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Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

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§ 2. — Développements subits de l’industrie, de la spéculation et des grandes sociétés de publicains.

Les grandes sociétés de publicains ont dû se développer avec une rapidité étonnante, car, nous le savons, Polybe écrivait peu de temps après les guerres Puniques, vers 610-144, et de son temps, l’œuvre des Compagnies avait déjà pénétré partout, avec ses socii et ses participes.

On devrait supposer, en effet, à priori, que ce n’est pas en quelques années que les mœurs publiques peuvent se transformer ainsi, et qu’il faut du temps pour que les capitaux d’un peuple très avisé, osent prendre, avec ensemble, cette direction financière nouvelle, si opposée par sa nature aux instincts de prudence des vieux Quirites.

C’est que, depuis le troisième siècle avant notre ère, une révolution à la fois politique et économique avait commencé à Rome, et avait presque subitement agrandi son œuvre dans tous les sens. M. Belot a consacré une étude spéciale à l’examen de ces faits, et il en indique l’origine et les causes. « Les Romains », dit-il, « qui, pendant des siècles, étaient restés un petit peuple continental, protecteur du commerce de quelques villes de la côte, comme Circeii, Antium, Terracine, mais enfermé lui-même dans un horizon étroit, voué à l’agriculture et à la guerre contre de pauvres montagnards comme les Eques, les Sabins, les Samnites, les Herniques, se trouva en un demi-siècle transformé en un grand peuple méditerranéen. Il avait maintenant des ports fréquentés par tous les marins, des îles, des flottes de guerre et de commerce. Il faillit armer en 515-239, sous prétexte de délivrer cinq cents marchands italiens emprisonnés par les Carthaginois, pour avoir porté des armes et des vivres aux mercenaires révoltés contre Carthage[167]. » Et il ne cessait de grandir merveilleusement.

[167] Belot, La révolution économique, etc., p. 116.

La passion du trafic s’était bientôt développée à un tel point, même chez la plèbe, que les soldats romains eux-mêmes se faisaient trafiquants, et prenaient le soin d’emporter de l’argent dans leur ceinture, en vue de le faire produire, jusque dans les pays lointains où les amenait la guerre. Lorsque le service leur en laissait le loisir, ils spéculaient, ils se faisaient negotiatores, et ne devaient pas mettre grand scrupule dans l’exercice de cette profession, qu’ils cumulaient avec le métier des armes. Tite-Live nous dit cela très expressément, à propos de l’expédition de Flamininus contre Philippe de Macédoine : « Negotiandi ferme causa argentum in zonis habentes » (577-177)[168].

[168] Tite-Live, XXXIII, 29.

Presque tout à coup les valeurs monétaires s’étaient tellement abaissées, que le prix des objets les plus usuels avait décuplé à Rome[169].

[169] Belot, eod., 104 et suiv.

La transformation fut, à l’égard du mouvement des fortunes privées, aussi prompte que complète ; il en fut de même pour les grandes affaires, et tout cela produisit presque instantanément, on le comprend, les plus graves modifications dans la politique intérieure et extérieure de Rome, aussi bien que dans les finances publiques.

L’énergie que le soldat est habitué à apporter dans les combats et les fatigues de la guerre, le citoyen resté à Rome la met alors à s’enrichir par son travail, ses entreprises, ses relations d’affaires à travers les mers et les terres nouvelles.

Il ne faut pas confondre, en effet, les Romains de ces temps des premières conquêtes extérieures, avec ceux des siècles précédents, et moins encore avec les oisifs, les hommes vicieux et les frumentaires des siècles qui vont suivre.

Le Romain des sixième et septième siècles, c’est encore l’homme énergique, de cette race illustre, qui s’élance vers un avenir de gloire et de richesses inouïes, qui veut que le monde entier se soumette à elle corps et biens, et qui entend tout conquérir, au dehors comme au dedans, par l’habileté autant que par la force.

Ces trafiquants hardis, sortis de Rome pour aller chercher fortune au delà des frontières, et que nous avons vus si entreprenants et si fiers, ne sont que les émanations de ce centre d’activité de la ville où tout s’anime de plus en plus, où l’on travaille, où l’on spécule avec la fièvre que donne la vue de l’or arrivant à flots des provinces conquises. Tout s’agite et tout s’organise, en vue des résultats positifs du présent. Mais, il faut bien le dire, l’avenir est menacé, parce que les vieilles traditions s’effacent de jour en jour.

