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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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§ 6. — Lucius Lucullus, Pompée, les publicains d’Asie (683-71).

Sylla, après avoir vaincu et désarmé, pour quelque temps, Mithridate, était revenu à Rome, où nous l’avons suivi dans ses œuvres dictatoriales, laissant, pour gouverner l’Asie en apparence soumise, Lucullus son lieutenant. Il avait imposé aux vaincus de lourdes charges, et les publicains, excités par le désir de la vengeance contre les Asiatiques, autant que par leurs instincts de rapacité ordinaire, avaient pensé pouvoir se montrer sans pitié envers ces derniers. Ils se croyaient suffisamment soutenus par l’indignation et la colère qu’avait laissé au cœur des Romains de toutes les classes, le souvenir des horribles débuts de la guerre, et se considéraient comme à l’abri de tout contrôle.

Mais Lucullus ne voulut pas accepter la responsabilité de leurs violentes représailles. Il se montra rigoureux pour les abus et les crimes des publicains. Ceux-ci ne devaient pas le lui pardonner. Ils poursuivirent, dès lors, avec acharnement contre lui, sa disgrâce. « Soutenus par l’ancien tribun Quintius, alors préteur, ils lui enlevaient à Rome son commandement et faisaient décréter le licenciement d’une partie de ses troupes[495]. » Nous allons voir, cependant, si Lucullus n’avait pas raison d’intervenir.

[495] Duruy, Hist. rom., chap. XXV : Pompée.

Plutarque nous donne, à cet égard, quelques détails saisissants ; nous les reproduirons dans le pittoresque langage de son traducteur Amyot[496]. « Lucullus s’en alla visiter les villes de l’Asie, afin que, pendant qu’il n’était point occupé aux affaires de la guerre, elles eussent quelque soulagement des loix et de la justice : car à faute que de longtemps elle n’y avait point été administrée, ni exercée, la pauvre province était affligée et oppressée de tant de maux et de misère, qu’il n’est homme qui le peust presque croire, ni langue qui le sceut exprimer, et ce par la cruelle avarice des fermiers, gabelleurs et usuriers romains, qui la mangeaient et la tenaient en telle captivité, que particulièrement et en privé, les pauvres personnes étaient contraintes de vendre leurs beaux petits enfants et leurs jeunes filles à marier, pour payer la taille, et l’usure de l’argent qu’ils avaient emprunté pour la payer, et publiquement en commun, les tableaux dédiés aux temples, les statues de leurs dieux et autres joyaux de leurs églises, encore à la fin étaient-ils eux-mêmes adjugés comme esclaves à leurs créanciers, pour user le demeurant de leurs jours en misérable servitude, et pis encore était ce qu’on leur faisait endurer avant qu’ils fussent ainsi adjugés ; car ils les emprisonnaient, ils leur donnaient la gehenne ; ils les détiraient sur le chevalet ; ils les mettaient aux ceps et les faisaient tenir à découvert tout debout en la plus grande chaleur d’esté au soleil, et en hiver dedans la fange ou dessus la glace, tellement que la servitude semblait un relèvement de misères et repos de leurs tourments. Lucullus trouva les villes de l’Asie pleines de telles oppressions, mais en peu de temps il en délivra ceux qui à tort en étaient affligés… De même pour l’argent… Cette surcharge d’usure était procédée de vingt mille talens qui sont douze millions d’or (plus de 93 millions de francs), en quoi Sylla avait condamné le pays de l’Asie, laquelle somme ils avaient bien payée déjà deux fois aux fermiers et gabelleurs romains, qui l’avaient fait monter en amassant et en accumulant toujours usures sur usures, jusques à la somme de six vingt mille talens, qui sont soixante-douze millions d’or (plus de 560 millions de francs). Parquoy ces gabelleurs et fermiers s’en allèrent crier à Rome contre Lucullus, disant qu’il leur faisait le plus grand tort du monde, et à force d’argent suscitèrent quelques-uns des harangueurs ordinaires à l’encontre de lui ; ce qui leur était aisé à faire, pour autant mesmement qu’ils tenaient en leurs papiers plusieurs de ceux qui s’entremettaient des affaires à Rome. »

[496] Plutarque, Lucullus, trad. Amyot, nos 35 et 36, t. V, p. 111.

Lucullus réduisit les intérêts au taux légal de un pour cent par mois. Il annula tous les intérêts échus qui dépassaient le capital primitif. Il défendit, sous peine de déchéance pour le créancier, d’exiger les intérêts composés. « En moins de quatre ans, ces règlements firent rentrer les Asiatiques dans leurs biens[497]. » Or, parmi les « harangueurs ordinaires s’entremettant des affaires à Rome, et que les gabelleurs et fermiers, c’est-à-dire les publicains, tenaient en leurs papiers », se trouvait, il faut bien le dire, au premier rang Cicéron ; on ne manqua pas de l’utiliser pour se venger des sévérités de Lucullus.

