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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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§ 2. — Les Basiliques.

Si l’on examine les textes de Tite-Live que nous venons d’indiquer, à l’occasion des tabernæ argentariæ, on pourra remarquer une circonstance très importante à nos yeux : c’est que les premières basiliques qui furent construites, l’une par Caton l’Ancien, en 570-184, l’autre par Sempronius, le père des Gracques, en 583-171, le furent en même temps que l’on augmentait le nombre des Tabernæ. Pour ces deux monuments, l’un appelé Basilica Porcia, l’autre Basilica Sempronia, Tite-Live paraît vouloir établir une évidente connexité, entre les deux sortes de constructions. « Quatuor Tabernas in publicum emit, basilicamque ibi fecit », dit-il pour la première. De même pour la seconde. « Lanienasque et tabernas conjunctas in publicum emit, basilicamque faciendam curavit, que postea Sempronia appellata est[575]. »

[575] Tite-Live, XLIV, 16.

C’est aussi aux environs du séjour des banquiers que fut élevée, vers la même époque (575-179), la Basilica Fulvia ; et Tite-Live ne néglige pas non plus, cette fois, de rattacher les unes aux autres, ces deux espèces de constructions : « Basilicam post argentarias novas et Forum piscatorium circumdatis tabernis quas vendidit in privatum[576]. »

[576] Tite-Live, LX, 51.

C’est qu’en effet, les banquiers, les tabernæ argentariæ, et les basiliques, tout cela se lie intimement.

Sans doute les basiliques servaient, en partie, de lieu de réunion et de promenade au public, mais pas principalement ; il y avait pour cela, plus spécialement, les portiques et les jardins ; l’objet essentiel des basiliques était le même que celui de nos bourses modernes : le commerce et, particulièrement, le commerce de l’argent, antérieurement à l’Empire.

C’est dans une basilique, peut-être la basilique Porcia[577], que Plaute place ceux qui stipulantur ; les autres financiers, ainsi que les mensæ des argentarii, sont dans le voisinage, vers le lieu où vont se construire bientôt après les nouvelles basiliques.

[577] Nous disons peut-être, parce que, d’après Tite-Live, c’est en 570-184 que fut construite la basilique Porcia, et que quelques auteurs fixent la mort de Plaute un an après seulement, en 571-183.

Nous ne pensons pas qu’il reste un doute sur la destination de ces monuments, si on se rappelle le texte de Vitruve et les judicieuses observations d’Ampère que nous avons rapportés plus haut[578], et par lesquelles nous nous sommes considérés comme définitivement fixés à cet égard.

[578] Ampère, L’Histoire romaine à Rome, p. 268. Le savant écrivain semble indiquer la basilique Fulvia, comme n’étant pas des plus anciennes, alors que, d’après Tite-Live, du moins, elle a été construite en 575 (Urb. cond.) c’est-à-dire cinq ans après la basilique Porcia, et huit ans avant la basilique Sempronia. — Parker, Forum romanum et magnum, p. 40, parle, en outre, d’une Basilica argentaria, et de la Basilique Opimia, qu’il fait dater du consulat d’Opimius (loc. cit., 121). On peut trouver d’autres indications sur les basiliques, aux pages 49, 70, 74 et 100 du même ouvrage. — Voy. aussi le grand ouvrage de Jordan, Forma urbis Romæ. Berlin, 1873, p. 25 à 32, et Rodolfo Lanciani, Ancient Rome in the light of recent discoveries. Londres, 1889. — Vitruve, V, 1. — Voy. supra, chap. II, sect. III, p. 180.

On a conservé des médailles et des pierres gravées, représentant les dispositions caractéristiques des basiliques, et l’on retrouve aujourd’hui, à n’en pas douter, leurs traces, leurs murs et leurs colonnades, non seulement à Rome, mais même dans certaines villes de province, où le commerce s’était particulièrement développé[579].

[579] Notamment à Pompéi. Voy. les plans reproduits au Dictionnaire de Daremberg et Saglio, vo Basiliques, article de M. J. Guadet. Il y en existait aussi à Otricoli, à Herculanum, à Trèves, etc. Il faut ajouter que ce nom de basiliques fut donné quelquefois à des monuments admirés pour leur richesse, mais qui avaient d’autres destinations. Il est question, sur une inscription, de basilica equestris exercitoria ; cependant le nom est réservé, d’ordinaire, aux édifices dont nous nous occupons en ce moment. On trouvera, à la suite du même article très intéressant, une abondante bibliographie de la matière.

