Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
§ 7. — Les publicains appartiennent à l’ordre des chevaliers qu’ils comprennent presque en entier.
Ce fut parmi les riches bourgeois que se recrutèrent les publicains, c’est-à-dire parmi ceux que l’on appelait à Rome les chevaliers. Il en fut de même pour les banquiers et par la même raison. Vers la fin de la République, l’esprit de spéculation s’était si universellement répandu dans cette classe de citoyens, que l’on confondait à peu près ces désignations. Cicéron dit : « Publicani, hoc est equites Romani[246]. » « Publicains, c’est-à-dire chevaliers romains. » Les deux noms représentaient, pourtant, deux choses très différentes, par leur origine et leurs caractères politiques.
[246] In Verr., II, III, 72. — Quintus, Cic. de petit. consul., I.
Ce qu’il y avait au fond de cette habitude de langage, c’est que tous ceux qui pouvaient spéculer ouvertement, le faisaient sans scrupules et souvent avec une passion effrénée.
M. Émile Belot a consacré un chapitre de son Histoire des chevaliers aux entreprises financières de l’ordre qu’il étudie. Il indique les origines de cet ordre, en admettant l’opinion de Niebuhr, qui nous paraît, en réalité, très conforme aux traditions aristocratiques et exclusives de la cité. Le Romain de vieille race ne veut pas être confondu avec le reste du monde, pas même avec les hommes des autres races italiennes.
Les chevaliers, d’après ce système historique, se seraient recrutés surtout dans la bourgeoisie des villes italiennes attirée à Rome, et le patriciat uniquement dans la cité.
On peut aujourd’hui se dire Parisien d’origine, sans remonter le cours des générations et sans grande difficulté, par le seul fait qu’on est né à Paris. Beaucoup même n’y regardent pas de si près, parce que la France forme une nation homogène et unie qui ne s’absorbe pas encore tout à fait dans sa capitale. Rome voulait, au contraire, constituer à elle seule le centre de toutes choses, et elle pouvait le vouloir ; on y pensait que la vraie noblesse ne devait avoir pris de tout temps ses sources que dans les murs de la ville éternelle, in urbe ; un Italien ne pouvait être noble, s’il n’était pas de pure race romaine. A cet ordre d’idées et spécialement à la conquête du droit de cité, se rattachent, on le sait, les guerres sociales qui ensanglantèrent à diverses reprises le sol de l’Italie.
Tout cela nous oblige à dire quelques mots des chevaliers. Nous serons très brefs.
On sait que Servius Tullius avait créé dix-huit centuries de chevaliers dans la première classe. « La chevalerie romaine », dit Belot[247], « ne demeura pas plus d’un siècle enfermée dans les cadres inflexibles des dix-huit centuries, images de la cité des rois. En dehors de ce corps aristocratique s’éleva un nouvel ordre équestre. C’était la bourgeoisie des cantons ruraux, qui se mit à la tête de la plèbe pour combattre le patriciat. Cette aristocratie plébéienne finit par s’ouvrir l’accès des magistratures curules, et les hommes nouveaux des municipes eurent des sièges au sénat de Rome. »
[247] Histoire des chevaliers, conclusion, p. 420.
Ce fut le cens qui conféra, dès lors, le droit au titre de chevalier. A ce titre, furent réservés trois privilèges honorifiques, fort recherchés dans une société très préoccupée des relations du monde et du classement des personnes, partout où on se réunissait, en public surtout.
Les chevaliers eurent, d’abord, au théâtre, à une certaine époque, des places réservées, qui furent fixées aux quatorze bancs derrière l’orchestre ; ils portaient l’anneau de fer ou de bronze anciennement, d’or ensuite ; et il y eut, enfin, un nobiliaire de l’ordre équestre, sur lequel ils figuraient par leur nom. Ce fut Jules César qui le fit dresser. Le patricien ambitieux avait besoin des riches bourgeois ; il connaissait et mettait en pratique les moyens de les prendre par leurs faibles.