[497] Voy. Plutarque, Lucullus, no 20. Belot, Hist. des chev., p. 180.

En conséquence, après avoir commandé, pendant sept années, l’Asie Mineure avec fermeté et justice, après avoir remporté plusieurs victoires sur Tigrane et sur Mithridate, Lucius Lucullus fut rappelé contre son gré à Rome en 686-68 ; et, à la suite du brillant discours de Cicéron pro lege Manilia, on lui refusa le commandement d’une nouvelle guerre qui s’annonçait en Asie, et dont il espérait être le général en chef.

Ce fut sur la demande des chevaliers, ainsi que l’orateur le déclare lui-même, sans se rendre compte peut-être de toutes les odieuses passions qu’il servait, que la préférence fut donnée à Pompée dans les comices (687-67). « Tous les jours », dit Cicéron, « on apporte de cette province des lettres écrites à des chevaliers romains de la plus haute distinction, qui ont des sommes considérables engagées dans l’exploitation de vos revenus (quorum magnæ res aguntur, in vestris vectigalibus exercendis occupatæ), et qui, à cause des liens étroits qui m’attachent à l’ordre équestre, m’ont confié la tâche de conjurer les périls qui menacent les intérêts de la République et les leurs[498]. »

[498] Pro lege Manilia, II.

Lucullus resta en disgrâce ; Pompée fut choisi pour commander l’armée d’Asie. C’était l’homme des publicains, du moins ceux-ci le croyaient. Il devait être indulgent pour leurs exactions, lui qui avait trafiqué par millions dans tous les pays où l’avait amené la destinée, et qui s’était fait ainsi une immense fortune, par tous les moyens, quoiqu’on l’appelât l’honnête homme. Les publicains satisfaisaient du même coup leurs rancunes pour le passé, et leurs convoitises pour l’avenir.

Nous laisserons les événements militaires se poursuivre avec Pompée en Asie, et, pour reprendre notre histoire des manieurs d’argent, nous fixerons notre attention sur certains passages de ce discours pro lege Manilia, qui peuvent compter, à notre point de vue, parmi les documents les plus certains et les plus concluants du sujet.

Pour n’être pas tentés d’assouplir, plus qu’il ne le faudrait, le texte latin au langage de notre monde financier moderne, ou plutôt pour n’être pas suspectés de l’avoir fait, en présence d’un exposé que l’on croirait écrit de nos jours, nous suivrons, pour les passages transcrits en français, la traduction de M. Nisard. Nous reprendrons les expressions latines elles-mêmes, sur les points où devront porter nos observations.

Dans son discours, Cicéron, après avoir annoncé qu’il parle comme mandataire des chevaliers et des publicains, démontre qu’il faut assurément les défendre pour eux-mêmes, mais que l’intérêt général l’exige plus encore parce que, de la prospérité de leurs affaires, dépend directement celle du peuple tout entier. Il entre, à cet effet, dans des considérations très caractéristiques de l’organisation financière de Rome ; il le fait dans des termes précis et avec une force de raisonnement simple et pratique, qui pourraient servir encore de modèle, en semblable occurrence, aux orateurs politiques et aux économistes contemporains.

C’est ce qui explique, et qui nous fera pardonner, nous l’espérons, la longueur des extraits que nous empruntons à cette célèbre harangue[499].

[499] Pro lege Manilia, nos VI et VII : « Quanto vos studio convenit, injuriis provocatos, sociorum salutem una cum imperii vestri dignitate defendere, præsertim quum de vestris maximis vectigalibus agatur ? Nam ceterarum provinciarum vectigalia, Quirites, tanta sunt, ut iis ad ipsas provincias tutandas vix contenti esse possimus ; Asia vero tam opima est et fertilis, ut et ubertate agrorum, et varietate fructuum, et magnitudine pastionis, et multitudine earum rerum, quæ exportantur, facile omnibus terris antecellat. Itaque hæc vobis provincia, Quirites, si et belli utilitatem et pacis dignitatem sustinere vultis, non modo a calamitate, sed etiam a metu calamitatis est defendenda. Nam ceteris in rebus quum venit calamitas, tum detrimentum accipitur ; at in vectigalibus non solum adventus mali, sed etiam metus ipse affert calamitatem. Nam quum hostium copiæ non longe absunt, etiamsi irruptio facta nulla sit, tamen pecora relinquuntur, agricultura deseritur, mercatorum navigatio conquiescit. Ita neque ex portu, neque ex decumis, neque ex scriptura vectigal conservari potest : quare sæpe totius anni fructus uno rumore periculi, atque uno belli terrore amittitur.

