains au Forum, mais qu’il était leur ami et leur protecteur ; qu’il leur rendait des services, en disant que ce n’étaient que des actes de réciprocité et de reconnaissance ; qu’il les appelait valde familiares, amplissimi, nobis optime meriti, et de bien d’autres mots plus expressifs encore, que nous signalerons dans ses lettres et ses discours.

Il nous paraît résulter de tout cela, que Cicéron ne fut pas associé en nom, ce qui ne lui était pas permis comme sénateur, mais qu’il dut se procurer des actions, des partes, sur lesquelles il spécula, à Rome et sur toutes les places où les publicains entretenaient des relations avec Rome, ut opes augeantur, pour accroître ses ressources. Nous verrons, par la suite, qu’il savait indiquer le prix de ces actions, en tenant compte de leur valeur à un moment donné, c’est-à-dire au cours du jour.

Cette explication des origines restées jusqu’à ce jour obscures, de la fortune du grand orateur, nous paraît d’autant plus probable, qu’elle s’appuie enfin sur un autre fait certain de sa vie, qu’il semble avoir voulu laisser aussi dans l’ombre.

Nous allons, en effet, terminer l’énumération de ces demi aveux, en prenant le spéculateur sur le fait, ou du moins en affaires d’argent avec les publicains, et alors, peut-être, ne restera-t-il plus aucun doute sur ses relations et ses habitudes financières.

Nous voulons parler des créances considérables et nombreuses qu’il a eues pendant tout le temps que dura sa correspondance, en province et à Rome. Cerellia, cette femme âgée à laquelle il s’intéressait tant sur ses vieux jours, sa necessaria, comme lui-même, avait des créances en Asie, il les recommandait chaleureusement aux soins de ses amis, en même temps que ses propres fonds.

En mai 703, il s’agit d’une créance de cent soixante-quatre mille francs[144], en juin, c’est une autre plus modeste, de cinq mille francs, et puis une autre de cent quatre-vingt mille francs[145]. En 706, il écrit qu’il a à lui, en Asie, une grosse somme, cette fois, quatre cent quarante mille francs disponibles, deux millions deux cent mille sesterces en monnaie de cistophores, et qu’on peut en disposer par billets pour payer ce qu’il doit à Rome[146]. Il était en ce moment dans les plus grands embarras : « Quibus acerbissime afflictor. » Sur tout cet argent, il ne donne, dans ses lettres, aucune explication, pas même à Atticus ; on dirait qu’il affecte sur cette matière de ne s’exprimer jamais qu’à demi-mot. Il n’expliquait pas davantage à Atticus comment lui venait tout cet autre argent que, si souvent, il le chargeait de dépenser en le priant de ne pas compter.

[144] Ad. attic., V, 5 (mai 703). Explicatum sit illud, HS, XX et DCCC.

[145] Ad. attic., V, 9 (juin 703). Maxime de XX et DCCC : Cura ut sciamus.

[146] Ad. attic., XIX, 1 (février 706-48). Il est vrai que cette somme de 2,200,000 sesterces se trouve numériquement la même que celle qui lui a été enlevée par Pompée chez les publicains d’Éphèse. On a conclu, sans donner des preuves, que c’était ce que Pompée lui avait pris à Éphèse qui lui restait dû deux ou trois ans plus tard, dans une ville d’Asie, qu’il ne désigne pas. Mais rien, si ce n’est la similitude des chiffres, n’autorise cette conclusion, et on ne voit pas comment, si Pompée lui a enlevé cette somme (abstulisse), elle s’y trouve encore ; ou bien, s’il l’a rendue, comment il ne l’a pas rendue à Rome, où il doit l’avoir emportée, et où il est dans les termes de la meilleure amitié, en ce moment, avec Cicéron qui, du reste, en avait fait son deuil, nous l’avons vu. En tout cas, que ces sommes soient distinctes, ou qu’il y ait une somme unique, ce que nous ne pensons pas, c’est chez les publicains d’Asie et par leur caisse que passent ces millions de sesterces, ce qui est pour nous le fait capital. Restent, d’ailleurs, les autres créances énormes de Cicéron, et celles aussi que Cerellia possède en Asie, et sur lesquelles veille son ami.