Cependant, l’État, en s’agrandissant, reste fidèle aux anciens usages : il donne en adjudication, aux enchères publiques, ses domaines à exploiter, les mines, les travaux publics, les impôts. Tout ce qui appartient à l’État, et il garde le plus possible, passe aux mains des adjudicataires, qui spéculent à sa place et pour leur propre bénéfice.

Or, avec les conquêtes et les immenses rapines de ce temps, tout prend des proportions démesurées et inattendues.

Il faudra donc, pour répondre aux besoins publics et aux nouvelles entreprises, constituer des sociétés puissantes, grouper des capitaux. C’est ce que feront les chevaliers qui ont quelques avances, et qui veulent courir à la fortune.

Mais cela ne leur suffira bientôt plus ; il faudra faire appel à la petite épargne, qui est le nombre, c’est-à-dire s’adresser au grand public. On le fera par le seul procédé possible : au moyen de l’action. C’est à cette époque, sans aucun doute, que l’action est apparue.

Comment pourrait-on en douter, lorsque Polybe nous affirme que, pendant que les uns entreprennent en leur nom, d’autres font société avec eux « cum his societatem habent », que d’autres, enfin, versent, sous le nom des associés véritables, de l’argent dans leurs entreprises « alii horum nomine bona sua in publicum addicunt », et que cela comprend le peuple à peu près tout entier ; lorsque, d’autre part, Cicéron nous répète, en des termes devenus usuels, et déjà mis par nous en relief, qu’il y a là des socii participes, ayant des parts dans les sociétés adjudicataires, et des parts que l’on transfère, dare partes, qui peuvent changer de valeur et sont susceptibles de hausse et de baisse, ainsi que nous le disons aujourd’hui.

Mais, on le comprendra, nous avons hâte de préciser à cet égard ; nous ne devons pas, sur ce point essentiel de notre étude, nous contenter de probabilités et de conjectures. Polybe et Cicéron, par leurs renseignements très nets, si on les examine attentivement, par leurs affirmations très autorisées, et parfaitement d’accord avec les autres indications très nombreuses, qui résultent des écrits ou des faits se référant à la même période de l’histoire romaine, seront les guides qui éclaireront le plus sûrement notre route.

Nous n’avons rien à apprendre à personne sur la valeur des écrits de Cicéron, et nous n’avons pas besoin de l’établir. Dans ses discours, dans ses plaidoyers et dans ses lettres, on retrouve la vie de Rome prise sur le fait ; c’est là surtout que nous puiserons à pleines mains, des documents aussi nombreux qu’intéressants sur les publicains et les banquiers, ses amis les meilleurs, valde familiares, optimi.

Quant à Polybe, écrivain grec, et moins généralement pratiqué de nos jours, il nous a fourni un document spécial et des explications de la plus haute valeur, sur lesquels nous aurons à fixer toute notre attention. A raison même de la portée élevée que nous donnerons à ses déclarations, c’est un devoir pour nous de le montrer sous son vrai jour ; et, par la même raison, c’est à d’autres que nous emprunterons leurs appréciations sur le mérite de ses œuvres, sur sa compétence comme écrivain politique, sur son exacte et haute probité comme historien.

Esprit supérieur, il était venu de Grèce pour étudier les mœurs politiques et militaires de Rome. Il s’était fait connaître dans la haute société romaine ; il avait su s’attirer l’amitié et la confiance des plus illustres citoyens. Il vécut en relations fréquentes avec Paul-Émile, avec les Scipions et tous les autres maîtres du jour ; il fut même employé dans des missions difficiles à l’occasion des rapports de la Grèce avec la grande République. Mommsen en parle avec respect et admiration ; voici ce qu’il en dit : « Les vicissitudes de la fortune lui avaient montré, mieux qu’aux Romains eux-mêmes, la grandeur historique de leur capitale… Jamais peut-être il ne s’est rencontré d’historien réunissant aussi complètement en lui les qualités précieuses de l’écrivain qui puise à même les sources… Il décrit les pays et les peuples, il expose leur système politique ou mercantile, et remet à leur place, trop longtemps négligée, tous les faits multiples et importants que les annalistes ont laissés au rebut, faute de savoir à quel clou, à quelle date précise les suspendre… Chez Polybe, quelle circonspection, quelle persévérance dans l’emploi des matériaux… Jamais ancien ne l’emporta ici sur lui… L’amour de la vérité était pour lui une seconde nature[170]… » Fénelon en parle dans le même sens[171]. On raconte que celui qui devait être le plus puissant génie de notre siècle, Bonaparte, passait, à le lire et à le méditer, les meilleurs moments de sa vie solitaire de l’école de Brienne. Cicéron lui-même avait déjà signalé Polybe comme l’historien le plus digne de foi[172].