» Quo tandem animo esse existimatis aut eos, qui vectigalia nobis pensitant, aut eos, qui exercent aut exigunt ; cum duo reges cum maximis copiis prope adsint ? Quum una excursio equitatus perbrevi tempore totius anni vectigal auferre possit ? Quum publicani familias maximas, quas in salinis habent, quas in agris, quas in portubus atque custodiis, magno periculo se habere arbitrentur ? Putatisne vos illis rebus frui posse, nisi eos, qui vobis fructuosi sunt conservaveritis, non solum, ut antea dixi, calamitate, sed etiam calamitatis formidine liberatos ?

» Ac nec illud quidem vobis negligendum est, quod mihi ego extremum proposueram, quum essem de belli genere dicturus, quod ad multorum bona civium Romanorum pertinet, quorum vobis, pro vestra sapientia, Quirites, habenda est ratio diligenter. Nam et publicani, homines et honestissimi et ornatissimi, suas rationes et copias in illam provinciam contulerunt, quorum ipsorum per se res et fortunæ curæ vobis esse debent. Etenim si vectigalia nervos esse Reipublicæ semper duximus ; eum certe ordinem, qui exercet illa, firmamentum ceterorum ordinum recte esse dicemus. Deinde ceteris ex ordinibus homines gnavi et industrii partim ipsi in Asia negotiantur, quibus vos absentibus consulere debetis ; partim sua et suorum in ea provincia pecunias magnas collocatas habent. Erit igitur humanitatis vestræ, magnum eorum civium numerum calamitate prohibere ; sapientiæ videre multorum civium calamitatem a Republica sejunctam esse non posse. Etenim illud primum parvi refert, vos publicanis amissa vectigalia postea victoria recuperare. Neque enim iisdem redimendi facultas erit, propter calamitatem, neque aliis voluntas, propter timorem. Deinde quod nos eadem Asia, atque idem iste Mithridates initio belli Asiatici docuit, id quidem certe calamitate docti memoria retinere debemus : nam tum, quum in Asia res magnas permulti amiserant, scimus Romæ solutione impedita fidem concidisse. Non enim possunt una in civitate multi rem atque fortunas amittere, ut non plures secum in eadem calamitatem trahant. At quod ipsi videtis : hæc fides atque hæc ratio pecuniarum, quæ Romæ, quæ in foro versatur, implicita est cum illis pecuniis Asiaticis et cohæret ; ruere illa non possunt, ut hæc non eadem labefacta motu concidant. Quare videte, num dubitandum vobis sit, omni studio ad id bellum incumbere, in quo gloria nominis vestri, salus sociorum, vectigalia maxima, fortunæ plurimorum civium cum Republica defendantur. »

« Ne devez-vous pas », dit-il, « insultés vous-mêmes et provoqués, défendre à la fois l’existence de vos alliés et la dignité de votre empire, surtout lorsqu’il s’agit de vos plus beaux revenus ? Car à peine pouvons-nous, avec les tributs que nous retirons des autres provinces, leur assurer protection, tandis que l’Asie, si riche et si fertile, l’emporte incontestablement sur tous les pays du monde par la fécondité de son sol, la variété de ses produits, l’étendue de ses pâturages et le nombre immense de ses exportations. Vous devez donc, Romains, si vous voulez faire face aux dépenses de la guerre et maintenir la dignité de la paix, mettre cette province en état de n’éprouver, et même de ne craindre aucun malheur. »

« En toute autre chose, la perte n’est sensible que quand le mal est venu ; mais, en matière de tributs, la seule appréhension du mal est une calamité. En effet, quand l’ennemi est proche, et avant même qu’il ait exercé aucune hostilité, les troupeaux sont délaissés, l’agriculture est abandonnée et le commerce maritime suspendu. Ainsi, plus de droits à percevoir ni sur les ports, ni sur les récoltes (decumas, la traduction Nisard porte : les blés), ni sur les pâturages ; ainsi une simple alarme, la crainte seule d’une guerre font perdre souvent le produit de toute une année. »

« Quelles sont, croyez-vous, les dispositions et de ceux qui nous paient l’impôt et de ceux qui en exigent et perçoivent le recouvrement, lorsque deux rois avec des forces considérables sont à leurs portes ; lorsqu’une seule excursion de la cavalerie peut, en quelques heures, enlever les revenus de toute une année ; lorsque les fermiers de l’État sont troublés de la pensée qu’un immense péril menace les nombreuses familles d’esclaves employés par eux dans les salines, dans les champs, dans les ports et dans les magasins ? Quels revenus pensez-vous retirer de là, si ceux-là même auxquels vous les affermez ne trouvent pas en vous une garantie infaillible, non seulement, comme je vous l’ai dit plus haut, contre les malheurs de la guerre, mais contre la crainte même d’un malheur ?

