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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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CHAPITRE PREMIER.
INFLUENCE PROGRESSIVE DE LA RICHESSE DANS LA LÉGISLATION ET DANS LES MŒURS ROMAINES, JUSQU’AUX PREMIERS TEMPS DE L’EMPIRE.

Ce qui fit la force et la grandeur du peuple romain, ce fut : l’austérité de ses mœurs primitives ; le culte de sa religion profond et sincère, jusqu’à en mêler les pratiques à tous les événements de la vie, au foyer et dans l’État ; la fidélité à la foi jurée ; la vigoureuse organisation de la famille, autour de laquelle rayonnaient les lignes indéfinies de la Gens fidèle ; la persistance héréditaire dans les traditions de vertu civique et de dévouement à la patrie ; ce furent enfin l’amour passionné et l’orgueil du nom de la cité romaine, dans le passé, le présent et l’avenir, allant parfois jusqu’à excuser tout, à légitimer tout, pendant la guerre, comme au sein de la paix.

Les caractères énergiques et les talents se perpétuaient, à travers les générations, dans ces vigoureuses familles des temps anciens, à la sève puissante, à l’âme forte, où l’obéissance au chef ne se discutait pas, où l’abnégation s’élevait souvent, et presque naturellement, jusqu’à l’héroïsme. « Tout Claudius était réputé fier, tout Scipion belliqueux, tout Mucius jurisconsulte[31]. »

[31] Rodière, Les grands jurisconsultes, liv. I, ch. I, § 5, p. 33. Toulouse, Privat, édit. 1874.

Le respect des ancêtres allait jusqu’à en faire des dieux ; jusqu’à leur élever des autels, où la famille venait prier en commun, suivant les rites ; où la jeune fille portait, tous les matins, les fleurs nouvelles[32] ; où l’adolescent et l’homme fait allaient chercher, pour les difficultés de la vie, de la force d’âme, des conseils et des exemples.

[32] Ce fait est rapporté comme un trait de mœurs traditionnel, dans les plus anciennes pièces de théâtre de Rome.

C’est pour cela que les Romains ont pu établir solidement leur domination sur le monde, sans se presser ; non par le fait d’un seul homme de génie, comme Alexandre, Charlemagne ou Napoléon, dont l’œuvre hâtive ne pouvait être qu’éphémère ; non en vertu d’un plan préconçu ; mais par des progrès mesurés, incessants, accomplis très souvent, sous la conduite des negotiatores, qui devançaient en éclaireurs les armées, dans les pays à conquérir. Ils étaient soutenus surtout par les traditions nationales, religieusement transmises d’âge en âge, dans la vie privée, comme dans la conduite de l’État.

« Les Romains », dit M. Humbert, « étaient nés pour créer l’administration comme la jurisprudence ; jamais peuple ne fut à la fois plus traditionnel et plus progressif[33]. » Supérieurs en cela, au grand capitaine qui faillit les détruire à Cannes, ils surent vaincre, et ils surent ensuite profiter de la victoire.

[33] Humbert, Essai sur les finances et la comptabilité publique chez les Romains, I, p. 9.

Ils célébrèrent, dans tous leurs actes, les gloires d’un passé que leurs écrivains ont voulu placer au-dessus des lois ordinaires de la nature. Sous l’inspiration des mêmes sentiments, ils construisirent des monuments dont la grandeur était destinée à affirmer la puissance du peuple-roi dans l’avenir, et qui devaient, par leur inébranlable solidité, consacrer à jamais sa mémoire.

C’étaient là les nobles et beaux côtés de la race romaine. Il serait injuste de les méconnaître ou de les atténuer. C’est par eux, il faut se hâter de le dire, que les événements extraordinaires de cette phase de l’histoire de l’humanité, qui appartient à Rome, conservent leur logique et leur moralité.

Ces traditions d’abnégation personnelle, austères et énergiques jusqu’à l’excès, étaient faites, non pas, sans doute, pour rendre la nation heureuse par les joies du présent, mais pour conserver et augmenter ses forces, comme font, dans une armée, la discipline et la fidélité aux enseignes. Elles se maintinrent tant que les patriciens restèrent les plus puissants, en restant les plus riches, avec leurs patrimoines restreints et leurs pratiques à la fois religieuses et autoritaires ; et aussi tant que les richesses et les mœurs de l’Orient ne furent pas venues troubler les esprits et amollir les âmes.

Nous retrouverons dans les actes des publicains, quelques traits rappelant les grands souvenirs du patriotisme antique ; mais c’est sous un autre aspect, d’ordinaire, qu’ils vont se montrer à nous. Les préoccupations de l’intérêt matériel finirent par se substituer à tous les grands sentiments que contenaient en elles les anciennes traditions.

C’est que les Romains, même des plus beaux âges, n’étaient pas seulement avides de gloire ; leur ambition n’a jamais été pleinement désintéressée, ni uniquement chevaleresque. Il est, au contraire, établi, avec certitude, qu’ils furent toujours attachés à la richesse, jusqu’à la passion ; qu’ils conquirent d’abord pour piller[34], et qu’à l’époque de leur puissance, l’esprit d’économie, se transformant en cupidité sans frein, ils ne s’arrêtèrent que rarement, si ce n’est pas calcul, devant les spoliations les plus violentes et les plus injustes.

[34] Voy. Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, chap. I et IV. Cic., Pro Lege Manilia, XXII. — De Rep., II, XXXIV, V, I.

Cette passion de l’argent se manifesta constamment dans leurs usages privés, aussi bien que dans leur vie publique, dans leurs principes et leurs constitutions politiques, non moins que dans leurs lois civiles[35]. Elle était trop profondément enracinée au cœur des Romains, pour ne pas se retrouver au fond de presque toutes leurs lois.

[35] Voy. un très intéressant article intitulé : Du rôle de la richesse dans l’ancienne Rome sous la République, par A. Geffroy, de l’Institut. Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1888, p. 528.

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