Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
§ 4. — Personnel des sociétés : différentes espèces d’associés, socii et participes ; fonctions diverses et agents.
Toutes les situations que l’on peut prendre dans le fonctionnement des grandes sociétés de spéculation, sont indiquées dans le texte de Polybe que nous avons rapporté plus haut. On est adjudicataire en nom, ou simplement caution et garant, ou bien on s’associe à l’entreprise comme simples participes.
Il était bien rare, sans doute, que les grandes entreprises de l’État fussent adjugées à un seul homme, sans associé ; cela se faisait cependant, paraît-il, même pour les Vectigalia. Une inscription, rapportée par Orelli, porte ces mots : « Feci secure solus semper fiscalia manceps[203]. »
[203] Orelli-Henzen, Selectæ inscript., no 3351, t. II, p. 79. Voy. Saint-Girons, loc. cit., p. 81.
Il semble cependant résulter de l’esprit même de cette inscription, que ce n’était pas une chose usuelle que de se porter seul manceps, c’est-à-dire adjudicataire en nom, fût-ce avec l’aide des participes et des cautions. L’étendue des lots mis en adjudication devait, en effet, empêcher le plus souvent les simples citoyens, quelque riches qu’ils fussent, de se porter seuls adjudicataires de la ferme des impôts, tout spécialement. L’organisation de la commandite par action devait transformer la spéculation, en la rendant accessible à tous.
Mais qu’est-ce que le manceps ? Et les participes ? On le voit, nous ne saurions parler plus longtemps des publicains, sans donner une notion sommaire et précise, de ces procédés d’adjudications et du personnel des sociétés qui en assuraient la réalisation.
Les prétendants se présentaient devant le censeur ou les autres magistrats chargés de concéder l’adjudication. L’adjudicataire s’appelait manceps, parce que, disent Festus[204] et Cicéron[205], il levait la main pour se faire attribuer l’adjudication aux enchères. Il pouvait y avoir plusieurs mancipes ou un seul. On pouvait faire enchérir par un nuntius[206]. Les mancipes étaient responsables solidairement de leur engagement vis-à-vis de l’État[207]. L’État avait un privilège sur tous leurs biens[208]. Ils devaient fournir un præs ou des prædes, c’est-à-dire des cautions pour garantir leurs obligations et, en outre, des garanties réelles[209].
[204] Festus, vo Manceps.
[205] Cicéron, In Verr., II.
[206] L. 32 et 33, D., 17, 2, pro Socio.
[207] L. 13, C., 4, 65, de locato et conducto.
[208] L. 38, § 1, D., 42, 5, de rebus auctoritate judicis possid. vel vend.
[209] Festus, vo Præs.
Mais des associés pouvaient intervenir après coup, et, sans être responsables vis-à-vis de l’État, l’être, en vertu du contrat de Société, envers le manceps et envers les tiers.
Le præs lui-même pouvait joindre à ses obligations le titre d’associé. Utilitatis causa, on avait accordé à ces socii des faveurs spéciales destinées à faciliter leur intervention dans l’administration active de la société ; c’est ainsi qu’on leur avait donné le droit d’user d’interdits créés pour les mancipes[210].
[210] Ulp., liv. I ; D., 43, 9, de loco publico fruendo.
A cette espèce d’associés devaient s’appliquer les mots de Polybe : « Cum his societatem habent[211]. »
[211] Nous préférons, pour faire cette étude juridique, le latin de la traduction de l’édition F. Didot, Paris, 1859, au texte grec et aussi à la traduction française : au texte grec parce que le latin est plus intelligible pour la plupart des lecteurs que le grec, et nous le préférons même à la traduction française, parce que le traducteur latin nous paraît avoir choisi judicieusement les mots propres de la langue du droit que nous étudions.