[170] Mommsen, Histoire romaine, t. XI, p. 103 et 105.

[171] « Polybe est habile dans l’art de la guerre et dans la politique ; mais il raisonne trop, quoiqu’il raisonne très bien. Il va au delà des bornes d’un simple historien. Il développe chaque événement dans sa cause : c’est une anatomie exacte. Il montre, par une espèce de mécanique, qu’un tel peuple doit vaincre un tel autre peuple, et qu’une telle paix, faite entre Rome et Carthage, ne saurait durer. » — Fénelon, Lettre à l’Académie, au chapitre VIII (Projet d’un traité sur l’histoire).

[172] « Sequamur enim potissimum Polybium nostrum, quo nemo fuit in exquirendis temporibus diligentior. » Cicéron, De Rep., II, XV.

Appien, Tite-Live, Velleius Paterculus lui-même, n’ont pas pu voir de près, comme Polybe, ces débuts de la vie nouvelle, au sortir des guerres puniques, alors que la cité latine commençait à se porter en conquérante, au delà du sol de l’Italie. Ils ne sont venus que plus tard, et les années qui les séparent de cette époque du travail de la première expansion, sont précisément de celles où ne cessèrent pas de se produire, dans les masses, les transformations les plus inattendues et les plus profondes. Tout venait d’être changé de leur temps, par un revirement dans les mœurs qui avait eu les effets d’une révolution. Et voilà pourquoi ils restent à peu près muets sur des institutions essentielles jadis, mais bouleversées depuis, et que Polybe nous explique avec la plus grande clarté, parce qu’elles fonctionnaient encore sous ses yeux.

C’est ce que M. Laboulaye a observé très justement. « Il est incroyable », dit-il[173], « avec quelle rapidité les institutions de la République ont été oubliées sous l’empire. Parmi les écrivains qui ont vu la République, Salluste, Tite-Live, Cicéron, tiennent le premier rang ; César est de moindre ressource… Polybe nous donne peu de renseignements sur le droit criminel ; mais pour l’organisation intérieure de la République, quelles pages, chez les anciens, comme chez les modernes, sont à comparer à son examen de la constitution romaine. »

[173] Essai sur les lois criminelles des Romains, introduction, XVII.

Nous pouvons désormais avancer sûrement, à la suite de deux guides d’une valeur si haute et si bien établie.

Or, voici comment s’exprime Polybe, en nous décrivant l’organisation intérieure de Rome : « Il y a un grand nombre de choses qui sont données à ferme par les censeurs, les entreprises de constructions publiques qu’il serait difficile d’énumérer, et aussi les revenus de l’État, ceux établis sur les fleuves, les ports, les jardins, les mines, les champs, et enfin tout ce qui est l’objet des marchés de l’État. Tout cela est livré à l’exploitation du peuple, à tel point que tout le monde, peut-on dire, est intéressé à ces adjudications et aux bénéfices que l’on y réalise. Les uns se portent eux-mêmes directement adjudicataires devant les censeurs, d’autres cautionnent les adjudicataires, d’autres font société avec eux, et d’autres, sous leur nom, apportent des fonds à ces entreprises publiques[174]. »

[174] Polybe, Hist., VI, 17. Voici le passage grec de la partie essentielle du texte original : « Πάντα χειρίζεσθαι συμβαίνει τὰ προειρημένα διὰ τοῦ πλήθους, καὶ σχεδὸν, ὡς ἔπος εἰπεῖν, πάντας ἐνδεδέσθαι ταῖς ὠναῖς καὶ ταῖς ἐργασίαις ταῖς ἐκ τούτων. Οἱ μὲν γὰρ ἀγοράζουσι παρὰ τῶν τιμητῶν αὐτοὶ τὰς ἐκδόσεις, οἱ δὲ κοινωνοῦσι τούτοις, οἱ δ’ ἐγγυῶνται, τοὺς ἠγορακότας, οἱ δὲ τὰς οὐσίας διδόασιν ὑπὲρ τούτων εἰς τὸ δημόσιον. »

