Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
§ 3. — Cessation du jeu sur les valeurs, au Forum et dans les basiliques.
Tout nous autorise à penser que le jeu sur les valeurs de bourse disparut, lorsque furent supprimées les sociétés par actions, et il n’y a rien de surprenant à cela. Les textes anciens qui se réfèrent à la pratique des jeux et à la place où ils se tenaient, viennent nous confirmer absolument dans cette opinion.
Jusqu’à Auguste, c’est au Forum que l’on trafique sur le taux de l’intérêt et des valeurs, c’est là que se font et se défont les fortunes. C’est du Forum que nous parlent Lucilius, Plaute et même Horace, lorsqu’ils nous entretiennent des joueurs de leur temps.
Alors c’était bien en trafiquant sur les affaires qui se pratiquent à la bourse, que l’on poursuivait les chances du jeu. « Aliena negotia curo, excussus propriis », dit le joueur d’Horace, qui a succombé auprès du Janus medius : « res mea ad Janum medium fracta est[585]. » Il ne s’agit pas là d’un vaincu de la table de jeu, mais du faiseur d’affaires ruiné et exécuté sur le marché. Aussi, c’est du haut des Janus, que sont proclamés les préceptes de la Fortune. « Hæc Janus summus ab imo prodocet. »
[585] Nous avons déjà rapporté ce fragment d’Horace, Sat., II, III, supra, p. 191, note 354. Lorsque Horace écrivait ses satires, l’œuvre économique d’Auguste n’était pas accomplie ; il pouvait donc être encore question des jeux de bourse et de la spéculation sur les partes des publicains, dont le cours variable se prêtait, plus que toutes autres valeurs, aux opérations aléatoires. Mais le régime ancien s’écroulait de toutes parts. Sur l’époque où furent écrites ces satires, voy. G. Boissier, Nouvelles promenades archéologiques, p. 6. Paris, 1890. — Histoire de la vie et des poésies d’Horace, par Walckenaer. Paris, 1858, t. I, p. 118.
Il faut ajouter aux textes d’Horace, les textes innombrables de Cicéron sur les societates, avec leurs participes, leurs socii, leurs magistri, leurs courriers, qui se retrouvent en foule tous les jours sur la même place, et notamment ce Terentius Varron, qui y arrive, lui aussi, « quum primum M. Terentius in Forum venit », pour y perdre beaucoup d’argent avec les publicains : « maximis enim damnis affectus est. » Voilà les temps antérieurs aux réformes d’Auguste[586].
Depuis cette époque, au contraire, il n’est plus jamais question dans aucun texte, soit littéraire, soit juridique, ni de ces aventures, ni de ces trafics, ni de ces enseignements périlleux des Janus. On ne cesse pas de jouer sous l’empire, on joue affreusement ; mais c’est ailleurs, et autrement, que l’on va exposer ou perdre sa fortune.
Ainsi, dans les œuvres de Martial, de Suétone, de Juvénal et des pères de l’Église qui écrivaient au temps où les publicains et leurs spéculations avaient été dispersés pour toujours, le jeu et les joueurs sont flagellés à diverses reprises, mais il n’y a plus rien de commun entre ces joueurs et les affaires d’argent du Forum et des argentariæ. Il ne s’agit plus désormais que de l’alea damnosa, d’ancienne origine, et du fritillus, du cornet à dés qui distribue la chance. On ne va plus à la mensa du banquier, ou à l’argenteria, ou à la basilique, comme autrefois, on va au hasard de la table de jeu, « ad casum tabulæ », et l’on s’y ruine, comme on le faisait jadis parmi les manieurs d’argent des deux Janus, dont il n’est plus question.
Comment pourrait-on comprendre que, brusquement, tous les écrivains romains, et spécialement les satiriques, les comiques, les anecdotiers si compendieux sous l’empire, aient cessé de parler de ces scandales publics, s’ils s’étaient continués de leur temps, comme au temps de la république.
