Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
2o Loi frumentaire. — Caius Gracchus fit une innovation peut-être plus grave encore que toutes les autres, au point de vue des principes économiques, et des résultats funestes qui se produisirent par la suite, en établissant le droit à un rabais sur les blés, au profit de tout citoyen qui se ferait inscrire pour en bénéficier. Ce fut l’origine des lois sur les frumentaires, de ces lois que nous déclarerions, dans notre langage actuel, tout empreintes du socialisme d’État le plus dangereux.
Cette question des lois frumentaires se rattache spécialement à l’histoire des publicains, par les entreprises de fournitures que nécessitèrent les distributions de vivres, c’est-à-dire indirectement, au point de vue où nous nous plaçons en ce moment ; mais elle est de telle importance dans l’histoire financière et économique de Rome, que nous ne saurions la passer sous silence. Elle fait partie intégrante de l’œuvre révolutionnaire des Gracques.
Ce sont en effet ces droits à l’assistance, créés au profit de la plèbe, qui contribuèrent à réunir dans Rome, les trois cent mille frumentaires redoutés de tous, et dont Sylla, César, Auguste, les maîtres tout-puissants osèrent seuls diminuer le nombre ou arrêter les excès. Et l’on peut dire même, que si Caius Gracchus livra l’État aux abus déjà très graves des publicains, c’est surtout parce qu’il eut besoin d’eux, pour subvenir aux frais de ces distributions de plus en plus ruineuses et difficiles à organiser[376].
[376] Mommsen, Hist. rom., t. V, p. 68.
Sous le couvert de ce droit nouveau à l’alimentation, qu’un abîme sépare de la charité, ces frumentaires devinrent vite la foule des oisifs et des affamés qui parcouraient, à certains jours, les rues de la cité, avec des cris sinistres, demandant du pain et les jeux du cirque, prêts à se vendre au plus offrant, ou à mettre les armes à la main, si on ne les satisfaisait pas, et si on avait l’air de les craindre.
Il fallut le despotisme militaire des empereurs et des prétoriens pour les réduire. C’était la marche naturelle des choses. Les excès d’une démocratie sans frein avaient amené la démagogie, ils devaient rendre inévitable la souveraineté brutale de la force.
Par les distributions de terre, les Gracques avaient voulu appeler vers la campagne les pauvres de Rome, et retenir aux champs ceux qui étaient tentés de les abandonner ; mais en ajoutant, aux attraits de la ville, les distributions gratuites de blé, ils firent bien plus efficacement le contraire ; ils ne firent que redoubler la tendance fatale au délaissement de l’agriculture par le paysan, et accroître la tourbe des prolétaires et des mécontents, qui ne se donnaient pas même la peine de chercher du travail pour vivre honnêtement.
Les lois agraires avaient, en principe du moins, une limite bien établie : celle du domaine privé. Les distributions ne pouvaient en avoir ; elles finirent par dépasser toute mesure.
Le droit à l’assistance, aussi bien que le droit au travail, ce sont là, sous des formes parfois captieuses, des atteintes directes, injustes et périlleuses, portées par l’intermédiaire de l’État, et sous le couvert de l’impôt, à la propriété privée qui doit rester inviolable.
L’impôt ne doit pas être un moyen de prendre à l’un le bien qu’il a légitimement acquis, au prix de son travail personnel ou de l’épargne, pour le donner à un autre qui n’a rien fait pour le mériter ; c’est en cela que consiste le mal du socialisme, avec ses répartitions nécessairement arbitraires, injustes pour le présent, dissolvantes pour l’avenir.
A raison de l’inégalité des mérites, la prétendue égalité des biens imposée par l’État serait la plus choquante et la plus funeste des injustices, si on pouvait un instant la supposer possible dans la société humaine.
En vertu des mêmes principes, sous quelque nom qu’elles se fassent, quand elles prennent la force d’un droit, les distributions gratuites deviennent, d’un seul coup, des primes offertes à la paresse contagieuse et mauvaise conseillère.
Très différente de tout cela, distribuée par les patrons de la gens à leurs clients fidèles, l’antique sportule reposait, avec les mœurs de l’antique cité, sur une communauté de sentiments, d’intérêts, de traditions, d’idées politiques et de culte religieux, sur une réciprocité très effective de devoirs et de services ; elle contribuait à maintenir des groupes familiaux vigoureux, disciplinés, parfois très considérables, et constituant par le fait, une précieuse force de conservation et d’ordre pour l’État.
Rien de semblable n’existait dans la nouvelle sportule. Réclamée comme un droit, payée par nécessité et sans considération de personnes, elle ne devait créer aucun lien de reconnaissance, aucune obligation réciproque ; elle ne pouvait qu’aggraver tous les maux dont l’État était menacé.
Le paupérisme et les malheurs de la plèbe ne disparurent donc pas sous les bienfaits des Gracques. Bien au contraire ; des éléments nouveaux se reconstituaient et se développaient sans cesse, pour augmenter l’armée de la misère. C’est le cercle vicieux de toutes les tentatives socialistes. « Tibérius avait cru appeler à lui le peuple, il souleva la multitude. »
Ce n’était pas assurément le moyen de constituer ce corps puissant et modéré à opposer aux deux aristocraties privilégiées dans le but élevé d’organiser une démocratie durable et égalitaire qui devait, suivant le mot de Velleius Paterculus, s’étendre jusqu’aux Alpes. « Ce que Rome avait été avant les Gracques », dit Duruy, « elle l’était encore vingt ans après ; seulement, il y avait plus de misères avec moins d’espérances[377]. »
[377] Duruy, t. II, p. 155 ; Histoire des Romains, ch. XXII.
Les Gracques succombèrent sous le poids de leur propre révolution. De ce grand mouvement, deux choses surtout restèrent : les distributions de l’annone et l’administration de la justice passée aux mains des chevaliers, en vertu de la loi dont Caius Gracchus fut le promoteur. Après Tibérius, Caius Gracchus fut emporté à son tour, et certains de ses plus chauds partisans, au nombre environ de trois mille, furent massacrés ; d’autres furent jetés en prison et tués sans jugement. Les Gracques morts, le Sénat n’eut qu’un but : effacer par tous les moyens le souvenir de leurs œuvres.