Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire
§ 1er. — Caractères généraux de la banque et des banquiers de Rome ; leurs dénominations.
Les banquiers, à proprement parler, c’est-à-dire ceux qui font profession de trafiquer sur l’argent, l’or, les monnaies et les valeurs d’échange, en général, devaient être fort nombreux à Rome, si l’on en juge par la série extraordinaire de noms qui ont servi à les désigner. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que leurs opérations furent de natures très diverses.
On commença évidemment par organiser instinctivement le commerce du change des valeurs métalliques, accompagné de l’appréciation des métaux, dans les boutiques du Forum. Mais dès que les relations de Rome s’étendirent vers l’Orient, le marché fut envahi, non seulement par les pratiques et les usages de la banque établis depuis longtemps en Grèce, mais par les Grecs eux-mêmes, qui en avaient l’expérience et le goût.
C’est pour cela, certainement, que les divers procédés de la spéculation reçurent des noms grecs, et que les spéculateurs eux-mêmes furent appelés du nom générique de Grecs, Græci. Peut-être finit-on par prendre ce nom en mauvaise part, comme on disait, dans un autre sens, Græculi[255]. C’est justement ce qui s’est produit chez nous, pour ce nom de Grecs et pour quelques autres, à l’occasion de ces mêmes affaires d’argent.
[255] Cicéron, Ad Quintum, I, 1. « Fallaces sunt permulti et leves… Ipsis diligenter cavendæ sunt quædam familiaritates, præter hominum perpaucorum qui sunt vetere Græcia digni. »
Les banquiers furent essentiellement des manieurs d’argent, dans tous les sens du mot, et nous ne pouvions les laisser de côté dans cette étude. Mais ils ne constituèrent pas, comme les publicains, un État dans l’État ; aussi n’aurons-nous que peu de choses à rapporter sur ce que nous appelons leur histoire externe, c’est-à-dire sur les événements de l’histoire romaine qui se rattachent à leurs opérations.
Il existe, au contraire, des documents fort nombreux sur leur histoire interne, c’est-à-dire sur le fonctionnement de leur institution, considérée en elle-même.
Nous pourrons, en conséquence, entrer dans certains développements, soit ici, pour indiquer le rôle qu’ils ont dû jouer dans le monde romain, à raison de la nature de leurs spéculations ; soit ultérieurement, si nous cherchons à déterminer en détail, les règles juridiques qui concernent leurs rapports entre eux, avec le public, ou celles qui régissent leurs sociétés.
Incontestablement, ce qui a fait la force des publicains, c’est leur organisation en grandes sociétés de capitaux. A la vérité, les sociétés formées par les banquiers ont été nombreuses, intéressantes à étudier de près, elles ont été l’objet de dispositions spéciales de la loi ou de la jurisprudence ; mais il y avait une raison pour qu’elles n’atteignissent jamais le même degré de puissance. C’est la loi romaine du droit commun sur les sociétés qui, en continuant à les régir en principe, empêcha certainement les institutions de crédit de prendre, comme chez nous, leur essor.
Nous avons vu que l’État s’était réservé, instinctivement ou par principe, peu nous importe ici, mais très réellement en fait, le monopole des grandes opérations, et nous avons indiqué le moyen très simple qu’il avait adopté pour cela. Il avait fait de la liberté d’association un privilège dont il restait le maître. Or, les banquiers étaient des spéculateurs privés. Même d’après les opinions les plus avancées à cet égard, s’ils eurent un caractère public, ce ne fut que d’une manière accessoire, secondaire ou exceptionnelle ; et c’est pour cela qu’ils ne purent pas bénéficier des moyens d’organisation nécessaires pour faire fonctionner des opérations étendues, comme le font de notre temps les banques nationales, et les grandes sociétés de crédit. Assurément ils avaient à côté d’eux des sociétés de publicains aussi largement organisées que nos grandes compagnies, et qui auraient pu leur servir de stimulant ou de modèle, mais il ne leur était pas permis, par le droit, d’étendre aussi loin leur ambition.
Les publicains tenaient leur mission de l’État. En se portant adjudicataires des impôts, des travaux publics ou des fournitures (redemptio, locatio censoria), ils achetaient, en même temps que l’entreprise, nous l’avons démontré, le droit de l’exploiter en dehors de la loi commune et avec des actionnaires.
L’État n’avait pas songé à se faire banquier, ni à organiser des sociétés de banques privilégiées, ni à mettre les entreprises de la banque en adjudication, comme il le faisait pour tant d’autres choses. Les banquiers durent se contenter, quand ils voulurent étendre leurs affaires, de la petite société privée avec son jus fraternitates, qui soumettait tout au caprice ou à la mort de chacun des associés.
Sans doute, les publicains auraient pu faire la banque, et l’organiser sur de larges bases, puisqu’ils avaient les moyens légaux de réunir les capitaux nécessaires. Ils la firent, en effet, parfois, en mettant à profit les ressources de leur puissante organisation. Nous verrons même que Sylla leur fut favorable, de ce côté, tout en voulant les frapper à la tête, sur leur domaine de prédilection, l’Asie ; car eux seuls furent assez riches pour se faire les banquiers des pauvres provinciaux dont Plutarque nous a retracé les misères. Dans cette circonstance, ils augmentèrent inopinément les bénéfices espérés de leur entreprise principale, l’adjudication des impôts. Rien n’indique que le fait se soit produit ailleurs avec les mêmes développements.