A une troisième classe de personnes, enfin, aux participes ou affines, s’appliquaient incontestablement ces derniers mots de l’énumération : « Alii eorum nomine bona sua in publicum addicunt. »
Nous croyons voir, en effet, dans cette énumération transcrite plus haut en entier, l’association de personnes en nom, très manifestement opposée à l’association anonyme des capitaux. Polybe indique d’abord les commandités responsables in infinitum, et puis ensuite les commanditaires bailleurs de fonds, qui sont irresponsables au delà de leur apport, parce qu’ils ne figurent pas en nom parmi les associés.
Est-ce à dire que nous retrouvions telle quelle, notre commandite par actions, sous la République romaine ? Nous n’avançons cette affirmation très nettement que pour la commandite simple : Caton l’a très ingénieusement organisée, peut-être même découverte comme moyen de garantie contre ses débiteurs[212].
Quant à la commandite par actions, ce que nous croyons pouvoir affirmer, c’est que les Romains en ont connu tous les ressorts essentiels. S’ils n’en ont pas formulé toutes les règles, ils en ont compris et largement obtenu, en fait, tous les résultats utiles.
Nous constaterons, en effet, d’abord, que les sociétés de publicains ont la personnalité civile et qu’elles se perpétuent malgré la mort des associés. Nous ajoutons qu’elles ont leur élément responsable qui est dans la personne des mancipes et des socii ; sur ce point-là, il n’existe aucun doute ; ce sont les associés en nom, tenus indéfiniment des engagements sociaux. Les participes, au contraire, se présentent à nous comme des commanditaires ; ce sont des associés de second rang, attachés à l’entreprise plutôt qu’aux entrepreneurs, affines conductionis.
Nous examinerons en détail, plus tard, ces divers agents des sociétés de publicains et leurs attributions ; mais notre étude actuelle sur le rôle qu’ont joué ces sociétés dans l’histoire serait incomplète, ou laisserait trop de doutes sur une question essentielle, si nous ne fixions pas nos idées à l’égard de ces actionnaires, que les commentateurs semblent avoir laissés en oubli. Nous avons étudié la question au point de vue de l’économie générale et de l’histoire, donnons-nous la plus complète certitude, en invoquant les textes et les principes du droit.
Il faut observer, d’abord, que les participes ne sont pas considérés comme de véritables socii. Tite-Live les appelle affines conductionis, et le mot particeps, qu’on leur consacre partout, se traduit par les mots part prenant, participant, qui ne sont certainement pas synonymes d’associé.
Ce ne sont pas non plus des croupiers, c’est-à-dire des associés d’associés ; car on les appelle souvent, quoique improprement, socii, et on indique incontestablement toujours, que c’est avec la société qu’ils traitent. Le particeps est affinis conductionis, non socius socii[213].
[213] Le croupier était connu et pratiqué à Rome dans les sociétés ordinaires (L. 19 et 20, D., pro socio, 17, 2).
Polybe nous a dit qu’il verse des capitaux dans l’entreprise sous le nom d’autrui, ce qui est déjà fort caractéristique assurément de la situation des commanditaires.
Comme pour compléter cette notion, Asconius[214] nous dit du particeps : « Non indivise agit ut socius. » Que signifient ces mots : « Il n’agit pas indivisément comme un associé » ?
[214] Asconius, In divin. « Aliud enim socius aliud particeps qui certam partem habet, et non indivise agit ut socius. »
En adoptant le sens qui se présente au premier abord, ils semblent dire, que le particeps ne peut pas agir pour la société considérée dans son ensemble, indivisément, ou comme personne morale ; qu’il ne la représente pas. Admettons-le, pour un instant.
Si tel est, en effet, le sens véritable de ces mots, nous trouvons la notion du commanditaire presque aussi nette, sous un premier aspect, dans les textes latins, que dans ceux de notre Code de commerce qui dit : « Le nom d’un associé commanditaire ne peut faire partie de la raison sociale » (art. 25). — « L’associé commanditaire ne peut faire aucun acte de gestion, même en vertu de procuration » (art. 27, modifié par la loi du 6 mai 1863). — Alii horum nomine bona sua in publicum addicunt… Voilà la teneur de l’article 25. — Non indivise agunt… Voilà celle de l’article 27.