Assurément le génie pénétrant et acerbe de Juvénal se fût attaqué, plus énergiquement encore que celui d’Horace, à ces excès provoquants de la spéculation, à ces chutes misérables, à ces triomphes orgueilleux et immoraux de la chance, qu’avait flétris l’aimable courtisan de Mécène et d’Auguste.
Or, pas plus que les autres, Juvénal n’en a dit un seul mot. La passion du jeu n’a pas cessé de sévir autour de lui ; il en signale les désordres ; le jeu revient souvent sous sa plume vengeresse, mais transformé et pour ainsi dire cantonné. Dès sa première satire, il lui lance une véhémente apostrophe : « Quand donc », dit-il, « la cupidité s’est-elle plus ouvertement étalée que de nos jours ? Quand les hasards du jeu ont-ils plus absorbé les âmes ? Ce n’est plus avec des sacs d’argent que l’on va courir les chances de la table de jeu, on y fait porter à ses côtés son coffre-fort » ; mais plus un mot des Janus.
[587] Juvénal, Sat., I, v. 88. Voy. aussi Sat., XIV, et supra, p. 189. — Martial, IV, 14 ; VI, 48 ; XIV, 8. — Suétone, Domitien, XXI.
Cette redoutable passion ne fut pas évidemment en s’atténuant avec le temps, si nous en jugeons par un document curieux qui date d’un peu plus tard. Nous voulons parler d’un opuscule ou homélie sur les joueurs, « de aleatoribus », que l’on attribue à saint Cyprien, ou à saint Victor, ou à un évêque d’une église particulière, mais qui remonte sûrement aux premiers siècles du christianisme[588].
[588] Voy. l’Étude critique publiée sur cet opuscule par l’Université de Louvain, 1891.
On ne peut imaginer la véhémence de langage et la sainte indignation que déploie l’orateur sacré, en s’adressant aux fidèles. « On voit », dit-il, « le joueur sans respect de sa dignité, sans excuse possible, entraîné par cette ardeur pestiférée, réduit à abandonner son patrimoine, après avoir bu secrètement ce poison mortel… O passion déréglée qui au lieu des richesses engendre le dénuement et la misère. O mains meurtrières, ô mains pernicieuses que le gain ne peut arrêter, et qui continuent encore à jouer après avoir perdu ! Le chrétien qui joue aux dés souille ses mains, car c’est au démon qu’il offre un sacrifice[589]. »
[589] De Aleatoribus, VI et IX. Mais, évidemment, on jouait déjà aux dés pendant que les jeux de bourse étaient encore pratiqués au Forum et même avant. Le vice du jeu était fort ancien à Rome. Horace, ode III, 24. Dig., De Aleatoribus, XI, V. Code : De Aleatoribus et alearum lusu, III, XLIII.
On le voit donc, c’est encore avec les dés et le fatal fritillus, comme au temps de Juvénal, et pas autrement, que l’on continue à tenter passionnément les chances du hasard.
Peut-être jouait-on aux dés sur les places publiques, dans les basiliques ; c’est probable ; les gens du peuple à Rome devaient jouer dehors autrefois, comme ils le font encore aujourd’hui. On a même trouvé, sur les dalles de certaines basiliques, des dessins de jeux, dames, échecs et autres, qui autorisent à penser qu’il en était ainsi. Mais que sont devenues les opérations aventureuses, portant, elles aussi, les richesses ou la ruine au milieu des spéculateurs du Forum, des Janus, et des basiliques ?
Il n’en est plus parlé nulle part, depuis le temps des Satires d’Horace, c’est-à-dire depuis qu’Auguste a anéanti les grands financiers et les compagnies qui lui faisaient ombrage.
Les jeux sur les valeurs ont disparu en même temps que les grands publicains et les actions aliénables de leurs sociétés. C’est là une constatation qui nous paraît avoir sa gravité ; et si le fait est démontré, nous pouvons légitimement l’invoquer comme un dernier et précieux témoignage de l’histoire, à l’appui de nos affirmations sur la réforme à la fois politique et financière radicalement accomplie par Auguste.