Ce qui résulte de ce passage, c’est d’abord que l’État, par l’intermédiaire de ses magistrats et de ses adjudicataires, concentrait entre ses mains, non seulement toutes les opérations sur les finances publiques, mais les grandes entreprises de toute nature. Nul autre que lui, d’ailleurs, n’aurait pu le tenter, parce qu’il réservait à ses publicains seuls, la possibilité d’organiser des sociétés capables d’entreprendre les opérations financières ou industrielles de grande portée. Nous reviendrons spécialement sur cette considération très importante, en examinant de près le fonctionnement de ces sociétés et de leurs agents. Nous déterminerons, en même temps, le caractère juridique de ces grandes associations, et les différents rôles de ceux qui les constituent. Nous devons les examiner d’abord dans les traits généraux de leur existence.

Or, ce que nous constatons par la suite du texte de Polybe, c’est que non seulement ce sont les spéculations de ces sociétés qui se multiplient dans tous les sens, mais qu’il en est ainsi, surtout, du nombre de ceux qui y prennent part.

« Tout cela », dit le texte, « est livré à l’exploitation du peuple, à tel point que tout le monde, peut-on dire, ὡς ἔπος εἰπεῖν, πὰντας, est intéressé à ces adjudications et aux bénéfices que l’on y réalise. »

A moins de ne tenir aucun compte de ces affirmations formelles, et c’est ce qu’il n’est pas permis de faire, puisque c’est de Polybe qu’elles émanent, est-ce que nous ne sommes pas amenés à voir surgir, dans ce passé lointain, cette foule des petits rentiers, d’actionnaires, par lesquels vivent aujourd’hui les grandes entreprises, et fonctionne, même le crédit de l’État ?

Les Romains de cette époque, nous ne craignons pas de l’affirmer, nous avaient évidemment dépassés, dans ce mouvement d’affluence des petits capitaux vers les grandes entreprises. Quel que soit de nos jours le nombre des porteurs de titres de toute espèce, y a-t-il un écrivain exact et sérieux qui oserait, pour en indiquer la multiplicité, se servir des expressions employées par Polybe pour nous dire, dans le langage le plus net et le plus simple, ce qui se passait de son temps ?

Évidemment, personne ne s’y trompe, ce « tout le monde » intéressé dans les spéculations des publicains, ne doit pas, même pour Rome, être pris au pied de la lettre. Pour avoir des actions, quelque minimes qu’elles soient, des particulas, il faut avoir réalisé des épargnes, et tout le monde n’en a jamais été là, à Rome, pas plus qu’ailleurs, dans aucun temps. Mais, ce que nous pouvons affirmer sûrement, c’est que c’était de ce côté que se dirigeaient presque tous les capitaux de la classe moyenne en fermentation, et aussi beaucoup plus qu’elles ne le font chez nous, pour les valeurs de bourse, les petites épargnes de la plèbe. Le temps des usures patriciennes provoquant les révoltes sanglantes, tendait à se transformer, à mesure que l’argent devenait moins rare, et que les spéculations s’étendaient bien loin des limites de l’Ager Romanus.

Au surplus, le bon sens indique qu’il avait fallu tout cela, ou bien tout au moins un procédé équivalent, pour répondre aux exigences nouvelles et immodérées de l’ambition romaine. Polybe va nous fournir, dans ses observations profondes sur la politique, des documents qui nous semblent décisifs, pour nous démontrer la diffusion vraiment incroyable des capitaux de ces sociétés jusqu’au fond de la plèbe, et Cicéron viendra nous en rendre témoignage à son tour, dans une multitude d’occasions. Mais avant de consulter ces textes, ne pouvons-nous pas attester que les choses devaient tout naturellement, pour ainsi dire, se produire comme elles l’ont fait.