L’analogie entre les deux législations nous paraîtrait même démontrée, sans cette dernière proposition, à laquelle nous serions portés, d’ailleurs, à donner un autre sens ; nous allons l’indiquer plus bas.
Cependant, il ne suffit pas de dire que le commanditaire ne figure pas en nom dans la société pour l’avoir complètement défini ; son caractère essentiel c’est de n’être « passible des pertes que jusqu’à concurrence des fonds qu’il a mis ou dû mettre dans la société » (art. 26, C. de C.).
C’est ce qui nous reste à établir, et cela nous paraît résulter, pour le particeps, d’abord de ce qu’il ne figure pas en nom dans la société. La présence du nom dans les actes de la société est tout naturellement l’indice de la responsabilité personnelle, or nous venons d’établir que le particeps porte son argent dans les entreprises au nom des associés, ὑπὲρ τούτων, dit le texte grec. Son propre nom ne paraît pas ; comment pourrait-on soutenir qu’on a compté sur sa responsabilité, quand on ne connaît pas même son existence ?
De plus, s’il est vrai que le droit du particeps est aliénable, le bon sens indique qu’il n’est plus question de responsabilité indéfinie à son égard. L’aliénabilité du titre implique par elle-même l’absence de responsabilité personnelle. C’est ce que proclament en principe, sauf quelques dérogations très rares et très restreintes, toutes les lois modernes. Et les nécessités pratiques indiquent qu’il n’en peut être autrement ; c’est le caractère inhérent aux associations de capitaux sans nom, comme sont les capitaux du particeps et du commanditaire. Le changement réitéré des titulaires doit faire disparaître leur individualité ; la part sociale circule, sans considération des personnes qui la possèdent successivement.
Nous croyons que l’on pourrait même invoquer dans le sens de cette irresponsabilité à l’égard de toute personne, les mots d’Asconius : non indivise agit, en les expliquant autrement, malgré la tendance toute naturelle que l’on éprouve à leur donner l’interprétation que nous venons d’indiquer plus haut, et qui a le mérite de paraître toute simple : il ne représente pas la société en agissant. Mais en agissant contre qui ? Voilà ce qui donne à réfléchir.
Si on observe attentivement la situation, on remarquera que, du moment où le particeps ne paraît pas en nom dans la société aux yeux des tiers, de même qu’il ne peut être tenu personnellement envers eux, il ne saurait être question de ses actes sociaux à leur égard. La chose est tellement évidente, qu’il nous semble qu’Asconius n’a pas pu songer à ces actes à l’égard des tiers, pour dire qu’ils ne se produisent pas indivise ; ils ne peuvent pas se produire du tout, ni divise, ni indivise, voilà la vérité. Le particeps n’est rien pour les tiers[215].
[215] La loi française, dans l’article 27, C. de C., a établi une prohibition relative aux actes de gestion, qu’elle sanctionne en infligeant au commanditaire la responsabilité in infinitum ; elle n’a pas eu à dire que le commanditaire n’agit pas en principe au nom de la société ; c’était inutile parce que la chose était évidente. Elle a établi une sanction pour les cas où on accomplirait ce fait illégal, parce qu’il peut devenir fâcheux en donnant à la société un crédit qu’elle ne mériterait pas.
Mais si le particeps ne peut pas évidemment agir en cette qualité contre les tiers, il peut, au contraire, agir contre les associés en nom, quand le moment est venu pour lui d’obtenir sa part. Il nous semble que ce n’est qu’à cette poursuite que peuvent se référer les mots d’Asconius. Ils constatent simplement, en d’autres termes, qu’on refuse au particeps l’action pro socio contre les associés.
Ces mots non indivise agit ut socius, signifieraient, d’après nous, que le particeps ne peut faire valoir ses droits, comme les associés ordinaires, contre la société, et qu’il ne peut obtenir sa part, que sur les bénéfices déterminés après le partage et la liquidation, entre associés en nom. C’est-à-dire que le particeps ne viendrait pas au partage comme partie en cause, sauf la faculté de s’assurer que la liquidation et le partage n’ont pas été faits en fraude de ses droits.