» Considérez encore un fait important que je me suis proposé, en parlant de l’objet de la guerre, de signaler en dernier lieu à votre intention ; c’est qu’il y va, dans cette circonstance, de la fortune d’un grand nombre de citoyens. Il est, Romains, de votre sagesse, de les protéger efficacement. Les fermiers de l’État, tous hommes d’honneur et de naissance, ont transporté en Asie leurs valeurs et leurs réserves (rationes et copias), et il est nécessaire que vous couvriez de votre sollicitude ces biens qui constituent leur fortune. Car, si nous avons toujours estimé les revenus des provinces comme le nerf de la République, nous n’hésitons pas à dire que l’ordre qui les prélève est le soutien des autres ordres. Il est ensuite, parmi ces derniers, beaucoup de gens actifs et industrieux, les uns font le commerce en Asie et vous leur devez un appui sur une terre étrangère ; les autres ont de grandes sommes d’argent placées dans cette province, tant pour eux que pour leurs familles. Il est donc de votre humanité de prévenir les malheurs de tant de citoyens et de votre sagesse de sentir la solidarité profonde qui associe la République à la ruine de tant d’individus. »

« D’abord, il vous servira peu que la victoire rétablisse les impôts perdus pour vos fermiers, puisque ceux-ci, après les spoliations subies, ne pourront plus se porter adjudicataires, et que d’autres ne le voudront pas par crainte de l’avenir. (Neque redimendi facultas erit, la traduction Nisard porte : ne pourront pas se libérer envers vous et que d’autres ne le voudront pas par crainte d’une semblable ruine.) Ensuite la leçon du malheur, l’expérience que nous avons acquise à nos dépens, au commencement de la guerre, dans cette même Asie et de la part de ce même Mithridate, ne doivent pas s’effacer de notre mémoire. »

« Rappelons-nous qu’au moment des désastres essuyés par plusieurs de nos concitoyens en Asie, à Rome, les payements étaient suspendus et le crédit tombé. Car, dans une seule cité, la destruction de la fortune de plusieurs particuliers, ne manque pas d’en entraîner une foule d’autres dans le même désastre. Sauvez l’État de cette catastrophe, croyez-moi, croyez-en ce que vous voyez sous les yeux. Le crédit qui vivifie le commerce dans Rome, et la circulation de l’argent sur notre place, dépendent essentiellement de nos opérations financières en Asie : les unes ne peuvent être bouleversées sans que les autres ne soient ébranlées par leur chute et ne s’écroulent avec elles. Balancerez-vous donc un instant à poursuivre, avec une infatigable ardeur, une guerre dans laquelle vous avez à défendre la gloire du nom romain, le salut de vos alliés, vos revenus les plus considérables, la fortune d’une foule de citoyens et la République elle-même ? »

Pour saisir complètement la portée de cette argumentation, comme pouvaient le faire les citoyens auxquels elle était adressée, il faudrait, comme eux, connaître l’état de la province d’Asie, particulièrement au point de vue des grandes entreprises sur lesquelles les préoccupations devaient se porter à la veille de la guerre. Nous allons donner, à ce sujet, les explications nécessaires.

Des différences importantes existaient en ces matières, entre l’Asie et la Sicile, dont les Verrines nous ont dépeint la situation ; et il ne faudrait pas croire que nous connaissons les publicains d’Asie, par ce que nous savons de ceux de Sicile.

Ces différences sont très marquées dans le passage du pro lege Manilia que nous venons de transcrire ; chaque phrase semble en signaler une distincte, c’est ce que nous allons faire ressortir, pour en tirer des conclusions.

Elles se manifestent d’abord, en ce qui concerne le personnel. On est frappé des égards incessants avec lesquels Cicéron traite les publicains d’Asie, des hommages qu’il semble chercher à leur rendre à tout propos. Dans une seule page, il recommande leurs intérêts au peuple, à trois reprises et sous des points de vue chaque fois différents. Il veut qu’on leur épargne, même la crainte du mal dont ils pourraient être menacés ; qu’on songe à leurs biens, à leurs esclaves, à leur avenir pour eux-mêmes, per se, en même temps que pour la République. Il les appelle homines honestissimi et ornatissimi ; il les considère comme l’appui des autres ordres, firmamentum ceterorum ordinum. C’est d’eux surtout qu’il semble qu’on doive s’occuper en préparant la guerre. Au fond, c’est bien dans ce but exclusivement que Cicéron parlait.