L’argent qui lui était ainsi dû, ou qui lui revenait, n’était pas de l’argent placé à intérêts ; ce n’est pas sous cet aspect que Cicéron le présente dans ses lettres. Il faut, d’ailleurs, à notre avis, lui rendre cette justice, qu’il ne se livrait pas à l’usure, comme le faisaient beaucoup de ses contemporains les plus célèbres ; du moins rien ne l’indique. Nous savons même qu’il avait refusé, en province, de faire des entreprises équivoques, dans lesquelles sa femme Terentia avait voulu l’engager.

Mais ce qui n’est pas douteux, c’est que ces grands publicains et ces riches banquiers du Forum, qu’il voit tous les jours, sont eux-mêmes en relations d’affaires avec tous les pays de l’univers, surtout avec la province d’Asie, tam opima et fertilis, la première de toute la terre « pour les publicains[147]. » Par l’intermédiaire de ces derniers, on peut avoir des créanciers et des débiteurs partout.

[147] Pro lege Manilia, VI et VII.

Comment cela pouvait-il se faire ? Le discours pro lege Manilia nous l’apprendra en détail. Pour faire nommer Pompée, l’ami des publicains, général en chef de la guerre contre Mithridate en Asie, Cicéron démontre, avec la plus grande éloquence, au Sénat et au peuple, qu’il faut se hâter de mettre en sûreté les valeurs de tous genres apportées par les publicains dans cette province ; et ce qu’il faut sauvegarder aussi, ajoute-t-il, c’est l’argent, ce sont les sommes énormes que les citoyens de Rome, les plus honorables chevaliers, y ont engagées dans les entreprises vectigaliennes : « Quorum magnæ res aguntur in vestris vectigalibus exercendis occupatæ. » Nous reviendrons en détail sur tous ces faits que nous pouvons invoquer légitimement ici, parce que nous les établirons sûrement à la place qui leur est réservée dans notre travail[148].

[148] Eod. Voy. le chap. III, sect. I, § 6 : Les publicains en Asie.

C’est bien chez les publicains aussi, nous l’avons vu, chez les publicains d’Éphèse, que Cicéron avait remis personnellement, en passant, le produit de ses économies proconsulaires. Évidemment les publicains étaient ses hommes d’affaires, il était leur client.

Avons-nous à rechercher maintenant comment quatre cent quarante mille francs en cistophores étaient dus, un peu plus tard, à notre orateur, à l’honorable chevalier et d’autres grosses sommes à Cerellia, dans cette même province d’Asie, que continuaient à exploiter les publicains, avec l’argent venu de Rome ?

C’était pour Cicéron et aussi pour sa vieille necessaria Cerellia, ou bien des dividendes à toucher sur place, ou bien le prix d’actions, de partes, vendues sur le lieu même, et payables en monnaie du pays ; car, pour ces raisons de détail ou pour d’autres, les rapprochements que nous faisons s’imposent, et les preuves nous semblent faites.

Il avait donc peut-être déjà, en l’année 687-67, des motifs tout personnels de dire dans sa chaude harangue : « Protégez-les donc ces publicains qui nous sont si précieux. » Il se servait même d’un mot plus expressif, plus caractéristique de son impressionnabilité ordinaire : « Qui nobis fructuosi sunt. » Fructueux, dirons-nous, non pas seulement à raison des impôts qu’ils perçoivent pour l’État et des grandes entreprises qui leur sont adjugées, mais fructueux aussi pour les particuliers : « Quod ad multorum civium pertinet. »

Le fait vient donc éclairer la déclaration de principes de l’auteur des paradoxes, sur les trois moyens de faire fortune de son temps. Il pratiquait le moyen resté à sa disposition : « Publicis sumendis », et comptait par centaines de mille francs, par millions de sesterces, ce qui lui en revenait très souvent d’un seul coup.

Nous répugnerions à affirmer que Cicéron ait aidé la fortune en sachant trop sûrement prévoir la baisse, ou vendre trop à propos des partes carissimas, des actions en hausse. A-t-il abusé, par exemple quelquefois, de ses informations officielles ou autres, au profit des grands publicains pour partager leurs bénéfices ou même pour opérer sur des valeurs sur lesquelles il pouvait prévoir une brusque variation ? On peut se le demander.