Cela n’empêcherait en rien, d’ailleurs, la répartition par anticipation des bénéfices réalisés, répartition facultative ou réglée par l’acte social, et qui se fait, de notre temps, sous la forme des dividendes.
Il résulterait de cette interprétation, que le particeps n’aurait qu’une chose à faire : réclamer, comme l’indique son nom, la part représentant son apport et ses bénéfices sur les fonds affectés à cette destination dans la liquidation, sans avoir rien à démêler dans les pertes éventuelles auxquelles la société pouvait être exposée. Il ne se présenterait que sur l’actif fixé dans la liquidation et non pendant l’indivision, non indivise ; et s’il n’y a rien à prendre, surtout s’il n’y a que des dettes au partage, alors il n’a plus à agir. Cette interprétation nous semble confirmée par ces mots : « Nam particeps qui certam partem habet », qui précèdent dans les textes les mots « non indivise agit ut socius ». Il nous paraît donc certain que le particeps n’est responsable in infinitum, ni envers les tiers, ni envers ses coassociés. Comme pour l’actionnaire, ses risques ne peuvent dépasser son apport. Mais nous devons nous hâter, pour ne pas nous éloigner trop longtemps du domaine de l’histoire.
Nous reconnaîtrons, d’ailleurs, que les textes ne sont pas aussi explicites sur cette limitation de la responsabilité, que sur les autres points ; il y a une raison pour expliquer ce silence, et elle est péremptoire ; c’est que la question ne pouvait guère se présenter en pratique, et qu’on n’avait pas dû songer à la prévoir.
Il ne faut pas oublier, en effet, que nous ne parlons que des compagnies fermières de l’État, les seules qui puissent s’organiser par actions ; or, l’État intervenait quand ses entrepreneurs étaient en perte ; alors il les dispensait de payer le montant de leur adjudication, ou il le réduisait, ou même il résiliait le bail[216].
[216] Nous avons bien rapporté ci-dessus, que Terentius Varron avait perdu de l’argent dans les affaires des publicains, mais c’était probablement en spéculant sur les partes, ou bien, s’il était lui-même socius, il se trouvait, avec sa compagnie, dans un cas très exceptionnel. Cicéron, Ad. fam., XIII, 10.
Cette faveur devait être d’une pratique assez fréquente, car nous l’avons vu figurer dans le texte de Polybe, comme l’une de ces attributions du Sénat, auxquelles le peuple ajoutait la plus grande importance ; celle qui assurait au Sénat son autorité sur le peuple. Il peut accorder des délais, et, s’il est intervenu quelque malheur, relever les publicains d’une part de leurs obligations, ou bien annuler l’adjudication, si un événement empêche l’entreprise de se réaliser[217].
[217] « Nam et diem proferre et si qua intervenerit calamitas, mercedum parte publicanos relevare, aut si quis casus impedierit quominus exitum res habere posset, locationem rescindere. »
Puisque les socii n’avaient pas à supporter les pertes résultant des cas fortuits ou de force majeure, à plus forte raison les simples participes ne devaient-ils pas avoir à les redouter ; c’est ainsi que, la question ne devant pas se présenter en fait, on n’avait pas eu besoin de spécifier la solution.
La question de responsabilité des participes ne se présenterait donc qu’en cas de perte par faute des socii ; mais ce serait leur faire supporter la faute d’autrui que de les soumettre à de pareilles éventualités. Nos commanditaires ne sont pas responsables in infinitum, parce qu’ils ne peuvent pas avoir la direction ; il en était de même des participes. La loi 6, § 8, D., pro socio, nous fournira la preuve que cette responsabilité ne pouvait, en aucun cas, porter sur les affines ou participes.
