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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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§ 8. — Dernières guerres civiles. Lois judiciaires. Pompée, César et l’Empire.

Depuis qu’il était devenu possible aux généraux d’attacher à leur personne et à leurs ambitions politiques, des armées de vétérans fanatisées par la victoire, c’en était fait du repos et de la sécurité de l’État. Cette innovation périlleuse, qui remontait à peine aux réformes de Marius, ne devait pas tarder à porter le dernier coup à la République et aux anciennes institutions de Rome.

Nous avons déjà pu le constater par l’attitude belliqueuse et hostile que prenaient, à la tête de leurs soldats aguerris et exigeants, les généraux retournant triomphalement, des divers points du monde romain, sur le sol de l’Italie. Les armées romaines en vinrent à combattre entre elles, pour la cause politique de certains de leurs chefs, comme elles avaient pris l’habitude de le faire contre les ennemis du dehors.

Au surplus, chacun de ces généraux mis en relief par le succès, avait ses partisans dans la ville. « C’étaient des confréries closes et presque militaires, qui avaient leurs chefs, leurs intermédiaires tout trouvés dans les principaux ou scrutateurs des tribus… Les clubs, la guerre des clubs avaient remplacé les partis et leurs luttes[517]. »

[517] Mommsen, op. cit., t. VI, p. 132.

L’intrigue, la vénalité et, pour tout achever, la force des armes, devinrent les seuls et véritables maîtres de ces groupes, de ces hétairies, où les généraux ambitieux trouvaient des alliés tout prêts à se joindre à leurs troupes, pour les batailles sanglantes du Forum et des rues. Plus tard, les armées de prétendants se poursuivront aux extrémités du monde.

Ainsi, la marche des événements se continuera, au grand préjudice de l’État, par des alternatives de dictature de fait et d’anarchie, jusqu’au moment où l’un de ces chefs d’armées victorieuses, plus habile et plus fort que les autres, franchira le Rubicon, et fera du despotisme militaire, le régime définitif que se transmettront les empereurs, à Rome et puis à Constantinople.

L’influence des chevaliers manieurs d’argent avait été l’un des éléments les plus actifs de cette dissolution des mœurs publiques.

La morale de l’intérêt, nous n’avons cessé de le dire et de le constater par les faits de cette histoire, est courte dans ses vues. De même que les cours de la bourse ne s’impressionnent guère, que par les faits qui s’annoncent à brève échéance, les événements que cherchent à susciter les faiseurs de trafics, ne sont organisés par eux, qu’en vue de résultats suivis de bénéfices positifs et immédiats. Qu’importe pour eux l’avenir ? Et alors même que les agioteurs étendent leurs conceptions, ils pensent ou affirment d’ordinaire, que les questions de sentiment ne doivent pas compter en affaires ; tout se réduit pour eux à des combinaisons et à des calculs. Quand ils abusent de ces procédés volontairement étroits et à courte vue, de ce scepticisme en morale, de cette négation de tout sentiment supérieur, et aussi de leur foi complète dans le succès des expédients habiles, le temps se charge, le plus souvent, de leur faire à certains jours courber la tête, et les force à subir la loi de la vérité méconnue. L’histoire des financiers de Rome contient de hauts enseignements à cet égard.

Ainsi, lorsqu’à la suite de la harangue de Cicéron, faite sur l’insistance passionnée des chevaliers et des publicains, la loi Manilia conféra à Pompée le commandement de l’armée d’Asie, en 688-66, on voyait bien que Pompée courait à la dictature, et que cette mesure, venant ajouter de nouveaux pouvoirs à ceux qu’il tenait déjà de la loi Gabinia, mettait à sa disposition les plus sûrs moyens d’arriver à la puissance souveraine[518].

[518] Lorsqu’on avait voté la loi Gabinia, les chevaliers avaient résisté, sentant le danger qu’il y avait à livrer des pouvoirs très étendus à un général victorieux et plein d’ambition. Ils avaient cherché à s’opposer à ce commencement de dictature, à l’instigation de la plèbe et soutenu par elle. Cette loi avait donné à Pompée le commandement absolu sur la Méditerranée tout entière et toutes ses côtes, sur une profondeur de vingt lieues. La loi Gabinia fut votée en 687-67. L’année suivante, les chevaliers avaient oublié leurs patriotiques préoccupations ; et nous avons vu que, sur leur initiative, la loi Manilia ajoutait aux pouvoirs de Pompée le commandement de la guerre d’Orient, sans limite de temps, avec le droit de conclure seul la paix et les traités avec tous les peuples. Le territoire de la République passait, en majeure partie, sous son autorité absolue. Les calculs d’intérêt avaient dominé, chez les financiers puissants du jour, toutes les préoccupations d’ordre supérieur.

On ne s’arrêta pas à ces considérations patriotiques, devant lesquelles toutes les autres auraient dû s’effacer, et l’on oublia la perspective menaçante d’un despotisme que tout le monde redoutait. Les chevaliers surtout n’en eurent aucune préoccupation, parce qu’ils trouvaient, dans le choix de Pompée, des garanties pour leurs opérations actuelles, le plaisir de la vengeance contre Lucullus qui les avait combattus, et, par là, un nouvel avertissement donné aux gouverneurs de l’avenir, qui auraient pu être tentés de leur faire obstacle.

Désormais, avec les régimes de militarisme et de démagogie qui ont envahi le pouvoir et l’occupent tour à tour, ou même simultanément, ce ne sont plus les ordres, le Sénat, les chevaliers, la plèbe, les comices, les magistrats qui gouvernent. Tout cela n’est plus qu’un vieux reste de moyens affaiblis dont se servent alternativement, suivant leur habileté et leurs besoins, les factions ou les généraux en passe d’occuper le pouvoir.

Quant aux publicains, ils continueront, en province surtout, leurs exploitations et leurs abus, tant qu’il n’y aura pas une autorité établie qui ait le courage et le temps de s’occuper d’eux, et de les mettre à la raison. Pour le moment, ceux qui se disputent la direction de l’État pensent surtout à la garder et à en tirer profit. Ils n’ont guère souci des financiers de toute espèce, que pour éviter de les indisposer par des actes de surveillance gênante, à moins qu’ils ne cherchent à les attirer à leur cause par des faveurs. Seulement les événements se font sentir sur le marché, et le taux de l’intérêt reçoit de violentes secousses[519], qui se répercutent, avec la variation du cours des partes, jusque dans les rangs de la plèbe.