Nous constaterons cependant que Cicéron et Pompée se servaient des publicains de Grèce, pour faire de considérables dépôts d’argent.
Toutes ces indications et bien d’autres, pourraient donner à penser, en réalité, que c’est par les publicains que se firent les plus grandes opérations de banque de l’antiquité. Mais ce n’était pas là le principal objet de leurs associations ; leur spéculation essentielle devait porter sur l’entreprise qu’ils s’étaient fait adjuger, et qui devait suffire à absorber d’ordinaire leurs capitaux et leurs soins.
Nous ne pourrons donc trouver de grandes associations spécialement affectées aux opérations de banque, ni chez les publicains, ni chez les banquiers ordinaires. Nous n’en trouverons pas chez les publicains, par la raison que nous venons de donner : ils avaient la possibilité légale et les moyens d’agir, mais ils avaient un autre objet à réaliser. Nous n’en trouverons pas dans les banques ordinaires, parce qu’elles n’avaient ni la vitalité légale nécessaire, ni les moyens de s’étendre jusqu’aux sociétés de capitaux.
Mais, en revanche, que de fonctions nombreuses et variées ces manieurs d’argent ont dû exercer pour en retirer un profit plus ou moins exagéré, suivant leur valeur morale très diverse, ou la situation qu’ils occupaient, jusque sur les degrés les plus extrêmes de l’échelle sociale.
Plus occupés que les nôtres du change métallique, à cause du peu de fixité et de la variété des valeurs monétaires, surtout dans les temps anciens, ils ont été beaucoup moins avancés qu’eux pour le maniement des fonds par les titres ; ils ne connaissaient, quoi qu’en aient pu dire des juristes autorisés, ni la lettre de change, du moins avec la clause à ordre, ni les valeurs au porteur proprement dites[256].
[256] Voy. Caillemer, Antiquités juridiques d’Athènes.
Les Romains ne pratiquèrent pas la monnaie fiduciaire, ils ne firent que des monnaies faussées.
Malgré ces infériorités et ces lacunes, l’intervention des banquiers dans les affaires d’argent paraît avoir été peut-être plus usuelle encore que de notre temps, pendant les derniers siècles de la République romaine.
On a cherché à grouper les noms très nombreux donnés à ceux qui spéculaient sur la monnaie et les valeurs[257]. Mais il nous paraît que l’on doit agir très prudemment à cet égard.
[257] Voir notamment les thèses de doctorat de MM. Da, Paris, 1877 ; Cruchon, Paris, 1878 ; Chastenet, Paris, 1882 ; Taudière, Poitiers, 1884, — Voy. aussi Guillard, Les banquiers athéniens et romains. Et dans l’ancienne littérature de notre pays, Saumaise, De Fœnore trapezitico, 1640.
D’abord, les mêmes hommes devaient pouvoir joindre à leur titre générique de banquiers argentarius ou mensularius, des qualifications variées. Nous croyons, en d’autres termes, qu’il y avait, dans cette diversité de noms, du moins en principe et sauf exceptions[258], des dénominations de fait et de langage usuel, plutôt qu’un système de classification juridique ou légale.
[258] Voy. Dictionnaire de Daremberg et Saglio, vo Argentarii, article de E. Saglio, et pour les questions de droit, eod. vo, article Humbert. — Mommsen, Hist. de la monnaie romaine, III, p. 172, liv. Ier de la traduction Blacas ; et Fr. Lenormant, La monnaie dans l’antiquité. Paris, 1879.
Voici les principales dénominations que l’on trouve dans les textes romains littéraires ou juridiques.
Et d’abord les désignations qui semblent être génériques sont celles de mensularii, d’argentarii, de trapezitæ, danistæ, auxquelles on joignait, suivant les cas et les spécialités, celles de locatores, venditores, mercatores, ærarii et même vascularii et fabri, surtout dans les temps anciens, où la monnaie se confondait presque avec les métaux qui servaient à la faire.
Le nom de collybistæ se réfère plus spécialement à des opérations de change, celui de nummularii aux opérations sur les monnaies métalliques, celui de probatores aux opérations de contrôle, celui de fœneratores aux avances de fonds.
D’autres dénominations similaires, dont quelques-unes ont été empruntées aux Grecs, se retrouvent encore dans les textes, ainsi que l’expression même de Græci, qui nous ramène, sinon à l’origine, du moins à l’époque du premier développement des banques de Rome[259].
[259] Voici quelques dénominations qui s’appliquent, d’après les écrivains latins, à ceux dont nous parlons, en sus de celles que nous indiquons au texte : « Argenti structores, locatores, mercatores, hemerodanistæ, cernatistæ, argenti spectatores, probatores, æsculatores, zigostates, campsores, cambiatores, bancarii. » Voir le classement de M. Cruchon, loc. cit., qui contient d’autres expressions équivalentes, et quelques-unes aussi qui s’en éloignent trop.