Ceci n’exclut pas, bien entendu, la possibilité et même la nécessité de réunir les participes et de les consulter en assemblée générale dans certains cas, à raison de l’intérêt qu’ils ont à la prospérité de la société et de l’argent qu’ils y ont apporté. Les Verrines nous fournissent des exemples de ce fait[218] ; et c’est une analogie de plus avec nos sociétés modernes. Ce parallélisme constant entre les détails pratiques des deux législations nous prouve bien que nous sommes dans la vérité, en affirmant l’identité de leurs principes sur notre matière.
[218] Verr., II, 70, 71.
On peut dire seulement : heureux publicains, heureux actionnaires, qui n’avaient pas de débâcle à redouter, et que l’État tout-puissant mettait à l’abri du danger. C’est ainsi que, chez nous, certaines sociétés par actions ne fonctionnent qu’avec la garantie de l’État.
Les participes étaient donc de vrais commanditaires.
Nous avons ajouté que ces commanditaires l’étaient sous les formes de l’action, c’est-à-dire que leurs partes avaient le caractère de transmissibilité. Caton avait imaginé la commandite simple[219] ; les publicains pratiquèrent la commandite par actions.
[219] Voici, à cet égard, le texte fort explicite de Plutarque (trad. Ricard), Caton l’Ancien, no 20 : « Il exigeait de ceux à qui il prêtait son argent, qu’ils fissent, au nombre de cinquante, une société de commerce, et qu’ils équipassent autant de vaisseaux sur chacun desquels il avait une portion qu’il faisait valoir par un de ses affranchis nommé Quintion, qui, étant comme son facteur, s’embarquait avec les autres associés et avait sa part dans tous les bénéfices. Par là il ne risquait pas tout son argent, mais seulement une petite portion dont il tirait de gros intérêts. » C’est bien la commandite avec tous ses avantages pour le commanditaire unique qui l’invente et l’impose. Les débiteurs sont associés et tenus suivant les termes du droit commun ; quant à Caton, il a des portions qui lui procurent des bénéfices proportionnels sur chaque navire, au lieu d’intérêts, mais il n’expose que l’argent qu’il a déjà fourni, il n’en perdra jamais davantage en aucun cas.
Quant à la transmissibilité par suite de décès, les textes indiquent, à n’en pas douter, qu’elle fut admise de tout temps pour les publicains. Nous n’avons pas besoin de rappeler que c’est une faveur qui ne s’étendit jamais aux autres sociétés.
Nous n’avons aucun doute, non plus, après ce que nous avons déjà dit, sur la transmissibilité des partes entre vifs, caractère essentiel de l’action. Ces partes étaient transmissibles normalement et en principe, à Rome ; elles avaient donc tous les caractères requis pour constituer des actions, même d’après les doctrines les plus exigeantes à cet égard[220]. Elles avaient un cours variable ; le mot de Cicéron, partes illo tempore carissimas, suffirait à lui seul pour l’établir ; mais nous avons déjà ajouté d’autres preuves à celle-ci.
[220] Nous nous bornons à signaler l’existence des nombreuses et brillantes controverses qui se sont produites sur les traits distinctifs de l’action. Voy. spécialement le rapport de M. le conseiller Voisin sur l’arrêt de Cass., 5 nov. 1888.
Avant d’achever cet aperçu, et sans attendre de traiter la question juridique ex professo, nous dirons quelques mots seulement, sur les modes de transmission, probablement admis par les publicains.
Nous aurons ainsi suffisamment caractérisé, dans leur ensemble, leurs moyens d’agir et l’organisation de leurs sociétés, pour pouvoir avancer en sécurité dans le domaine de leur histoire.
Certainement, la transmission de ces partes était en dehors des règles de la cession de créance, et nous pensons que la procuratio in rem suam n’a rien à faire ici. Comment aurait-on pu appliquer cette forme, née du scrupule des juristes, au cas où l’on devait céder une de ces parts que nous appellerions non libérée de notre temps. Or, cela devait se faire, puisque les publicains n’étaient pas obligés de verser immédiatement le montant de l’adjudication, et qu’ils étaient soumis à des garanties pour les prestations à réaliser.