Il est probable disions-nous, que le nom de basilique a été tout simplement emprunté à la langue grecque, où l’on désignait sous ce nom, le même genre de monuments. Peut-être en était-il ainsi, parce qu’il y avait, à Athènes, une sorte de portique public où l’archonte-roi rendait la justice, et que, pour cette raison, on appelait ἡ τοῦ Βασιλέως στοά.

On a avancé que ce nom majestueux avait été adopté parce qu’il désignait le lieu où devait se réunir le peuple-roi. Cette manière de voir a été peut-être celle des anciens Romains ; elle serait, en tout cas, très conforme à leurs sentiments d’orgueil patriotique. On peut dire, que si ce n’est pas là ce qui a suscité cette dénomination très pompeuse pour une promenade publique, c’est du moins ce qui a dû contribuer à la faire aimer, à la répandre, et à la conserver dans le langage de Rome, la cité reine.

Vitruve, dans la continuation du texte cité plus haut, donne des indications précises sur le mode de construction des basiliques ; il en résulte que c’étaient des monuments très analogues à la bourse de Paris, et à bien d’autres, et aussi à certaines églises de Rome, où le nom de basilique s’est conservé, nous l’avons remarqué, malgré le changement complet de la destination.

Il paraît, cependant, que dans la galerie à colonnes du premier étage, supportée par la colonnade du rez-de-chaussée, à l’intérieur, on élevait assez ce qui est pour nous l’accoudoir, pour que ceux qui se promenaient dans ces galeries ne fussent pas vus de ceux qui s’occupaient de leurs affaires dans le bas. Ici encore, Vitruve ne parle que de gens qui s’occupent d’affaires[580].

[580] Voici la suite du texte de Vitruve : « Leur largeur doit être, au moins, du tiers de leur longueur, de la moitié au plus, à moins que le terrain ou un obstacle ne permette pas d’observer cette proportion. Si l’espace était beaucoup plus long, on ferait, aux deux extrémités, des chalcidiques semblables à ceux de la basilique Julia Aquiliana. Les colonnes des basiliques auront une hauteur égale à la largeur des portiques, et cette largeur correspondra à la troisième partie de l’espace du milieu. Les colonnes du haut doivent être, comme je l’ai dit, plus petites (d’un quart) que celles du bas. La cloison (pluteum), que l’on fera entre les colonnes du premier étage (ou, selon d’autres textes, entre les colonnes du premier et du deuxième rang, inter inferiores superiores que columnas), sera d’un quart moins haute que ces colonnes, afin que ceux qui se promènent dans les galeries supérieures de la basilique ne soient pas vus des personnes qui s’occupent en bas de leurs affaires. » Vitruve construisit lui-même une basilique à Fano, mais il n’y a pas appliqué toutes les règles qu’il donnait dans son ouvrage, comme des principes généraux. On semble y être resté plus fidèle dans les basiliques et dans les bourses construites de notre temps.

M. J. Guadet, au savant article duquel nous empruntons beaucoup de détails que nous donnons ici, et qui en fournit d’autres très intéressants, fait remarquer que « Vitruve ne parle nulle part d’une abside, et qu’il n’en est question dans aucun des auteurs qui se sont occupés des basiliques. Cependant », ajoute-t-il, « comme une des principales destinations de ces édifices était d’abriter les juges et les plaideurs, le tribunal devait avoir une place à part. » Nous ferons remarquer que Vitruve est logique dans son silence à cet égard, car il ne parle ni de juges ni de plaideurs comme hôtes ordinaires des basiliques, mais uniquement des commerçants et des gens qui y font leurs affaires.

« A la basilique de Pompéi », observe encore M. Guadet, « la place des juges est très nettement indiquée, à l’extrémité du monument, par une importante tribune carrée, élevée au-dessus du sol, environ à hauteur d’homme, et faisant face à l’entrée. »

Nous ne nous étonnons nullement de voir dans une ville de province, la bourse et le tribunal, particulièrement celui des édiles, juges des marchés, dans le même monument. Il en est encore très fréquemment ainsi dans nos grandes villes de France. Bourse et tribunal de commerce y sont fréquemment réunis sous le même toit. A Rome, au contraire, on avait construit les basiliques sans se préoccuper du tribunal. Comme à la Bourse de Paris, la pensée dominante pour chacune d’elles était celle du parloir ou marché public ; et c’est pour cela qu’on n’y trouve pas de place spécialement réservée à l’administration de la justice ; probablement, elle s’y réfugiait quelquefois, lorsque les intempéries la chassaient de son tribunal du Forum.