[519] Cicéron, Ad Attic., IV, 11, 699-55 ; Ad Quint., II, 13, 700-54 ; Ad Quint., II, 2, 700-54. — Les événements faisaient monter, au Forum, le taux de l’intérêt de 4 à 8. « Sequere me nunc in campum. Ardet ambitus : σῆμα δέ τοὶ ἐρέω : fœnus ex triente idib. Quint. factum erat bessibus. » Ad Attic., IV, 15, 700-54.

Les désordres de la politique et les troubles servent d’ordinaire aux concussionnaires et aux dilapidateurs. Quelquefois, il est vrai, les abus, ou ceux qui les commettent, changent de nom, en temps de crises révolutionnaires ; ce ne fut pas le cas pour les publicains, qui gardèrent et leur nom et leurs procédés, dans leurs rapports avec la matière à exploiter, et dans la limite où on leur permit de le faire, au milieu des troubles de l’État.

Mais dans les rapports officiels avec l’autorité législative et judiciaire, depuis Sylla, tout était changé pour eux. Les moyens réguliers et les formes légales dont ils se sont servis pendant longtemps, pour assurer un cours paisible à la série de leurs déprédations, vont leur faire défaut ; et leurs rapines seront soumises, comme toutes choses, aux caprices des maîtres du jour. Ce sera, à la vérité, sans grand dommage pour eux ; mais, du moins, ils ne donneront pas à leurs crimes le caractère odieux d’être accomplis au nom de la légalité et du droit. Ils commettront leurs dilapidations, à la faveur de cette instabilité du pouvoir qui devient une véritable anarchie.

Le temps est passé, où l’on obtenait des comices, conscients de leurs actes, même de leurs méfaits, des lois judiciaires à l’abri desquelles le parti vainqueur pouvait, en sécurité, tout se permettre. Désormais, les lois seront proposées par des magistrats ou des citoyens sans personnalité propre ; elles seront votées par des comices achetés ou asservis par un homme ou une faction ; et pendant que Sylla, Pompée ou César seront au pouvoir, c’est sous leurs noms que l’on pourra successivement réunir en bloc toutes les lois rendues, parce qu’elles seront faites dans leurs vues et exclusivement sous leurs ordres.

Sylla avait été le véritable créateur de ce régime nouveau, dont le peuple romain ne devait plus pouvoir se débarrasser par ses propres forces.

Les despotes ne sont plus guère, après Sylla et Marius, d’aucun parti ; ils se servent à peu près de tous, suivant les circonstances et les affinités de leur tempérament, pour les soumettre, au besoin, les uns par les autres ; mais ils n’acceptent la prépondérance d’aucun, parce qu’ils y pourraient trouver des compétitions gênantes, dont ils ne veulent pas.

Il devait résulter de ces mœurs nouvelles, que l’on apporterait, dans la composition des tribunaux, une pondération apparente qui en était depuis longtemps odieusement exclue.

Il ne devait rester debout qu’un seul principe, c’est que la fortune est la source de tous les privilèges ; par suite, le cens reste la base sur laquelle devra invariablement s’établir le recrutement du pouvoir judiciaire ; c’est toujours la même hiérarchie de la politique romaine, sous tous ses aspects. Les publicains en profiteront encore.

Ainsi, les lois judiciaires ne seront plus faites principalement en vue des publicains, pour ou contre eux, suivant les temps ; elles auront donc, désormais, moins d’intérêt au point de vue particulier de notre histoire.

Si les juges manquent de justice, ce sera plus leur faute que celle des lois judiciaires. Sous ce rapport, on peut dire qu’au temps des guerres civiles la législation fut en progrès ; mais il n’en fut pas de même des mœurs, et nous assisterons bientôt à ce triste spectacle des tribunaux envahis par la soldatesque ou les factions armées. A quoi servent les progrès de la législation, là où les mœurs ne portent plus avec elles que le mépris des lois ? Quid leges sine moribus ?

Malgré tout cela, nous devons donner quelques indications précises sur celles des dispositions des dernières lois judiciaires de la République, qui témoignent d’une tendance politique à l’égard des chevaliers.

La première réforme importante apportée à la loi judiciaire de Cornelius Sylla, le fut par la loi Aurelia, d’Aurelius Cotta, qui fut bientôt suivie de quelques autres, notamment de diverses lois de Pompée et de César. Les tribunaux des causes criminelles, qui ne se recrutaient que parmi les sénateurs, se constituèrent, en vertu des lois nouvelles, d’éléments pris dans divers ordres. On resta, par la suite, fidèle à cette idée, et on chercha même à y apporter progressivement des améliorations pratiques.

Velleius Paterculus, résumant en une phrase l’histoire des lois judiciaires, a écrit : « Gracchus avait enlevé la judicature au Sénat, pour la transférer aux chevaliers. Sylla la rendit aux sénateurs. Cotta la partagea également entre les deux ordres[520]. » Dion Cassius[521] déclare que la plèbe elle-même était représentée dans les tribunaux de la loi Aurelia.

[520] Velleius Paterculus, II, 32.

[521] Dion Cassius, 43, 25.

Mais pour que le principe ploutocratique fondamental ne fût pas méconnu, Cicéron fait observer que, dans les lois judiciaires d’Aurélius, comme plus tard dans celles de Pompée et de César, on n’était admis à faire partie de l’ordre des juges que dans les limites minimum d’un cens déterminé.

Dans ces conditions, les publicains durent encore être traités avec beaucoup de ménagements par les tribunaux, dans lesquels les plébéiens eux-mêmes n’étaient que des riches. Et ce qui nous le prouve, c’est la haine et les malédictions dont les publicains restèrent encore l’objet, sur tous les points du monde romain, à raison de leurs excès.