Il y avait, dans ce cas, évidemment une obligation transmise avec la part vendue, ce qui déroge doublement aux règles ordinaires du droit civil ; les procédés de ce droit devenaient donc tout à fait insuffisants.
C’est que les besoins de la pratique avaient brisé les cadres trop étroits du droit normal. Dare partes carissimas, habere, eripere partes, est-ce là le langage juridique ? Dare est une expression technique dans la langue du droit, qui ne s’est jamais appliquée aux créances ordinaires, et encore moins aux obligations, et c’est Cicéron qui l’emploie ici, sans cesse, en plaidant, devant les tribunaux de Rome. Tous les écrivains de son temps qui ont eu l’occasion de parler des partes, ont répété ce même mot, dare partes, si étranger à la langue classique.
Peut-être y avait-il des titres transmissibles par voie de transfert. Les mots eripuit partes, en particulier, indiquent-ils nécessairement qu’il y avait des titres transmissibles matériellement, sauf mention ultérieure à inscrire sur les registres ? La traduction littérale pourrait autoriser cette manière de voir ; mais cela ne nous paraît pas suffisant pour établir une opinion.
Observons, d’ailleurs, que les formes des chirographa ou des syngraphæ dont parle Gaius, ou même celle des arcaria nomina, ont, peut-être, été employées à ces transmissions de titres, visées et revêtues des cachets ou autres marques de la compagnie[221].
[221] Gaius, III, 131 et s.
Il paraît certain, en effet, que ces transmissions étaient mentionnées sur ces registres si admirablement tenus en double ou en triple, qu’on ne put plus en faire disparaître les traces d’une fraude, à l’occasion du procès de Verrès.
Comment aurait-on pu connaître les participes sans ces mentions ? Or, on les connaissait. Nous verrons, d’ailleurs, le transfert employé pour la transmission, à suite de décès, des parts sociales (L. 55, D., pro socio, 17, 2)[222].
[222] Tite-Live, dans un texte cité par nous, parle de la prohibition établie par les censeurs d’être socii et même affines ejus conductionis, ce qui fait bien supposer l’indication du nom des affines sur les registres de l’administration centrale, sans cela, comment cette prohibition eût-elle pu recevoir son exécution ? Tite-Live, XVIII, 16.
En somme, que manquait-il à ces sociétés, pour les faire ressembler complètement à nos sociétés en commandite par actions ? Rien, que des éléments secondaires.
Ainsi les parts aliénées n’étaient pas égales entre elles, comme nos actions et nos coupures ; il y avait des partes magnæ et des particulæ. Elles n’étaient sans doute pas fixées à l’avance, comme dans nos émissions. Et, cependant, l’emploi de ces mots ordinairement au pluriel, partes carissimæ, partes magnæ, semble indiquer l’existence d’un système pratique de division des partes.
Nous ne savons pas si des formes particulières de publicité étaient exigées pour la constitution de la société. En tout cas, nous l’avons dit, la Lex censoria était publiée à l’avance et contenait, comme notre cahier des charges, l’indication des obligations et des droits établis par l’État, à l’égard des adjudicataires.
En résumé, nous croyons avoir établi, pour le moment, par ces considérations juridiques forcément sommaires ici, que les deux éléments, socii d’une part, participes de l’autre, étaient nettement séparés, au point de vue des responsabilités, comme ils le sont dans notre commandite ; les partes, comme nos actions, étaient incontestablement transmissibles entre vifs et par suite de décès, elles se vendaient et leur cours était mobile.
Il n’en fallut pas davantage pour qu’elles se répandissent dans toutes les classes de la société, et fussent, comme semblent l’admettre presque tous nos historiens contemporains, la base de grandes spéculations financières sous la République.
Les publicains avaient de nombreux agents, que l’on appelait aussi parfois publicains, et qui pouvaient être de l’ordre le plus infime. C’était un abus de langage, car nous verrons que ceux-ci n’avaient juridiquement aucun des droits ou des obligations réservés aux publicains[223] ; à moins qu’ils ne fussent en même temps actionnaires, particulas habeant. C’étaient très fréquemment des esclaves ou des affranchis ; quelques-uns s’appelaient tabellarii, coactores, désignations très expressives par elles-mêmes.