A l’époque où la conquête de Rome s’étendit, les fortunes se développant scandaleusement, par les exactions de tous genres dont les vaincus furent victimes, on comprend à quels hasards fâcheux fut exposé le recrutement de cette classe des chevaliers ; et, en même temps, quelle puissance elle dut acquérir, par cette opulence qui se développait sans mesure.
Pourquoi l’œuvre des publicains et des banquiers se renferma-t-elle dans l’ordre des chevaliers ? Il est aisé de l’expliquer. Ce n’est pas que le goût de la spéculation fût particulier aux gens de cette classe. Mais, d’une part, les plébéiens n’avaient pas l’argent qui est absolument nécessaire aux grandes affaires, puisqu’ils étaient les pauvres. Ils devaient se borner à acheter de petites actions, particulas, ce qui en faisait bien des associés commanditaires, mais ne leur donnait pas le titre de publicains, pas plus que celui de chevaliers.
Les patriciens ou les nobles sénatoriaux, d’autre part, spéculaient aussi, mais d’une façon différente. Ou bien ils organisaient de grandes opérations d’un caractère équivoque, à la faveur des fonctions publiques qu’ils avaient exercées. Pompée s’est signalé sous ce rapport ; les écrits et même les actes de Cicéron en rendent témoignage. Ou bien ils prenaient des parts importantes dans les entreprises des publicains, mais sans paraître en nom[248]. Ils y étaient simplement participes, parce que les mœurs leur défendaient d’y prendre part ouvertement, et que les lois mêmes leur opposèrent des prohibitions formelles, lorsque les mœurs ne suffirent plus à arrêter leur désir de chercher la fortune par tous les moyens[249].
[248] Mommsen, op. cit., t. V, p. 58.
[249] Notamment, Lex Flaminia, 537-217. Tite-Live, LXIII. Mommsen, IV, p. 244, note. Défense était faite aux membres de l’ordre sénatorial d’entrer dans les sociétés de publicains (Dion Cassius, LXIX, 16. Tacite, Ann., IV, 6). Le grand négoce leur avait été interdit sous la République par le plébiscite Claudien de l’an 219, ainsi que les fournitures par adjudication (Asconius, p. 94. Dion Cassius, LV, 10. Voy. Bouché-Leclercq, Manuel des institutions romaines, p. 128, n. 4).
Au surplus, en arrivant aux grandes fonctions de l’État, qui leur appartenaient fréquemment en fait, lors même que ce ne fût plus un droit de leur caste, les patriciens avaient un moyen bien plus sûr d’agrandir largement leur patrimoine. On le sait bien, et nous n’insisterons pas ; ils se faisaient donner, au sortir de charge, le gouvernement d’une province, et cela suffisait.
Les provinces étaient donc rançonnées diversement : par les magistrats d’un côté, par les publicains de l’autre. Il est vrai que magistrats et publicains s’entendaient d’ordinaire, pour se prêter un mutuel appui dans leurs affaires et en assurer la prospérité commune ; ce fut longtemps le but avéré des lois judiciaires, ainsi que nous l’expliquerons en détail ; alors les provinces n’avaient plus ni le moyen, ni le droit de se plaindre.
Pour des raisons différentes, la situation des patriciens et des plébéiens était donc la même dans ces sociétés, toutes proportions gardées ; ils avaient ces parts sociales cessibles que nous nommons des actions, qu’ils appelaient partes. Lorsque les chevaliers ne figuraient pas en nom dans l’adjudication, ils devaient avoir eux aussi des partes.
L’assimilation s’accentuera chez nous, lorsque la petite bourgeoisie et les ouvriers y mettront de plus en plus leurs épargnes, ainsi qu’ils commencent déjà à le faire. Grâce à Dieu, elle ne sera jamais complète. Les initiatives privées, même les plus humbles, ne sont pas menacées d’absorption par l’État ou par les grandes compagnies privilégiées, de notre temps, autant qu’à Rome. Elles resteront, il faut l’espérer, par la force de nos mœurs et de nos lois, plus libres et, par cela même, plus énergiques, plus justes dans leurs œuvres et plus fécondes pour le bien public.