Nous n’avons trouvé dans les Verrines rien de semblable, et cependant Cicéron était, dès ce temps, l’ami déclaré des chevaliers et des publicains du monde entier. La plupart du temps, au contraire, il objurgue les publicains de Sicile ; il se plaint de ce qu’ils sont, par opposition à ce qu’ils devraient être ; il a, tout au plus, quelques mots gracieux, en passant, pour certains magistri.

Or, cela ne vient pas seulement de ce que Cicéron parlait ici au nom des publicains, ce qui devait bien cependant compter pour quelque chose, ni de ce que Verrès avait lamentablement choisi, par un étrange abus de pouvoir, les adjudicataires des impôts ; cela se rattache aussi au fond des choses, c’est-à-dire à la différence du régime des adjudications dans les deux provinces.

Les publicains d’Asie sont de grands personnages, et ils sont, en effet, traités comme tels, parce que les sociétés qu’ils constituent sont des sociétés considérables qui se sont fait adjuger en bloc, entre autres choses, l’ensemble des impôts de la province ; qu’ils sont à peu près tous citoyens, habitants de Rome, où s’est faite l’adjudication, où les fonds se sont réunis et où l’affaire s’est organisée. Cicéron parle même d’eux, comme de gens qu’il paraît connaître personnellement, et auxquels le peuple doit accorder tout naturellement son estime et son respect.

En Sicile, il n’en était pas ainsi, nous l’avons vu. Les adjudications faites sur les lieux mêmes et fractionnées, n’étaient, par ce fait même, que des opérations restreintes. Les publicains n’étaient plus, là, de grands personnages ; ils étaient, eux et leurs associés, en grand nombre, des Siciliens ou des Italiens fixés dans la province ; Verrès les a pris jusque parmi les esclaves de Vénus. La différence était encore plus sensible pour les simples associés bailleurs de fonds (socii non decumani) ; c’était vraisemblablement de Siciliens que se composaient, presque exclusivement, ces multitudes d’actionnaires, dont nous avons parlé et que nous allons retrouver ici, mais sous un tout autre aspect.

Des différences analogues existaient conséquemment pour le matériel et les fonds. En Sicile, on a tout pris sur place, et ce qui constitue les avances des sociétés est moins considérable, parce que les entreprises elles-mêmes le sont moins ; Cicéron ne s’en occupe même pas dans les Verrines, quoiqu’il ait eu assurément l’occasion de le faire, dans ces discours écrits à loisir, où il paraît ne rien vouloir oublier.

En Asie, au contraire, tout est arrivé de Rome, en même temps que ces très honorables publicains ; suas rationes et copias, in illas provincias attulerunt ; ils y ont peut-être même amené ces grandes troupes d’esclaves, familias maximas ; il faut protéger ce matériel à tout prix ; per se res et fortunæ curæ vobis esse debent.

Les entreprises de l’Asie se relèvent donc en importance, à tous les points de vue, en comparaison de ce que nous avions vu en Sicile. Quelle que fut la ressemblance des deux provinces à l’égard des richesses du sol et du parti que les Romains avaient su en retirer, le régime des adjudications avait tout différencié, personnes et choses ; et, il faut le redire, sous ce rapport la Sicile était l’exception, c’était le régime de l’Asie qui était la règle ordinaire.

Jamais, évidemment, l’ordre des publicains n’eût atteint le degré d’influence qu’il est impossible de lui méconnaître, dans les plus grandes affaires de la politique romaine, la confection des lois, le choix des magistrats et des généraux, la direction des guerres, si le fractionnement des entreprises et le recrutement local du personnel se fût produit d’une façon normale en Asie, et dans les autres provinces, comme en Sicile. Ceci devait être plus tard le procédé volontairement dissolvant de l’Empire.

On peut donc affirmer que les discours où Cicéron a eu spécialement à s’occuper des publicains, par une heureuse fortune, nous ont amenés, avec l’Asie et la Sicile, aux deux degrés extrêmes de l’échelle, comme pour nous permettre de juger par là, ce que devaient être les situations intermédiaires ; et nous croyons, en effet, que la vérité est là[500].

[500] Nous pourrons examiner en détail, dans notre seconde étude, les règles spéciales sur la dîme des récoltes en Sicile, en Asie et dans les autres provinces, en examinant les matières sur lesquelles ont porté les spéculations des publicains.