[223] « At Rupilius non publicanum in Sicilia egit, sed operas publicanis dedit…, quem enim diurnas capturas exigentem animadverterunt, eumdem jura dantem, classesque et exercitus regentem viderunt. » Valère-Maxime, VI, 9, 8. Cicéron, P. Rabir. post., XI.
La nature de leurs fonctions dans des provinces spoliées, et les exactions dont ils étaient les agents, parfois violents, leur avaient attiré la haine et le mépris des provinciaux, avec lesquels ils étaient en contact direct. Ils étaient plus ou moins nombreux, suivant l’importance du service auquel ils étaient attachés. Souvent, peut-être, ils étaient tenus à avoir des actions, en vertu d’une règle admise, dans certains cas, par la pratique chez nous.
Outre les agents de la perception, les publicains adjudicataires des entreprises même les plus lointaines avaient organisé un service de communications par courriers spéciaux, qui est pour nous du plus haut intérêt.
Ces courriers, que l’on appelait tabellarii, mettaient sans cesse en relation, les agents des provinces avec le service de la direction résidant à Rome, et aussi avec les spéculateurs du Forum et des basiliques. Nous verrons, en analysant plus loin certains écrits de Cicéron, que les valeurs subissaient très vivement, sur le marché romain, l’influence des nouvelles apportées de la province ; c’était sur ces nouvelles, surtout, que devait se fixer, comme aujourd’hui, le cours des partes ; aussi ce service était-il très bien entretenu.
M. Ernest Desjardins, dans un travail qui contient le résumé de leçons professées en 1878, à l’École des hautes études, a donné des détails très intéressants sur les tabellarii en général. Il en résulte très clairement que les services des courriers des publicains étaient bien plus rapidement organisés, et souvent bien mieux desservis que ceux des gouverneurs, dans les provinces les plus éloignées, livrées, comme toutes les autres, à leurs exploitations immédiatement après la conquête.
C’est ainsi que, de nos jours, les reporters des journaux ou les dépêches de la bourse, font souvent plus de diligence que les services publics, pour porter les nouvelles les plus importantes aux intéressés et aux gouvernements eux-mêmes, pendant la guerre comme pendant la paix[224].
[224] Après avoir transcrit un passage d’une lettre écrite par Cicéron à Atticus (V, XVI) pendant son gouvernement en Cilicie, M. Desjardins ajoute : « Ce passage nous apprend donc : 1o qu’un gouverneur de province, — cependant tout puissant en vertu de l’imperium qui lui était conféré, — était contraint, en temps ordinaire, d’avoir recours à l’obligeance des tabellarii de l’entreprise privée des publicains ou fermiers de l’impôt, pour transmettre de ses nouvelles à Rome, et 2o que les conductores avaient un service entretenu évidemment à leurs frais, pour l’expédition de leurs dépêches, et sans doute pour le transport des sommes qu’ils avaient encaissées. Cependant, les proconsuls ayant l’evectio, c’est-à-dire le droit de faire circuler, à l’aide de réquisitions, leurs envoyés officiels, devaient avoir, à plus forte raison, des courriers spéciaux pour l’envoi de leurs messages ; mais les départs de ces tabellarii étaient sans doute limités à certaines époques fixes… Il fallait de quarante à cinquante jours pour se rendre de Cilicie à Rome ; et il est bien évident qu’ils ne franchissaient pas tout cet espace à pied et en bateau, mais qu’ils prenaient souvent des chevaux… Cicéron, Ad. att., V, 15, 16 et 19. — Epist. famil., V, 21 ; VIII, 6. Bibliothèque des Hautes études, 35e fascicule, 1878.
L’administration des compagnies était dirigée par un magister, ou plusieurs magistri, qui siégeaient à Rome. Ceux-ci étaient aidés, le plus souvent, par des administrateurs, et assistés d’un conseil qu’ils pouvaient réunir, aussi bien que l’assemblée générale elle-même, suivant les circonstances. En province, un ou plusieurs pro magistri représentaient la société[225].