Sa haute situation de consulaire et de sénateur influent, le mettait à même d’être toujours bien informé des nouvelles politiques. Il fut assurément au courant des moindres nouvelles apportées des provinces par les courriers d’État, tabellarii, et des premiers instruits, à partir du moment où il fut nommé augure. Or, par une coïncidence singulière, on peut remarquer qu’il fut élevé à ces hautes fonctions sacerdotales et politiques dans le courant de l’année 700-54, c’est-à-dire pendant cette année précisément où, besogneux en février, il donnait, en octobre, six ou huit millions au peuple, où il songeait ensuite à offrir un portique pour l’Académie à Athènes, et puis réunissait d’autres millions en vue de son triomphe[149].

[149] Il se considérait bien comme étant, par situation, au courant des questions d’État, lorsqu’il disait, au point de vue des affaires publiques : « Itaque in hac custodia, et tanquam in specula, collocati sumus… Equidem non deero : monebo, prædicam, denuntiabo, testabor semper deos hominesque quid sentiam… » Philip., VII, 7. Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer particulièrement qu’en cette année (700-54), il était, en sa qualité d’augure, mis au courant de toutes les nouvelles reçues par les magistrats, auxquels il devait prêter son ministère, spécialement dans les comices, où il pouvait prononcer la fameuse formule « altero die » pour en faire ordonner le renvoi. Il pouvait donc prévoir les influences qui devaient se produire sur le marché, dès l’arrivée des tabellarii, des courriers d’État. Cette observation a d’autant plus de gravité, que, d’une part, il n’est fait mention d’aucune plaidoirie prononcée par lui pendant cette année, et que, d’autre part, il ne devait pas avoir à compter sur les produits de ses travaux antérieurs, puisqu’il exprimait, peu de temps avant sa bonne fortune, des inquiétudes sur sa situation pécuniaire. C’était évidemment une aubaine inattendue.

Il pourrait y avoir dans ces dates, de terribles rapprochements à faire, pour les esprits portés aux observations pratiques. Voyons les choses de plus près.

Cicéron était sans préjugé en ce qui concernait la dignité de ses fonctions de pontife. Ce n’était pas par sentiments religieux qu’il les avait briguées, mais uniquement pour les avantages qu’il en pouvait retirer ; c’est là un fait incontestable.

Était-ce des augures ou des aruspices seulement, qu’il voulait parler, lorsqu’il redisait complaisamment après Caton : « Que ceux-ci ne pouvaient se regarder entre eux sans rire. » Il aurait pu le dire également de tous ; et c’était son avis à n’en pas douter. Mais le titre d’augure lui conférait des honneurs suprêmes avec une influence directe et souveraine sur les grandes affaires de l’État ; il en possédait tous les secrets.

Certes, c’était une action déshonnête que de se faire ainsi le ministre de pratiques religieuses qu’il considérait comme de grossières impostures[150] ; voulait-il, en outre, en tirer profit ? Cela devait lui paraître assurément moins criminel, que de voler le trésor, ou de piller les provinces, comme tant d’autres.

[150] Voir en ce sens tout son traité de Divinatione et spécialement sur le mot de Caton, De Divinatione, II, 24 ; De natura deorum, I, 26. « Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques du paganisme », dit Montesquieu. C’est de Cicéron lui-même qui était augure que nous apprenons ce qu’il faut en penser. « On en avait retenu l’usage pour l’utilité de la République », reprend l’auteur de l’Esprit des lois. Cela ne nous paraît pas suffisant pour justifier Cicéron de s’être fait sciemment le complice de ces impostures. Il fut bien plus honnête homme en disant publiquement ce qu’il en pensait en 709-45.

Incontestablement, il fréquentait, tous les jours, le monde des spéculateurs, avant, après, et même pendant la durée de ses plus hautes fonctions politiques. Nous ne voudrions pas mettre gratuitement à sa charge des abus ou des indélicatesses, bien à portée de la main cependant, lorsqu’on possède un secret d’État avant qu’il ait pénétré dans le public, et qu’on fréquente personnellement le marché tous les jours. Mais ce que nous affirmons, c’est que tout cela était possible et même facile à la bourse de Rome, absolument comme dans nos bourses modernes, à raison de l’influence des événements politiques sur les affaires. Nous le démontrerons jusqu’à l’évidence par les discours de Cicéron lui-même[151].

[151] Voy. notamment le discours Pro lege Manilia, et surtout le passage que nous transcrivons au chapitre III, sect. I, § 6 de notre étude.

Or, les plus graves événements de la guerre des Gaules et la réduction de Cypre en province romaine, correspondent précisément à cette première année du pontificat de Cicéron, si fertile en millions, et il avait dû se produire des variations très brusques et très fréquentes sur le marché de l’argent au Forum.