Lorsque la loi Aurélia fut faite, en 684-70, Pompée et Crassus revenaient tous les deux à Rome, à la tête d’armées dévouées et victorieuses. Également avides du pouvoir, les deux rivaux s’étaient fait nommer consuls la même année, et leurs troupes, sous prétexte d’attendre le jour du triomphe, campaient sous les murs de la ville. Ces deux généraux avaient considéré comme de bonne politique, en ce moment-là, de faire alliance avec les financiers et la démocratie, afin de renverser toutes les institutions oligarchiques de Sylla. Le tribunat fut rétabli dans tous ses pouvoirs, la censure restaurée ; la multitude fut de nouveau nourrie aux frais du Trésor, c’est-à-dire aux dépens des provinces ; les publicains furent remis en possession des fermes de l’Asie.

C’est à ce mouvement contre les actes du dictateur, que se rattache la loi judiciaire dont nous nous occupons. Elle fut faite principalement sous l’influence de Pompée. On aurait pu croire que le Sénat en serait exclu, comme à l’époque des Gracques ; il en eût été probablement ainsi, si Pompée eût été seul ; mais il avait à compter, en ce moment, avec son puissant collègue, et l’on pense que c’est vraisemblablement à l’influence de Crassus et de ses amis que le Sénat dut de n’être pas complètement exclu de l’Album[522].

[522] Mommsen, op. cit., p. 243.

Ainsi, la loi Aurélia fut votée sous la pression de deux armées ; elle rentre bien, par son caractère, dans la nouvelle série de ces lois où les anciens partis politiques n’exercent plus qu’une influence indirecte.

Au fond, on est d’accord sur les caractères généraux de la loi Aurélia ; il n’en est pas de même, en ce qui concerne quelques points spéciaux, mais importants de ses dispositions. Ce serait s’égarer et sortir du cadre de notre histoire des publicains, que de suivre les historiens et les juristes, dans ces controverses ; nous nous bornerons donc à indiquer les conclusions qui nous paraissent les plus plausibles.

La loi divisait les juges en trois catégories : un premier tiers se composait de sénateurs, un second tiers de chevaliers, le troisième tiers de tribuni œris ou œrarii. C’est spécialement sur la portée de ces derniers mots que l’on est en discussion.

Nous pensons, comme le savant auteur de l’Histoire des chevaliers, qui a étudié la question avec un soin extrême et une remarquable hauteur de vues, qu’il s’agissait, sous ce nom et à raison d’une pratique de langage devenue usuelle, tout simplement d’une classe du cens[523].

[523] Belot, Hist. des chevaliers, p. 274 à 294.

D’après les interprétations qui nous paraissent le mieux établies, la loi Aurélia aurait donc placé dans le premier tiers de l’ordre judiciaire les sénateurs, dans le second tiers les chevaliers, c’est-à-dire les citoyens de la première classe ayant le cens de 400,000 sesterces ; enfin, sous le nom de tribuni œrarii, étaient compris ceux dont le cens était de 300,000 sesterces. C’était là le minimum qui ne pouvait pas être dépassé.

On voit donc que si la plèbe était représentée, ainsi que le déclare Dion Cassius, elle l’était, du moins, par des citoyens qui, par leur fortune, se rapprochaient singulièrement des chevaliers et qui, en fait, devaient avoir les mêmes intérêts politiques et économiques.

C’était le préteur urbain qui devait dresser la liste des judices selecti, en les composant des plus honnêtes gens des trois ordres[524].

[524] Cicéron, Pro Cluentio, 43.

Les chevaliers demeuraient en fait les maîtres, comme autrefois ; la loi nouvelle pouvait, pour peu que le préteur urbain n’y mît pas de mauvaise volonté, leur être aussi favorable que celles qu’ils faisaient passer dans des comices à leur dévotion, aux époques de leur plus grande puissance[525]. Cicéron constate que parmi les juges de Muréna, le consul accusé de brigue, les sociétaires en nom des grandes compagnies, figurent nombreux. C’est à cette occasion qu’il donne aux sociétés le pas sur le Sénat lui-même[526].

[525] Notamment Cicéron, Pro Cluentio, prononcé en 588-66, nos 54-56.

[526] « Quid si omnes societates venerunt, quarum ex numero multi hic sedent judices. Quid si multi homines nostri ordinis honestissimi ? » Il s’agit ici, comme dans d’autres textes déjà transcrits, du cortège de ceux qui vont faire accueil à un homme politique revenant de province. La période est donc dans l’ordre de décroissance, et les sociétés figurent bien en tête, car, à la suite du Sénat, ce sont les gens d’ordre inférieur qui sont successivement présentés dans une hiérarchie descendante établie par les mœurs.

En ce moment, dans l’ordre politique, tout semblait retourner en faveur des chevaliers. Ils étaient recherchés de tous les partis.

Peu après que la loi Aurélia eut repris aux sénateurs la judicature pour la leur restituer au fond, on leur rendait, en effet, les quatorze bancs qui leur étaient réservés autrefois au théâtre. La plèbe, qui avait sifflé d’abord, était ramenée par l’éloquence de Cicéron et admettait le rétablissement de ce privilège. C’était en 687-67[527].

[527] Une loi fut rendue à ce sujet, sur la proposition d’un tribun, L. Roscius Otho.

Les mesures de la loi Aurélia, sages en elles-mêmes, mais insuffisantes, ne modifièrent donc aucun des abus odieux passés dans les traditions de la justice criminelle.

D’ailleurs, un autre procédé, plus déplorable encore, commençait à s’introduire dans ces mœurs, où le dernier mot semblait devoir rester désormais à la violence.

Dans le cours de l’année 688-66, le tribun Manilius était venu interrompre trois fois, les débats des tribunaux, à la tête d’une bande de spadassins salariés, et mettre en fuite les juges.

A partir de ce moment, les tribunaux de tous ordres, surtout ceux qui jugeaient les crimina publica ou extraordinaria, furent toujours exposés à ces violences, contre lesquelles ils n’étaient défendus par personne. Les sodalitates, les collegia, dissous à plusieurs reprises par des sénatus-consultes ou des lois, se reconstituaient sans cesse. C’est là que Clodius, que Milon, que Catilina, que Scaurus, que Crassus lui-même, ainsi que bien d’autres, recrutèrent, et les électeurs vendus en masse, et les bandes de forcenés qui se précipitaient sur les urnes du vote ou dans l’enceinte des tribunaux, frappant de tous côtés, jusqu’à ce qu’ils fussent maîtres du terrain.