En Asie, la ferme des impôts est devenue une des plus grosses entreprises de l’État ; « Il s’agit de vos plus grands revenus ; les impôts des autres provinces sont tels… que c’est à peine s’ils peuvent vous suffire… L’Asie, au contraire, est si riche… qu’on peut sûrement la mettre au-dessus de toutes les autres terres[501]. » Aussi, nous voyons que la demande de réduction de l’adjudication de la ferme des impôts d’Asie fut discutée au Forum à plusieurs époques, et que César fit de cette demande un moyen d’influence de sa politique intérieure, pour arriver au pouvoir.

[501] Pro lege Manilia, VI : « De maximis vestris vectigalibus agitur : ceterarum provinciarum vectigalia sunt… ut vix contenti esse possimus…; Asia vero tam opima est… ut… facile omnibus terris antecellat. »

Il résultait de cette organisation que le gouverneur de cette province devait traiter avec les compagnies de puissance à puissance, et qu’il restait souvent désarmé en présence de leurs abus ; que, le plus souvent, il laissait tout faire, par découragement ou par intérêt. Nous pouvons nous rappeler ce que les Asiatiques eurent à souffrir jusqu’à Lucullus, jusqu’à cette courageuse intervention que les publicains firent chèrement payer à son auteur, comme ils le firent pour bien d’autres.

Voilà ce que nous pouvions signaler d’abord, dans le discours pro lege Manilia ; il nous montre, sous ces premiers aspects, l’état normal des entreprises de province, dans son plus grand développement.

Mais ce qui présente pour nous une importance prédominante, dans ce texte, ce sont les considérations d’intérêt public, les raisons d’État en vue desquelles l’orateur demande que les publicains soient défendus par les armées romaines, sous la conduite du général qu’il leur convient de choisir, et qu’il leur faut pour le salut de la république.

Nous n’insisterons pas sur les observations très justement présentées par Cicéron, au sujet du rendement de l’impôt, des influences multiples auxquelles ce rendement est si facilement exposé, et de son importance pour l’État. Il y a là des vérités incontestables et utiles, que l’orateur met en relief avec autant de netteté que de force. Mais il ajoute que le peuple tout entier est aussi intéressé au salut des publicains que les publicains eux-mêmes. C’est ce que nous allons examiner de plus près.

Relevons d’abord l’état et le nombre des spéculateurs qui exploitent la province.

Ce sont, en première ligne, les negotiatores : des chevaliers, mais en majeure partie des plébéiens en voie de faire fortune, ou simplement des Italiens, les successeurs ou les survivants de ceux dont Mithridate avait organisé la spoliation et le massacre en masse. « Ceteris ex ordinibus homines gnavi et industrii partim ipsi in Asia negotiantur, quibus vos absentibus consulere debetis. » Ceux-là sont absents de Rome ; ils trafiquent de leur argent à côté des publicains, se servant d’eux comme banquiers, banquiers eux-mêmes, ou marchands, ou usuriers ; mais opérant, pour la plupart, isolément et pour leur compte, à raison des règles de la société civile ou commerciale romaine, qui ne leur permettent pas d’étendre beaucoup les avantages de l’association. Nous ne les mentionnons ici que pour mémoire. Ils ne sont pas de ceux qui nous occupent.

Mais, en outre de ces chevaliers et de ces negotiatores indépendants, d’autres spéculateurs sont restés à Rome. Ceux-là se sont bornés à verser leur argent, pour le placer dans les affaires d’Asie. Ils l’ont fait largement, sans doute, parce qu’ils ont vu de gros bénéfices à réaliser dans ces entreprises. Ils y ont placé leurs fonds et même ceux de leurs proches ; tout ce dont ils pouvaient disposer. Cela constituait d’énormes capitaux, car Cicéron réitère ses recommandations à ce sujet : « Erit humanitatis vestræ magnum eorum civium numerum calamitate prohibere ; sapientiæ videre multorum civium calamitatem a Republica sejunctam esse non posse… fortunæ plurimorum civium cum Republica defendantur. Partim sua et suorum pecunias magnas collocatas habent. »

C’est dans ces valeurs innomées et ces énormes capitaux apportés de Rome dont parle le texte, que nous apparaissent les multitudines sociorum de Sicile, la foule des associés de second rang, non decumani sed socii ; en un mot, les actionnaires bailleurs de fonds, complément nécessaire de toutes les entreprises de grande étendue.

D’abord les employés des publicains avaient eux-mêmes des partes, spécialement dans les entreprises asiatiques. Valère-Maxime[502] nous l’a dit au sujet de l’un d’eux, Antidius, qui arriva plus tard au consulat. Ils étaient actionnaires, participes.

[502] Valère-Maxime, VI, 9, no 7.