Ce sont là les passes périlleuses pour les imprudents, où les gens avisés font fortune, et l’on peut dire que Cicéron, en ce moment-là, ne savait que faire de son argent. Il le répandait somptueusement, presque follement, autour de lui par millions, et il n’avait pas plaidé une seule fois dans l’année[152].

[152] Le Clerc (tableau chronologique), Œuvres de Cic., t. I.

Nous verrons que la spéculation et le jeu étaient d’ailleurs tout à fait dans les mœurs des riches de l’époque, particulièrement dans celles des chevaliers, des bourgeois d’origine, comme Cicéron.

Ce ne sont, disons-le bien, que de simples questions que nous nous posons sur ces derniers points d’un caractère personnel et délicat ; nous n’avons pas de texte explicite à cet égard.

Comment en aurions-nous, d’ailleurs ? En supposant nos conjectures exactes, Cicéron n’avait aucune raison d’indiquer en détail dans ses lettres à des amis, ce qui nous préoccupe ici. Et ses comptes avec les hommes d’affaires ne nous sont pas parvenus. Mais son silence même, sa discrétion sur les causes de ces prospérités subites et de ces ruines, qui viennent parfois surprendre Atticus, le conseiller et l’ami, jusqu’à l’écrasement, sont peut-être une preuve indirecte de plus, à l’appui de ce que nous pensons sur les soubresauts de cette fortune agitée. Comment ne dit-il pas tout simplement à son confident d’où lui vient tout cet argent inespéré, alors qu’il entre avec lui dans tous les détails de ses affaires infiniment moins importantes ?

Malgré les insinuations de ses ennemis, le silence de ceux qui ont parlé de lui peut certainement s’expliquer de la même façon. Cicéron ne faisait rien que de très ordinaire en spéculant au Forum, même sur des millions, par ces temps où l’on était habitué à un maniement de fonds colossal dans la capitale du monde, et alors qu’on y voyait tous les ans des proconsuls et des généraux revenant trente et quarante fois millionnaires, des provinces pour lesquelles, peu de temps avant, ils étaient partis couverts de dettes.

Au reste, il ne poursuivait ainsi, selon ses propres expressions, que ce dont il avait besoin pour vivre (opus esse quæsito)[153], car ce qu’il dépensait, c’était pour lui, en quelque sorte, le juste nécessaire. Il le dit littéralement à propos des beaux jardins qu’il lui faut à la fin de sa vie. Ne lui avons-nous pas vu écrire à Atticus : « achète-les, coûte que coûte, ces jardins, même les plus beaux, quanti quanti, ne crains rien pour le prix, ce qui est nécessaire est toujours bien acheté[154]. »

[153] Paradoxe VI, eod.

[154] Ad. attic., XII, 23.

Il était facilement arrivé, sans doute, à être de ceux pour qui l’indispensable, c’est le superflu. Il ne faut pas trop le reprocher à son tempérament d’artiste, et d’orateur méridional, à ses mœurs, à la fois grecques et italiennes.

Cicéron nous raconte que, pendant son enfance, on apprenait dans les écoles à réciter le texte suranné de cette loi barbare des Douze Tables, abrogée en grande partie, mais que l’on vénérait encore comme une relique des luttes glorieuses de jadis : « Discebamus enim pueri XII, ut carmen necessarium ; quas jam nemo discit. » C’était au milieu du septième siècle.

Quand Cicéron est devenu un homme, ces antiques traditions se sont effacées pour toujours, « quas nemo jam discit », personne n’apprend plus le vieux texte.

Aussi, par son éducation, est resté en lui quelque chose de ce patriotisme traditionnel et mystique, de ces scrupules personnels, de ces points de l’honneur romain que l’on ne retrouve presque plus désormais, à l’époque des sceptiques et des démagogues.

Alors il est devenu lui-même, avec le temps, le philosophe raisonneur qui a perdu toute foi aux anciennes croyances, l’homme aux goûts artistiques qui dépense inconsidérément son patrimoine en vanités ou en folies. Malgré la délicatesse de sa nature, malgré l’humanité de ses sentiments, il n’hésite pas à couvrir de son honorabilité, à environner de tout l’éclat de sa parole, la classe de ces intraitables publicains qui pressuraient la province, l’épuisaient sans pitié et s’enrichissaient de la ruine de leurs innombrables victimes.