Que pourront faire, désormais, les considérations d’intérêt, les influences des partis ; qu’est-ce que pourront corriger les lois de compétence et de procédure ? C’est de ce temps que Lucain avait pu écrire : « Mensura juris vis erat[528]. »

[528] Lucain, I, vs. 75.

Cependant, les lois judiciaires furent encore modifiées dans leurs détails.

C’est ainsi que la loi Fufia, rendue sous le consulat de Jules César, et à son instigation, en 695-59, décida que chacun des trois ordres de juges voterait dans des urnes distinctes, afin que l’on pût établir, pour chacun d’eux, la responsabilité des votes que, dans les cas difficiles, chaque ordre s’empressait de rejeter sur les deux autres. Cette œuvre de bassesse et de sujétion venait de s’accomplir dans plusieurs procès retentissants.

En 699-55, la loi Licinia de sodalitiis apporta quelques modifications aux procédés suivis pour choisir et récuser les juges ; et cette même année, Pompée fit rendre une loi judiciaire qui, par un de ces retours d’opinion assez fréquents dans sa politique d’aventures, était favorable au Sénat. Cette loi fut même approuvée par Cicéron, qui, on le sait, oscilla souvent, lui aussi, mais surtout entre les chevaliers et le Sénat, en vue, répétait-il sans cesse, de faire l’union des deux ordres, et quoiqu’au fond il fût, en réalité, l’homme des chevaliers, juges et publicains.

Les scandales de vénalité n’en continuaient pas moins, et les lois réitérées restaient aussi impuissantes contre eux que contre la brigue et ses hontes. C’étaient, cependant, les chevaliers qui exerçaient encore l’influence dominante dans les tribunaux, lorsque la violence ne venait pas s’opposer à ces parodies de la justice ; car, en 701-53, Cicéron écrivait à Atticus qu’on attribuait aux publicains l’absolution de Gabinius, accusé de lèse-majesté. Le sénateur Domitius reprochait cette sentence scandaleuse à l’influence des publicains de Syrie, qui avaient soutenu l’accusé auprès de leurs amis, les chevaliers juges du procès[529]. Les publicains avaient donc encore pour eux, sinon la force matérielle, du moins la fortune, et des juges tout prêts à tourner de leur côté.

[529] Cicéron, Ad Attic., IV, 16. Ad Quint. fratrem, II, 13 ; III, 7.

En 702-52, deux nouvelles lois judiciaires furent rendues sous l’influence de Pompée ; mais au lendemain même de ces réformes, Pompée appelait les juges auprès de lui, pour leur enjoindre de rendre certaines sentences qui l’intéressaient, conformément à ce qu’il leur indiquait, sans se préoccuper de la loi qu’il venait de faire. Tacite, en rapportant les faits, signale Pompée comme le corrupteur de ses propres lois[530].

[530] Tacite, Ann., III, 28.

Cicéron, dans ses Philippiques, dit qu’Antoine a fait aussi sa loi judiciaire, et comme pour confirmer les rapprochements que nous ne cessons de faire, il lui reproche à la fois et de trafiquer sur les vectigalia, et de choisir pour ses tribunaux ses compagnons de jeu. Le jeu, la spéculation sur les adjudications de l’État, et les lois judiciaires, ce sont trois choses qui ne se séparent pas, dans l’histoire de ces tristes temps[531].

[531] 2e Philipp., XIV, XXXVI ; 5e Philipp., V ; 7e Philipp., V, XV.

D’autres lois et plusieurs sénatus-consultes vinrent modifier encore ces règles de juridiction, parfois même spécialement pour une cause déterminée. César, comme à peu près tous ceux de ses prédécesseurs dont le passage a marqué au pouvoir, ne négligea aucun des détails de la vie politique ; il s’occupa des publicains.

Salluste, lui, avait écrit, au sujet des lois de Pompée, en des termes fort énergiques et que l’on admirerait davantage, si l’on connaissait moins les mœurs de Salluste et celles de César : « Les jugements », disait l’historien, « sont comme auparavant laissés aux trois ordres. Mais c’est une coterie, celle de Pompée, qui les dirige. Otez d’abord à l’argent son privilège ; que le droit de décider de l’exil ou du droit d’un citoyen à exercer une magistrature ne se mesure pas sur la fortune… Faire choisir les juges par un petit nombre d’hommes est une tyrannie. Les choisir en ne tenant compte que de l’argent, c’est une indignité. C’est pourquoi je ne trouve pas mauvais que tous les citoyens de la première classe soient aptes à la judicature, mais je voudrais que ceux qui sont appelés à l’exercer fussent en plus grand nombre[532]. »

[532] Salluste, Epist. ad Cæsarem, VIII. Belot, op. cit., p. 337. Nous avons déjà dit, et nous répétons que l’authenticité de ces lettres est contestée ; nous avons dit aussi pourquoi nous les citions sous cette réserve.

Après avoir prohibé, par une loi, et tenté de faire disparaître toutes ces associations clandestines ou avouées, détournées de leur but primitif, qui constituaient un élément permanent de troubles, César fit rendre une loi judiciaire, par laquelle il exclut de l’ordre des juges les tribuni œrarii ; il n’y voulut plus que les sénateurs et les chevaliers. « Mais », dit M. Duruy, « il avait admis dans ces deux ordres tant d’hommes nouveaux… Peut-être pensait-il qu’avec ces juges les tribunaux criminels se trouveraient sous sa dépendance[533]. » C’est là, désormais, le caractère de toutes les lois de l’avenir. Sous ce régime absolu, les lois judiciaires se rattachent de moins en moins directement à la classe des publicains. Nous avons épuisé ce qui pouvait nous intéresser à leur sujet dans l’histoire.

[533] Duruy, op. cit., t. II, p. 494.

Certainement, ils continuaient leur œuvre de spéculations et d’abus, mais les historiens, comme les orateurs politiques, les ont laissés sur les seconds plans ou les ont oubliés ; les préoccupations de tous étaient ailleurs[534].