Mais que seraient donc ces capitalistes, aux intérêts très importants desquels il faut veiller, et qui ne sont pas en Asie pour y veiller eux-mêmes, s’ils n’étaient pas aussi des participes.

Ce ne sont pas, assurément, des associés de ces negotiatores opérant personnellement en Asie. Nous en avons fait déjà pressentir la raison. On ne pratique pas ce jus fraternitatis, caractéristique de l’étroite et personnelle société de droit commun, quand on est séparé par des centaines de lieues de distance. Toutes les règles du contrat de société auraient gêné, ou même rendu impossible une pareille combinaison.

Ce ne sont pas davantage des bailleurs de fonds intéressés dans leurs bénéfices, car ce seraient des commanditaires, et la commandite simple n’est ni pratiquée, ni même probablement connue, dans les relations des particuliers. Caton avait eu le sentiment de ce qu’elle pouvait être ; son amour de l’argent le lui avait fait découvrir et tenter sur une très grande échelle, mais sous une forme compliquée en apparence, nous l’avons dit ; et cela n’avait pas été imité dans la pratique des hommes de son temps.

Peut-être pouvait-on y comprendre, nous l’accordons, quelques prêteurs à intérêt ; mais ils ne devaient pas être nombreux. On ne livre pas à de simples negotiatores qui n’ont pas, pour la plupart, même le cens équestre, et qui s’en vont trafiquer, au delà des mers, des sommes considérables, pour en retirer le simple profit des intérêts que l’on pourrait obtenir autour de soi, au même taux légal et sans les mêmes dangers. Le mutuum, même avec les intérêts, ne peut pas prétendre, par sa nature, à de si aventureuses destinées ; les Français qui ont besoin d’argent à Londres, à Madrid ou à New-York, trouveraient difficilement, en France, de simples particuliers qui voulussent leur prêter de l’argent au taux légal. De tout temps, il y a eu d’autres procédés à suivre, en pareille occurrence.

Peut-être y avait-il, nous voulons bien le croire, quelques fonds prêtés à la grosse, nautico fœnore, parmi ces magnas pecunias. Le nauticum fœnus, avec ses chances et son défaut de garanties présentes, donne, au moins, plus de latitude dans les bénéfices que le simple prêt. Mais ces bénéfices eux-mêmes sont réglementés comme des intérêts ; ils furent même fixés à un taux déterminé par la loi ; d’ailleurs, l’emploi de ce contrat particulier est limité au commerce de mer, aux grosses aventures des traversées ; or, il s’agit ici de sommes placées dans la province : quas in ea provincia collocatas habent.

Si ce n’est ni la société ordinaire, ni la commandite, ni le prêt à des particuliers, ni le nauticum fœnus, qui peuvent expliquer la présence de ces énormes capitaux expédiés en Asie, de quoi donc peut parler Cicéron en les recommandant au peuple ?

Tout devient simple et naturel pour nous, dans ce membre de phrase passé presque inaperçu jusqu’ici, considéré comme sans importance, et négligé, quoiqu’il présentât, à raison des proportions que lui a données très volontairement l’orateur, les éléments d’un fait considérable. Tout devient clair, non seulement par suite des éliminations que nous venons de faire sûrement, et qui nous indiquent ce qui n’était pas et ne pouvait pas être ; mais aussi et surtout, parce que pour nous, tout démontre directement la vérité, sur ces grosses sommes exploitées au profit des capitalistes romains. Ce sont les partes des grandes compagnies, les actions des souscripteurs de Rome.

Il ne faut pas oublier, en effet, que les publicains sont là, échelonnés sur tout le territoire de la province d’Asie, avec leurs immenses ressources ; non seulement ils exploitent en bloc les impôts de la plus riche des provinces, mais ils exploitent aussi les salines, les fonds de terre, les mines, les douanes. Ils y ont des troupes d’esclaves, les unes attachées au travail du sol, d’autres au trafic des ports et des entrepôts commerciaux.

Comment auraient-ils pu suffire seuls, aux avances nécessitées par ces entreprises énormes et diverses, quelque nombreux, quelque riches qu’ils fussent individuellement ?

Dès le début de son discours, Cicéron semble même s’être expliqué à cet égard, aussi clairement que possible, en parlant de ces chevaliers romains restés à Rome, qui reçoivent tous les jours des nouvelles d’Asie et « quorum magnæ res aguntur, in vestris vectigalibus occupatæ ». Ces mots ne semblent-ils pas se référer spécialement aux associés de capitaux, c’est-à-dire aux gros actionnaires des sociétés vectigaliennes ?