Enfin, malgré la droiture et la loyauté de sa vie, d’une façon ou de l’autre, tout le monde est d’accord à cet égard, il permet à ces publicains reconnaissants, de l’intéresser directement à leurs fortunes équivoques ou criminelles, pour parer à une partie des frais de sa vie élégante et coûteuse[155].

[155] Drumann, Geschichte Roms, t. VI, § 106. Tous les auteurs qui ont étudié la vie de Cicéron ont été amenés à signaler ces rapprochements réitérés entre ses affaires d’argent, et celles des publicains.

Ainsi, par une chance heureuse pour l’histoire des faits que nous étudions, se sont conservés jusqu’à nous, les souvenirs austères du passé de Rome, confondus dans les détails d’une même existence avec les mœurs sceptiques, dissolues, réalistes et imprévoyantes des temps nouveaux.

Nous trouvons, réunis en un point commun, les derniers reflets des origines glorieuses, et les présages funestes de la fin des libertés publiques.

On doit pardonner beaucoup à Cicéron, en souvenir de ses chefs-d’œuvre et aussi à raison du temps dans lequel il a vécu.

Il lui fallait, en vérité, pour devenir tout ce qu’il a su être, ces millions aussi faciles à perdre qu’à gagner. Sans eux, nous n’aurions pas eu Cicéron, ou du moins, nous l’aurions eu très différent de ce qu’il est resté pour nous, par ses œuvres.

Comment aurait-il pu s’élever et vivre de pair, ensuite, avec ces grands seigneurs de la finance et du patriciat, très inférieurs à lui, de toutes manières, et bien moins scrupuleux, mais dont la société était devenue, comme il le pensait, le strict nécessaire, pour sa vie politique, aussi bien que pour son délicat et merveilleux tempérament d’écrivain.

C’était un aristocrate par nature, dont le talent aurait été étouffé, s’il eût été contraint à vivre au milieu des vulgarités et des clameurs de la plèbe.

Ne soyons pas trop sévères pour ses fautes. La justice de Dieu seule peut être absolue, parce que, seule, elle peut tout voir, en tenant un compte exact des difficultés que chaque être a dû rencontrer dans la vie et des préjugés sous l’empire desquels il a passé son existence. Telle était déjà la doctrine supérieure professée par l’homme illustre en la personne duquel nous avons voulu surtout, faire revivre les mœurs de son temps.

Mais la pensée qui reste dominante en présence de ce grand nom de Cicéron, c’est que son génie oratoire à pu glorieusement braver les siècles, et que ses œuvres devront toujours être placées au premier rang, parmi les plus beaux titres d’honneur de l’esprit humain.

Nous pourrions assurément donner beaucoup d’autres détails sur la vie privée des Romains de ce temps, sur le luxe somptueux de leurs plaisirs et de leurs fêtes ; tout cela a été si souvent décrit dans des tableaux très artistiques, très saisissants, que nous ne devons pas y insister ici.

Dans les affaires de finance, le sentiment moderne de l’honneur a-t-il avantageusement remplacé la vieille tradition romaine du respect de la foi promise ou jurée, qui s’était longtemps conservée, au moins dans les rapports des citoyens, malgré ces enrichissements soudains et ces opulences d’origines si diverses ? C’est ce qui nous semble difficile à juger.

Il ne faut pas oublier, malgré tout, que ce ne sont pas les hontes de Rome qui lui ont donné la puissance et la domination sur l’univers ; bien au contraire, c’est par là qu’elle a décliné vers sa chute. C’est le moment de le redire, l’histoire serait sans logique et sans moralité, si elle n’avait pas pu relever, en même temps que les vices ou les abus dont nous venons de parler dans les dernières parties de ce chapitre, les énergies traditionnelles, la fidélité religieuse à la parole jurée, la fierté native et le dévouement à la patrie, qui survécurent quelque temps à la dissolution des mœurs, dans les dernières années de la République.

Il est temps maintenant d’introduire sur la scène les publicains eux-mêmes et les banquiers ; de les voir, jouant leur rôle dans ce monde romain qui finit par aimer l’argent par-dessus tout, au milieu de ce peuple dont nous avons essayé d’indiquer les passions, les caractères divers, les procédés et les ambitions, dans leurs changements à travers les siècles.

La suite de ce travail éclaircira, nous l’espérons, beaucoup de choses que nous n’avons pu qu’indiquer ici.

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