[534] Si on parcourt les lettres de Cicéron dans leur ordre chronologique, la vérité de ce fait devient saisissante. Dans ses lettres des premières années, il est très souvent question des publicains, de leurs actes, de leur influence ; à partir de 706, il en est de moins en moins parlé ; la politique des partis violents se substitue aux combinaisons des classes dans l’État.

Nous touchons donc à la fin de leur histoire, les documents commencent à manquer à leur sujet ; bientôt ce sont les publicains eux-mêmes qui disparaîtront de la scène, ou n’y joueront plus qu’un rôle très humble et très effacé ; cherchons dans les faits, les derniers symptômes de leur puissance arrivée au déclin.

Cicéron avait soutenu très énergiquement, pendant son consulat de 690-64, les chevaliers, et particulièrement les publicains, après les avoir défendus et même exaltés à toute occasion dans ses discours. Mais déjà cette même année, il constatait la décadence, qui leur était commune avec toutes les institutions anciennes de l’État. Il disait dans son discours pour Rabirius : « Lorsque l’ordre équestre, et quels chevaliers c’étaient, dieux immortels ! lorsque nos pères, les hommes de ce temps passé, avaient à eux une si grande part du gouvernement et en possédaient toute la dignité[535]… »

[535] Cicéron, Pro Rabirio, 7 : « Quum equester ordo, at quorum equitum, Dii immortales ! patrum nostrorum, atque ejus ætatis, quæ tum magnam partem reipublicæ, atque omnem dignitatem tenebat. »

Ceci ne l’empêchait pas de pouvoir dire, six ans plus tard : Proximus est dignitati senatus ordo equester. C’est que chaque chose avait gardé encore sa situation relative, dans la hiérarchie sociale, pendant que toutes les institutions de l’État s’abaissaient dans une déchéance commune.

César, entre les mains duquel vinrent se terminer toutes ces luttes, avait pris trop activement part aux événements publics, pour n’avoir pas rencontré longtemps avant son arrivée au pouvoir les publicains sur son passage ; il avait trop d’esprit politique, pour n’avoir pas tenu compte de cette force redoutable. Il commença par les combattre. Mais lorsqu’il voulut arriver au rang suprême, impuissant à les faire tomber d’un seul coup, il vit qu’il était nécessaire de ne pas s’en faire de redoutables ennemis, il les traita d’abord avec faveur.

La conduite de César avait été, pour le moins, équivoque dans le procès de Catilina ; or, Catilina était redouté autant que détesté des chevaliers, des financiers et des manieurs d’argent de tout ordre. Tandis que Cicéron attaquait avec toute la force de son éloquence et de son patriotisme, l’odieux démagogue qui voulait abolir toutes les dettes, et se proclamait lui-même le futur dictateur de la banqueroute, César, déshonoré à cette époque par ses relations, par ses mœurs, indulgent pour tous les vices, se rattachait à Catilina ; il résistait au courant qui allait emporter l’ennemi de la République. Il ne put pas se refuser à voter pour la condamnation à mort ; un vote contraire eût, d’ailleurs, été inutile, mais il vota contre la confiscation des biens de Catilina et de ses complices.

Son attitude avait été si mauvaise, aux yeux des chevaliers, que ceux-ci, réunis en armes après la séance du Sénat, sur les degrés du Capitole, l’auraient probablement massacré, s’il n’eût été défendu par quelques sénateurs avec lesquels il sortait du temple de la Concorde.

Il fut long à oublier le danger que lui avaient fait courir les hommes de finance et à le leur pardonner, car, cinq ans après, en 696-58, le consul Gabinius disait encore qu’il leur ferait payer les nones de décembre et la montée du Capitole[536].

[536] Cicéron, Post reditum, 5 ; Pro Sextio, 12.

C’est à son instigation qu’en 691-63, le tribun Rullus proposa la loi agraire, contre laquelle Cicéron prononça plusieurs discours. Cette loi, qui pouvait être opportune pour réparer les maux faits par Sylla, était préjudiciable aux publicains, auxquels elle enlevait des terres à exploiter. Cicéron le dit formellement pour la compagnie de Bithynie : « Rullus jubet venire agros Bithyniæ quibus nunc publicani fruuntur. » C’était, peut-être, une raison de plus pour que César tînt à faire passer la loi.

En 693-61, les publicains d’Asie demandèrent une résiliation de leur bail comme trop onéreux, ou une réduction de ce qu’ils devaient au trésor. Ils avaient fait cette réclamation sous les inspirations de Crassus : « Ut illi auderent hoc postulare Crassus eos impulit[537]. » Le Sénat refusa, sur les instances réitérées de Caton ; l’ordre équestre, irrité, se sépara du Sénat.

[537] Cicéron, Ad Attic., I, 17.

César pensa, un peu plus tard, qu’il fallait rallier cet ordre à sa cause, il en trouva là l’occasion ; deux ans après, nous le voyons, en effet, accorder, pendant son consulat, la remise du tiers du prix des fermages d’Asie et donner ainsi aux publicains des plus grandes compagnies de l’État, ce qu’ils réclamaient depuis longtemps.

Leur prétention n’était pas cependant très juste, et Cicéron avoue qu’il eut quelque honte à la soutenir. Il plaida sans scrupules la cause des publicains, et l’on s’étonnerait de le voir reprocher à Caton ses résistances dans cette affaire, comme excessives[538], si l’on ne savait combien l’esprit de parti peut enlever, même aux hommes les plus éminents, leur sagesse et leur impartialité. Au surplus, le désordre étendait de plus en plus ses lamentables effets. Quel peuple aurait pu résister aussi longtemps que les Romains, à tous les maux accumulés qu’ils avaient à souffrir ? Les affaires privées en subissaient, comme toujours, les fatales influences ; le mal était partout, dans les esprits comme dans les fortunes. Cicéron nous a fourni une preuve particulièrement saisissante de cet état de désarroi des mœurs privées, dans une de ces lettres à Atticus, si pleines de détails curieux, qu’avec ce qu’elles contiennent, on pourrait reconstituer la vie tout entière des Romains de ce temps.