C’est évidemment à ce grand nombre d’intéressés aux affaires des publicains et à ces gros capitaux exportés par eux, que Cicéron fait allusion, lorsqu’il appelle les publicains firmamentum ceterorum ordinum. Il n’aurait pas dit cela d’eux, s’ils n’eussent été que des collecteurs d’impôts ou des entrepreneurs de travaux publics. Souvenons-nous du mot de Polybe, encore vrai du temps de Cicéron : « pœne ad unum omnes… quæstu inde faciendo sunt impliciti. » Souvenons-nous de ce que nous dit Cicéron lui-même, lorsqu’il place les affaires des publicains, publica sumenda, parmi les sources normales des revenus des particuliers.

Tout cela, Cicéron le disait dans un langage très intelligible pour les Romains, pour les citoyens qui l’entouraient, tous parfaitement instruits des spéculations que l’État mettait à leur portée, par le fait des grandes sociétés adjudicataires. Il faut se placer dans la même situation que ceux qui écoutaient le grand orateur, pour comprendre à demi mots les choses qu’il n’avait pas à leur expliquer, et qu’après dix-neuf siècles, nous ne pouvons reconstituer sûrement, que par la réflexion, les recherches, et à la lumière des faits analogues qui nous environnent de toutes parts.

Si la guerre arrête la levée des impôts d’Asie, et chasse les esclaves des publicains de leurs chantiers, la fortune publique est menacée, non seulement parce que l’État perdra ses plus abondantes ressources, mais parce que les chevaliers seront atteints, et, avec eux, les capitalistes des autres ordres, compromis dans leur chute ; voilà ce qu’explique Cicéron à ses concitoyens, bien à même de le comprendre.

On pourrait considérer, comme écrits en vue de nos plus terribles crises contemporaines de la bourse, ces mots prononcés il y a près de deux mille ans : « Non enim possunt in una civitate multi rem atque fortunas amittere, ut non plures secum in eamdem calamitatem trahant… ut eodem labefacta motu concidant. » C’est à Rome, sur le Forum, que se centralisa le crédit et le mouvement des fonds et que s’établit le cours des valeurs. « Ce crédit et ce mouvement de fonds qui fonctionnent sur le Forum, se combinent avec les entreprises asiatiques et ne peuvent être séparés. » « Hæc fides atque hæc ratio pecuniarum, quæ Romæ, quæ in foro versatur, implicita est cum Asiaticis pecuniis et cohæret. »

Tous les détails de nos administrations financières se montraient, en principe ou en fait, chez les grands spéculateurs de Rome. On n’avait ni les télégraphes pour se tenir au courant des affaires, et fixer les cours, ni même les postes publiques au moins dans les régions aussi lointaines que celles de l’Asie, et dans les temps anciens[503]. Mais nous savons que les compagnies avaient leurs services de courriers mieux organisés parfois que ceux de l’État, et qui, tous les jours, apportaient les nouvelles des provinces les plus éloignées, au personnel de la direction.

[503] Voy. Humbert, Les postes chez les Romains (Rec. de l’Acad. de législation de Toulouse, 1872, p. 298 et suiv.). — Lequieu de Lenneville, Usage des postes chez les anciens et les modernes, 1730. — Naudet, Mémoire sur l’administration des postes chez les Romains. Paris, 1846. — Duruy, Hist. rom., t. IV, p. 15 et suiv. — Voy. aussi des indications sur la Revue de droit international et de législation comparée, 1886, p. 111, et supra, chap. II, sect. Ire, § 4, p. 130.

Cicéron et Cérellia son amie[504], avaient eu, à une certaine époque, des centaines de mille sesterces colloquées en Asie, comme nous avons, nous autres, des fonds sur les chemins de fer ou sur les canaux de l’Orient et de l’Occident, dans les deux mondes. Nous aurions eu des préoccupations semblables à celles des participes romains, si l’on était venu, par exemple, nous menacer d’une guerre en Égypte, au moment où le percement de l’isthme de Suez s’accomplissait avec les capitaux français.

[504] Voy. supra, chap. Ier, sect. V, p. 85.

Et les publicains avaient, en sus des grands travaux, l’exploitation des impôts de l’univers, pour occuper les financiers et faire fructifier les capitaux de Rome. On faisait de nouveaux appels de numéraire tous les cinq ans, au renouvellement des adjudications vectigaliennes ; et les fonds affluaient à Rome, pour se répandre et devenir démesurément féconds sur tous les points du monde conquis.

Le régime de la Sicile était un adoucissement de la règle commune, spécialement pour les impôts directs prélevés par les Decumani ; celui de l’Asie, c’est la puissance des publicains dans toute son expansion. C’était le régime du droit commun et les procédés pratiqués dans tous les pays ; mais en Asie certainement, avec bien plus d’ampleur que dans toutes les autres provinces.

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