La basilique Porcia, de Porcius Caton, était au nord-est du Forum ; elle fut détruite par un incendie occasionné par les funérailles de Clodius. C’est du même côté que fut édifiée, cinq ans après, la basilique Fulvia, appelée aussi Æmilia, et, huit ans plus tard, la basilique Sempronia, au sud-ouest du Forum[581], à peu près en face de la basilique Porcia.

[581] Ampère, op. cit., p. 275 et 592.

En 600-154, c’est-à-dire à peine quinze ans après, une quatrième basilique s’élevait encore au nord du Forum : c’était la basilique Opimia. Paul-Émile fit une nouvelle basilique Æmilia, qui était peut-être une reconstitution de l’ancienne[582], et enfin César en commença une autre dans des conditions assez singulières rapportées par Appien[583], et qui fut achevée par Auguste. On voit à Rome les restes de cette basilique Julia et ceux de la basilique Ulpia, construite plus tard sous Trajan. Plusieurs autres furent élevées sous l’Empire[584].

[582] Cicéron, Ad Attic., IV, 16.

[583] Appien, G. Civ., II, 26. Voy. aussi Vell. Pat., II, 48 ; Valère-Maxime, t. IX, 6.

[584] John Henry Parker, dans son Forum romanum et magnum, parle d’une autre basilique appelée Hostilia. A ce sujet, Cicéron, dans la lettre où il parle des soixante millions de sesterces qui nous ont donné beaucoup à penser, s’exprime ainsi : « Paullus in medio foro basilicam jam pœne texuit iisdem antiquis columnis ; illam autem, quam locavit, facit magnificentissimam. Quid quæris ? Nihil gratius illo monumento, nihil gloriosus. Itaque Cæsaris amici (me dico et Oppium, dirumparis licet) in monumentum illud, quod tu tollere laudibus solebas, ut Forum laxaremus, et usque ad atrium Libertatis explicaremus contemsimus sexenties HS : cum privatis non poterat transigi minore pecunia. Efficiemus rem gloriosissimam. Nam in campo Martio septa tributis comitiis marmorea sumus et tecta facturi ; eaque cingemus excelsa porticu ; ut mille passuum conficiatur. Simul adjungetur huic operi villa etiam publica. » Ad Attic., IV, 16, in fine.

Ces édifices justifiaient presque tous leur nom, par la majesté de leur aspect et la richesse de leur construction. On y prodiguait les colonnes et les statues faites du marbre le plus précieux. Pour quelques-uns la toiture était tout entière en bronze, et les peintures artistiques concouraient, avec les sculptures, à l’élégance et à l’éclat de ces monuments, élevés, le plus souvent, par les opulents personnages qui voulaient acheter ainsi les faveurs de la foule ou illustrer leur nom. Mais la faveur du peuple rapportait tant, qu’on ne la payait jamais trop cher. Voilà pourquoi le Forum s’embellit peu à peu déjà sous la République, de superbes monuments, dont les dernières fouilles nous ont rendu les débris.

Ainsi, les lieux de rendez-vous ne manquaient pas aux spéculateurs, et il est probable qu’ils se groupèrent dans les basiliques, comme ils l’avaient fait anciennement dans le Forum, qu’ils s’y classèrent de la même façon, et y choisirent leur lieu de réunion ordinaire. Malheureusement, nous n’avons plus le Choragus de Plaute, pour nous guider à travers ces groupes, qui eussent été, sans doute, de plus en plus intéressants à connaître. Les affaires furent en se développant, sous la République, jusqu’à comprendre celles de l’univers entier qui s’y centralisaient ; et tout cela s’accomplissait au milieu d’une population d’origine, de langage et de costumes, d’intérêts et d’aspects cosmopolites. Mais l’empire bouleversa tout.

Nous pourrions donner de bien plus nombreux détails sur le Forum et les basiliques, qui sont étudiés, de nos jours, avec un soin et un esprit critique vraiment admirables ; mais ce serait entrer dans les domaines de l’art ou de l’archéologie, qui ne sont pas les nôtres.

Ce sont surtout les hommes d’affaires qui les ont fréquentés en foule jusqu’à l’empire, qui nous intéressent ici.

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