[538] Cicéron, Pro Murena. Parmi les exemples de l’obstination systématique de Caton, Cicéron rappelle ce que fit ce dernier contre les publicains : « Petunt aliquid publicani ? Cave quidquam habeant momenti gratia. » C’est à Cicéron lui-même qu’il faudrait plutôt reprocher d’avoir soutenu une cause qu’il savait injuste et mauvaise. — Ad Attic., I, 17 et 19.

Cicéron raconte à son ami que lorsqu’on eut constitué le jury de l’affaire de Clodius Pulcher, en 692-62[539], ce jury se trouva formé, à la suite des récusations permises à l’accusateur, de sénateurs tarés, de chevaliers mendiants et de tribuns de la solde qui n’avaient pas un sou dans leur bourse[540].

[539] Il s’agissait, dans cette affaire, d’une poursuite dirigée contre Clodius Pulcher, jeune patricien débauché qui s’était introduit dans la maison de César sous un déguisement de danseuse, pendant que Pompeia, femme de César, célébrait les mystères de la bonne Déesse avec des dames romaines. Clodius fut poursuivi comme sacrilège sur l’insistance de plusieurs sénateurs et particulièrement du rigide Caton. César protesta de l’innocence de sa femme, mais il la répudia en prononçant ces mots bien souvent répétés depuis : « La femme de César ne doit pas être soupçonnée. » Suétone, César, 74.

[540] Cicéron, Ad Attic., I, 16.

Si on y réfléchit, on se demande tout naturellement, comment il en pouvait être ainsi, sous le régime de la loi Aurélia alors en vigueur, et en vertu de laquelle les juges devaient avoir un cens minimum de quatre cent mille sesterces. M. Belot, au système duquel on pouvait opposer ce texte, qui semble contredire sa théorie purement ploutocratique, en a donné l’explication. Il dit : « Tel propriétaire pouvait posséder de grands biens et n’être pas moins chargé de dettes et obéré par les emprunts. » Cette observation nous paraît juste assurément pour certains cas ; mais le censeur était un magistral supérieur qui, en établissant les classes du cens, ne devait pas se borner, malgré les anciens principes, à constater l’état matériel des propriétés. Sa mission morale, étendue jusqu’à l’arbitraire le plus absolu, devait lui indiquer et même lui faisait un devoir d’aller au fond des consciences et des fortunes. Certainement, on pouvait le tromper et il devait commettre des erreurs ; mais ces erreurs pourraient-elles suffire à expliquer les mots énergiques et flétrissants de Cicéron ? Il faut, pensons-nous, adopter comme plus vraie, plus conforme aux mœurs, cette seconde explication de l’Histoire des chevaliers. « On pouvait, d’un cens à l’autre, dissiper sa fortune. »

Rien n’est plus conforme à la vraisemblance, que ce bouleversement des patrimoines même les mieux établis, dans cette société agitée par les secousses les plus violentes, par les mesures les plus inopinées, et les plus despotiquement révolutionnaires. Les partisans de Sylla, de Cinna ou de Marius, de Pompée, de César, d’Antoine ou d’Octave avaient passé successivement, parfois du matin au soir, de l’opulence à la misère ou inversement, avec la plus redoutable facilité. Ainsi on peut s’expliquer aisément, que tel chevalier, riche au moment du classement, fût, avant la fin du lustre, depuis longtemps réduit à la pauvreté. Il est toujours périlleux de courir les aventures politiques en temps de révolution, et beaucoup y étaient amenés par le courant, ou contraints par les circonstances.

Cela devait être vrai, surtout des spéculateurs romains, dont les affaires politiques devaient ébranler fortement le crédit. Nous avons entendu Cicéron l’expliquer à l’occasion de la guerre de Mithridate. Ils pouvaient courir à leur ruine, par une de ces hausses ou de ces baisses subites sur les denrées, dont parlent les historiens, ou même sur les actions, les partes qui pouvaient perdre tout à coup leur valeur, comme elles pouvaient devenir « carissimæ. » Nous disions, en parlant des affaires du Forum, que les naufrages étaient fréquents entre les deux Janus ; cela dut être plus vrai que jamais, dans cette période qui s’étend de Marius à Auguste, et qui fut marquée par les plus affreuses tempêtes politiques et financières.

Bien loin d’être opposable à ceux qui considèrent comme nous, avec M. Belot, les lois romaines comme ayant été constamment et rigoureusement ploutocratiques, le passage énergique de Cicéron est donc pour nous, plutôt comme un rayon très lumineux, projeté sur les mœurs publiques et privées, de ces temps de bouleversements pour les affaires de l’État, aussi bien que pour les fortunes privées.

Les dictatures de fait s’étaient succédé par secousses et soubresauts ; le peuple affolé était condamné à subir, pour vivre, une dictature plus absolue que toutes les autres et plus persistante ; il perdit la liberté dont il avait tenté tous les abus ; il semblait ne pouvoir conserver l’existence que par la servitude. Il devait être comme les esclaves : A servatis servi.

Les publicains, que César avait voulu ramener par des concessions et des faveurs, pressentaient, sans doute, un ennemi redoutable dans cet homme résolu, qui ne devait vouloir, au fond, ni de leurs caprices, ni de leurs abus, ni de leur influence, ni même de leurs conseils, puisqu’il devait tout faire par lui seul dans l’État.

Ils ne se trompaient donc pas, en s’unissant contre les armées du dictateur, aux troupes de son ennemi. C’est César qui le dit lui-même[541] : « Pompée », écrit-il, « avait eu une année entière pour faire ses préparatifs. Aussi avait-il rassemblé une flotte considérable, tirée de l’Asie, des Cyclades, de Corcyre, d’Athènes, du Pont, de Bithynie, de Syrie, de Cilicie, de Phénicie, d’Égypte. Partout on avait construit des navires et levé de grosses sommes sur les princes, les Tétrarques, les peuples libres et les compagnies fermières des impôts dans les provinces dont il était le maître[542]. » Il n’eut pas de peine, sans doute, à obtenir le concours de ses anciens alliés, les financiers romains, et nous savons quelles étaient les ressources de ces compagnies, qui couvraient encore à ce moment, comme un vaste réseau, les riches et nombreuses provinces placées sous les ordres de Pompée.