[225] Cicéron, Ad attic., XI, 10 ; In Verr., II, 2, 70 ; Orelli, Inscr., édit. Henzen, III, 6, 642.
Il est fréquemment question dans les évangiles des publicains qui étaient en Judée[226]. Nous aurons à parler spécialement de Zachée et de saint Matthieu. Le récit évangélique assimile presque toujours les collecteurs d’impôts aux personnes les plus décriées ; peccatores et publicani sont placés sur le même rang, quelquefois le rapprochement est pire encore.
[226] Ev. sec. Luc., ch. III, v. 12 et 13 : « Venerunt autem publicani ut baptizarentur et dixerunt ad eum : magister quid faciemus ? At ille dixit ad eos : Nihil amplius quam quod constitutum est vobis, faciatis. » Ev. sec. Matth., IX, 11, 12 ; XI, 19 ; XVIII, 17 ; XXI, 31. — Sec. Marc., II, 15-16. — Sec. Luc., V, 27, 28, 29, 30 ; VII, 29, 34 ; XV, 1 ; XVIII, 10 ; XIX, 2.
Il est cependant intéressant d’observer que, lorsque les publicains viennent demander à saint Jean-Baptiste ce qu’ils doivent faire, l’Évangile porte : « Ne faites que ce qui vous est permis. » La réponse faite aux soldats est bien plus explicite et plus sévère : « Neminem cuncutiatis, neque calumniam faciatis, et contenti estote stipendiis vestris » ; « Ne commettez de concussion envers personne, abstenez-vous de toute injustice, contentez-vous de votre solde » ; ce qui semble indiquer que les vexations des soldats étaient plus redoutables encore, et leurs excès plus graves que ceux des publicains.
Dans un autre évangile, le publicain est pris comme le modèle de l’humilité la plus sincère et du repentir le plus touchant : « Et publicanus a longe stans, nolebat ad cœlum oculos levare : sed percutiebat pectus suum dicens : Deus propitius esto peccatori[227]. » « Et le publicain, se tenant éloigné, ne voulait pas lever ses yeux vers le ciel ; mais il frappait sa poitrine en disant : O Dieu, soyez propice au pécheur. » Évidemment, les publicains de la Judée inspiraient, à l’époque de la vie de Jésus-Christ, plus de mépris que de haine. L’autorité d’Auguste s’était déjà appesantie sur eux et avait mis un frein à leurs abominables excès.
[227] Ev. sec. Lucam, cap. XVIII, v. 13.
Il est probable, d’ailleurs, que, sauf pour saint Matthieu et Zachée, qui sont de hauts fonctionnaires, les publicains dont parle l’Évangile étaient surtout les petits employés qui se perdaient dans la foule ; c’étaient, sans doute, plus particulièrement ces coactores, ces publicains improprement dits, dont nous avons indiqué l’humble situation, et qui étaient en contact direct avec le peuple.
Le nombre des associés et de leurs actionnaires devait être très considérable dans certaines provinces, puisque Cicéron nous dit, qu’en Sicile, Verrès écarta, dans une circonstance, la foule des associés et se contenta d’en réunir quelques-uns. D’autres fois, ce sont les publicains encore, que l’on nous présente comme se portant en nombre, au-devant de grands personnages de Rome, à leur arrivée dans la province. L’Évangile nous parle de la « turba multa publicanorum[228] ». Tout cela implique que beaucoup de ces sociétés avaient une très grande importance, non seulement au point de vue des affaires à traiter, mais encore au point de vue du nombre des personnes, sociétaires ou participes, fonctionnaires de bureaux ou agents de communications, de perceptions et de contraintes qui s’y rattachaient.
Les indications que nous venons de donner, se réfèrent à des textes concernant principalement les adjudicataires des vectigalia. La même organisation se retrouvait dans les sociétés adjudicataires des travaux publics.