Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
Section II.
De la richesse dans les lois d’ordre public et politique.
La législation politique des Romains devait se conformer à ces tendances et à ces principes, si profondément gravés dans les mœurs de leur vie privée. L’amour égoïste de l’argent finit par l’emporter, là aussi, sur les vertus civiques, qui lui faisaient un contrepoids bien nécessaire.
La prépondérance de la fortune se manifesta, en effet, de bonne heure dans leurs constitutions, et ne cessa de continuer sa marche progressive jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’absorption de toutes choses dans le pouvoir impérial.
Le premier progrès, dans le sens de l’égalité politique, fut un progrès au profit de l’argent, car il consista à passer d’une aristocratie de naissance exclusive et despotique, au régime d’une aristocratie ploutocratique et militaire, plus accessible, mais toujours très privilégiée.
Il n’y a peut-être jamais eu de constitution qui ait poussé plus loin que celle de Servius Tullius, le souci des privilèges politiques et militaires au profit de la fortune. On le sait, le classement des citoyens y est minutieusement réglé par degrés, à raison de leurs patrimoines, et le vote de chacun y a plus ou moins de portée, suivant sa richesse actuelle.
Assurément, dans cette constitution, comme dans toutes celles où la ploutocratie apparaît, le privilège accordé à l’argent se rattache aux qualités intellectuelles et sociales que la fortune implique ou suppose, en les rendant plus faciles à réaliser. Mais la rigoureuse et persistante application de ces idées à Rome, a quelque chose de si particulier, qu’il nous semble exister là un trait de mœurs à signaler, et une cause première à mettre en relief.
Lorsque la constitution de Servius Tullius s’efface, le rôle politique de la fortune ne disparaît pas pour cela. Les censeurs divisent les tribus en sections électorales, où les voix des riches ont encore la prédominance sur celles de la multitude.
Cette influence de l’argent est si incontestablement admise dans la politique romaine, que Cicéron établissait ce qui suit comme hors de contestation, en discutant une loi judiciaire : « Pour choisir un juge, il faut avoir égard à la fortune autant qu’au mérite personnel[50]. » Et Sénèque, plus explicite, disait après lui : « C’est le cens qui élève un homme à la dignité de sénateur ; c’est le cens qui distingue le chevalier romain de la plèbe ; c’est le cens qui, dans les camps, amène les promotions ; c’est d’après le cens qu’on choisit un juge au Forum[51]. »
[50] Cicéron, Philippiques, I, 8.
[51] Sénèque, Controverses, II. Voy. aussi Belot, La révolution économique et monétaire, etc., loc. cit.
Le cens est la base de presque toutes les lois judiciaires, particulièrement de celles dont nous aurons à parler, comme intéressant les publicains, par le choix de ceux qui pouvaient être appelés à les juger. C’est un des points les plus curieux de leur histoire et de l’histoire de la politique romaine tout entière.
César restait fidèle aux mêmes principes, en constituant avec ses centurions une chevalerie militaire jouissant des privilèges politiques. Il leur donnait, avec le grade, le rang équestre, le droit de porter l’anneau d’or, et leur faisait en même temps une libéralité en argent, qui les mettait au niveau de leur classement. Les empereurs renouvelèrent ce système, que les nations modernes ont, à leur tour, vu reparaître aux époques des grandes conquêtes[52]. A Rome, on constitua, parallèlement, une hiérarchie civile sur des bases semblables.
[52] Belot, Histoire des chevaliers, p. 287 et suiv. César, De bello gall., II, 7, 8, 10 ; De bello civ., I, 77. Ovide, Am., III ; El., VIII. Martial, Épigr., VI, 58. Cicéron, Verr., II, lib. III, 80. Suétone, Caligula, 38.
Enfin quand la démagogie militaire vint porter le trouble dans les comices et supprimer les vieilles institutions, soit par la fraude éhontée, soit à l’aide de la corruption et de la vénalité pratiquées ouvertement, l’argent exerça, par la force des choses, une puissance plus effective et plus absolue que jamais.
C’est qu’en effet, l’organisation politique des Romains aurait dû se modifier avec le temps. Établie pour une petite cité où régnaient des traditions respectées et des mœurs austères, elle devint bientôt tout à fait insuffisante. Les grandes magistratures livrées au suffrage des comices, les lois votées directement par le peuple, furent fatalement l’occasion de désordres et de scandaleux trafics. Ni le sentiment patriotique, ni celui de l’importance des actes qu’ils avaient à accomplir par leurs votes, ne devaient pouvoir soustraire les besogneux et les gens sans principe, qui allaient en se multipliant tous les jours, à l’influence des riches en quête de suffrages. Les privilèges accordés légalement à la fortune, et la puissante organisation des spéculateurs, ne pouvaient qu’augmenter encore ces dangers.
Tels étaient, dans les lois politiques anciennes, les vices qui devaient s’aggraver avec la décadence des mœurs, avec l’avilissement de la plèbe et ses développements imprévus, enfin avec l’accroissement des richesses, dont les publicains et les ambitieux de toutes les classes savaient user et abuser sans scrupules.