[541] César, De bell. civ., III, 3-5.

[542] César, De bell. civ., III, 3 et 103.

« Depuis le commencement de la guerre », écrit M. Duruy, « la gêne était générale, le crédit nul : tout le numéraire semblait retiré de la circulation et l’on craignait une abolition générale des dettes, ce qui aurait amené une affreuse perturbation. César recourut à un heureux expédient déjà employé. Il nomma des arbitres pour faire l’estimation des immeubles d’après le prix où ils étaient avant la guerre, et ordonna que les créanciers reçussent tout ou partie de ces biens en payement, après qu’on aurait déduit des créances, les intérêts déjà payés[543]. » Un pareil procédé, que nous avons eu plus haut l’occasion de signaler, en son lieu, ne serait pas plus du goût des créanciers de notre temps, qu’il ne le fut, probablement, du goût des créanciers de Rome ; et cependant, tel était l’état des esprits, que ce furent les débiteurs qui se montrèrent déçus. C’est ce que prouve M. Duruy par une note insérée à la suite du texte que nous venons de transcrire : « Les lettres de Salluste disent que César, en n’abolissant pas les dettes, trompa l’espoir de beaucoup, qui s’enfuirent dans le camp de Pompée, où ils trouvèrent un asile inviolable, quasi sacro et inspoliato fano (Ep. II, 2. Suétone, 42). Cicéron répète plusieurs fois la même chose. »

[543] Duruy, Hist. rom., t. II, p. 257. — Voy. aussi Cicéron, Ad Attic., II, 16 ; 695-59.

Après une première réforme judiciaire de l’an 699-55, en 708-46, César en fit une autre. Il étendait à tous les chevaliers la capacité de juger les causes publiques, et il l’enlevait aux tribuns de la solde. Mais il savait bien qu’il était le maître de tout le monde, et cette nouvelle loi judiciaire, quelque favorable qu’elle fût aux chevaliers, c’est-à-dire aux publicains, ne devait diminuer en rien la sujétion où l’ordre tombait.

Lorsque César fut arrivé définitivement à la domination, il avait changé d’attitude, et l’on sentit bientôt qu’avec lui, le désordre allait céder la place à une discipline rigoureuse, qui ne voulait admettre ni des obstacles ni des limites.

Il nous serait difficile de nous représenter exactement la magnificence des fêtes par lesquelles César inaugura son avènement au pouvoir. Rien ne peut, de notre temps, nous en retracer l’image. Revêtu d’habits magnifiques et sur un char traîné par des chevaux blancs, comme le second fondateur de Rome, en vertu d’un décret spécial du Sénat, il traversa en triomphateur la foule de ce peuple d’origine cosmopolite, qui avait reçu des vivres et des boissons en abondance, et auquel il avait voulu faire goûter les vins et les mets les plus rares : le Chio, le Falerne, et les Murènes tant vantées[544].

[544] On peut voir, dans l’ouvrage de M. Duruy, les détails curieux de cette fête somptueuse, t. II, p. 490.

Il y avait alors 320,000 frumentaires à Rome.

Son char triomphal était escorté par quarante éléphants chargés de lustres étincelants. Des spectacles de toutes sortes furent donnés ; il y eut, dans l’arène, des combats de taureaux sauvages et de lions ; quatre cents lions furent tués en un jour ; puis on ouvrit les écluses du cirque, et l’arène, se transformant en un lac superbe, des galères de Tyr et d’Égypte y livrèrent un combat naval ; il y eut aussi une bataille où les hommes et les bêtes féroces combattaient ensemble ; dans l’une d’elles, on vit s’entretuer 1,000 fantassins, 600 cavaliers et 40 éléphants. César fit enfin, à l’occasion de ce même triomphe, la dédicace de ce temple consacré à Venus genitrix, de laquelle il prétendait descendre, et qu’il avait construit sur le terrain acheté par lui ou par ses amis, plus de vingt millions de francs, pendant la guerre des Gaules, pour en faire un nouveau Forum.

Si l’on eût recherché les origines de ces centaines de millions dépensés en fêtes, pour le plaisir du peuple-roi, que de souffrances et de larmes, on aurait trouvées aux humbles et innombrables sources de ces richesses, qui allaient se ramifiant à l’infini, sur le sol désolé des provinces, pour affluer vers Rome.

Cicéron, auquel il faut toujours revenir, pour reconstituer les traits de ces tableaux, disait, dans son discours sur la loi Manilia : « On ne saurait croire, Romains, tout ce que nous ont attiré de haine, parmi les nations étrangères, les injustices et les passions de ceux que nous leur avons envoyés pour les gouverner. Quel temple croyez-vous donc sacré pour nos magistrats, quelle est la cité qu’ils ont respectée, quelle maison est restée pour eux fermée et suffisamment défendue ? On se demande à quelles villes riches et bien pourvues on pourra chercher querelle pour satisfaire la passion de piller, sous prétexte de guerre[545]… » Et dans une Verrine, il disait encore : « Toutes les nations sont en larmes ; tous les peuples libres font entendre leurs plaintes ; tous les royaumes enfin en appellent de notre cupidité et de nos injustices ; il ne reste plus jusqu’à l’Océan un lieu assez lointain, assez caché pour que, dans notre temps, la passion et l’iniquité des nôtres n’aient pu y pénétrer. Ce n’est plus de la force des armes, ou de la guerre, c’est du deuil, des larmes et des plaintes, que le peuple romain ne peut plus soutenir le fardeau… La République court à sa ruine, si les méchants, soutenus par l’exemple des méchants, restent à l’abri de toutes poursuites et de tout danger[546]. »

[545] Pro lege Manilia, XXII.

[546] Cicéron, Verr., act. II, lib. III, 89.

C’était cependant, une ère d’amélioration qui allait commencer pour les provinces. Montesquieu a dit que de la perte de la liberté à Rome, naquit le salut des provinces. M. Duruy a écrit dans son remarquable chapitre sur les réformes de César : « Au milieu de ces fêtes dont le dictateur payait sa royauté, il n’oubliait pas qu’il avait à légitimer son pouvoir, et que s’il prenait la liberté, il devait donner en échange l’ordre et la paix jusqu’à son consulat ; c’était dans le peuple, puis dans les chevaliers, qu’il avait placé son point d’appui ; pendant son commandement en Gaule et durant la guerre civile, il l’avait pris dans l’armée ; maintenant, il voulait le chercher dans un gouvernement sage et modéré, dans la fusion des partis, dans l’oubli des injures, dans la reconnaissance universelle pour une administration habile et vigilante. » Son succès l’avait rendu hostile à ces débauches de tout genre qu’il avait côtoyées, ou partagées, quand il était l’ami de Catilina ; son génie dominateur lui fit rechercher, par l’autorité de la force, la paix publique devenue nécessaire au salut de l’État, et au maintien de sa propre puissance.

C’est par là, plutôt que par un penchant naturel, qu’il devint le protecteur des provinciaux, car nous savons tout ce qu’il leur avait pris sans scrupules.

Cicéron les avait aimés plus réellement ; son origine, ses alliances l’expliquent, ses discours nous le prouvent. Et cependant il mourut en soutenant, par la parole et par les armes, la cause des chevaliers qui vinrent, par reconnaissance, le défendre sur les degrés du temple de la Concorde, contre les fureurs d’Antoine. D’autre part, César venait de périr sous les poignards des sénateurs qui invoquaient encore, au profit de leur oligarchie, le nom de la liberté, mais qui devaient tomber bientôt à leur tour, sans avoir détruit en même temps que le dictateur, ce qu’ils entrevoyaient en lui, les premiers germes de l’empire.

César avait pris quelques dispositions sur les douanes d’Italie ; il avait ménagé les publicains d’Asie. Octave, héritier de sa politique et de ses pouvoirs, commença comme lui. Il supprima plusieurs impôts et fit ensuite, aux débiteurs de l’État et aux publicains, remise des arrérages dûs au trésor[547].

[547] Appien, V, 30. Dion Cassius, XLIX, 15.

Mais, devenu seul maître, Auguste accentua sans retard sa politique de centralisation absolue. Les publicains ne devaient pas pouvoir opposer de résistance à une pareille force. Leurs sociétés, naguère si vivantes, ces grandes compagnies si puissantes dans l’État, par la foule populaire de leurs participants, par leurs richesses et par leurs abus, allaient étouffer et presque mourir, entre les mailles serrées d’une administration vigilante, présente partout, et impitoyable pour tout ce qui pouvait faire ombrage à la suprématie du maître.

César et Auguste enlevèrent à toutes les classes du peuple romain ce qu’il pouvait y avoir encore d’effectif dans leur rôle politique ; ils ne laissèrent survivre que quelques satisfactions de vanité, qui restèrent comme les insignes et les souvenirs d’une puissance évanouie. Ce peuple, amolli et démoralisé, modela, du reste sans difficulté, ses habitudes et ses goûts sur les désirs de son souverain.

Nous ne saurions mieux faire que de laisser, en terminant, la parole à Émile Belot, pour indiquer la destinée de ce grand corps des chevaliers dont il a, suivant sa propre expression, étudié la physiologie avec une réelle science. « Une révolution dans les mœurs publiques », dit-il, « s’accomplit à Rome du temps de César et d’Auguste. Elle transforma lentement la chevalerie romaine et, de la situation de classe politique et gouvernante, la fit descendre au rôle d’instrument, puis d’ornement de la monarchie. Dans cette longue décadence, la chevalerie perdit peu à peu tout ce qui avait fait sa puissance et sa gloire, et finit par redevenir ce qu’elle avait été à son origine, la corporation religieuse et toute urbaine des chevaliers equo publico[548]. »

[548] Hist. des chevaliers, p. 344.

Tel fut sous le nom de chevaliers, le sort des grands publicains ; les petits employés en subirent le contre-coup, les participes et les actions disparurent pour longtemps du monde des affaires. Il n’est plus question, dorénavant, des partes, de cet appoint fourni par le public, aux grandes œuvres qui ont besoin de ses millions.

Partout ce furent les procuratores, c’est-à-dire les représentants de l’empereur, des fonctionnaires salariés et hiérarchisés, qui prirent en main l’autorité[549]. Tout est fait dans l’État par le maître lui-même ou sous ses ordres. En étudiant les matières sur lesquelles les compagnies de publicains exercèrent leurs spéculations, nous pourrons voir des agents dépendants et salariés remplacer les adjudicataires de l’État, pour les plus importants impôts, ou bien tenir ces adjudicataires sous leurs mains, partout où il en existe encore[550]. Ils obtinrent jusqu’au droit de juger, que Claude leur confia comme délégués impériaux, sur des causes très importantes.

[549] Voy. Humbert, Essai sur les finances, t. I, pp. 188, 202 et 228. Finances et comptabilité de l’Empire. Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, chap. XIV.

[550] Nous savons que, sous Tibère, la perception de l’impôt foncier cessa d’être confiée aux publicains.

« Néron, indigné des vexations des publicains », dit Montesquieu[551], « forma le projet impossible et magnanime d’abolir tous les impôts. Il n’imagina point la régie. Il fit quatre ordonnances… » Ces ordonnances, dont Montesquieu a inexactement interprété le sens, étaient des règlements sur le mode d’exercice des pouvoirs des publicains, comme il en fut rendu d’autres plus tard, dont la législation de Justinien porte la trace ; mais ce ne sont plus que des détails sans intérêt, et qui ne rentrent plus, par leur nature, dans le cadre de l’étude actuelle.

[551] Esprit des Lois, liv. XIII, chap. XIX. Humbert, loc. cit., p. 205.

Pline déclare que, de son temps, c’est-à-dire sous Trajan, les sociétés vectigaliennes n’étaient plus qu’un rendez-vous de vils esclaves affranchis de la veille. Le mot est exagéré sans doute, puisque les publicains sont toujours restés adjudicataires de quelques entreprises importantes, mais il indique que le mouvement de centralisation avait accompli son œuvre. Les publicains sont asservis comme tout le reste de l’ancien État. Il n’en est plus question dans l’histoire politique de Rome, et c’est à peine si quelques textes législatifs viennent déterminer brièvement leurs attributions pour certains cas spéciaux, et organiser à leur égard des mesures de rigueur.

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