Nous avons insisté sur ces considérations de simple bon sens, dans notre exposé général du sujet, parce que c’est là ce qui devait y être mis en relief, comme trait caractéristique et comme résultat certain de cette étude historique[175]. Quand un peuple, disions-nous à priori, réalise de vastes opérations où les millions constituent l’élément indispensable, il n’a à sa disposition que deux procédés, connus et pratiqués dans l’histoire du monde. Ou bien, il a à sa tête un chef tout-puissant, qui réunit entre ses mains l’argent de tous ses sujets et en dispose à son gré. C’est ce que firent, pour accomplir leurs œuvres gigantesques, les monarques de l’Orient. C’est la réunion des capitaux par l’oppression et par la contrainte. Ou bien, la concentration doit se faire par l’association libre des capitaux de tous, et par l’attrait du bénéfice que chacun espérera en retirer.

[175] Voy. notre aperçu général du sujet, supra. p. 12 et suiv.

Les empereurs romains ont reculé, ils sont revenus au premier procédé ; ils ont fait comme on avait fait avant eux, pour édifier les immenses travaux des grands empires asiatiques ; c’était le despotisme en toutes choses.

La République romaine avait manié autant d’argent qu’eux, et accompli d’aussi grandes œuvres, c’est le second procédé qu’elle avait dû nécessairement employer : la concentration des fonds par le mobile volontaire de l’intérêt. Or, pour cela, ajoutions-nous, c’est l’action cessible et limitée dans ses risques qui s’impose. C’est notre procédé moderne, le seul qui puisse amener l’affluence volontaire de ces grandes valeurs, divisées en petites fractions innombrables, que l’on n’attire qu’à la condition de les laisser toujours libres et maîtresses de leurs mouvements, avec des risques de pertes limités à l’apport et des espérances de gain indéfinies. Tels sont les desiderata indispensables aux actionnaires de tous les temps et de tous les pays. Si on n’offrait pas tout cela, le public refuserait cet argent, qu’il va perdre de vue en le versant entre des mains à peu près inconnues. Les Romains furent donc amenés, par la force des choses, à organiser, par actions, la plus grande partie du capital de leurs immenses sociétés. Il en a été et il en sera toujours nécessairement ainsi, quand on voudra attirer à soi les petites et inépuisables épargnes du grand public.

Il fallait bien, d’ailleurs, à un autre point de vue, que ce mouvement général de l’argent, qui se répandit dans le peuple par l’œuvre des publicains, se produisît d’une manière ou d’une autre. Comment la classe moyenne et la plèbe elle-même auraient-elles pu se résigner à ne pas avoir leur part dans les bénéfices des conquêtes pour lesquelles elles avaient courageusement versé leur sang ? Comment auraient-elles pu résister au désir d’attirer à elles, quelques parcelles de cet or qui affluait à Rome de tous côtés, lorsque le moyen venait, pour ainsi dire, s’offrir de lui-même à chacun, par l’intermédiaire des publicains et de leurs exploitations lucratives que soutenait l’État ?

L’industrie privée était écrasée par le travail des esclaves, déconsidérée dans l’opinion, mal rémunérée dans ses produits. Les entreprises de l’État seules pouvaient réaliser les grandes opérations de l’industrie, du commerce et des finances publiques, parce que, seules, elles pouvaient, par leur organisation privilégiée, avoir la durée et l’étendue. La classe moyenne dut naturellement tourner ses regards et ses convoitises de ce côté. Elle contribua assurément, de sa personne, à l’œuvre des publicains, car il est certain que, « les enchères couvertes, les publicains partaient avec une armée d’agents et d’esclaves pour la province qui leur était livrée[176] » ; mais elle voulut aussi, très légitimement, être associée directement aux résultats. Elle le fut par les partes, en apportant des capitaux qui se multipliaient à l’envi par des bénéfices incessants, accomplis sans scrupule, le plus souvent cyniquement, aux dépens des provinces conquises.

[176] Duruy, t. II, chap. V.

Les employés libres et citoyens romains étaient probablement presque tous actionnaires, tout nous autorise à le croire, suivant l’expression de Valère Maxime au sujet de l’un d’eux : « particulas habebant[177]. » Mais le plus grand nombre des actionnaires restait à Rome, employés à l’administration centrale ou simplement rentiers. Ceux-ci avaient parfois de grosses parts : « Magnas partes publicorum habebant[178]. » Les nobles y avaient aussi des actions importantes, mais secrètes, suivant l’expression de Mommsen[179].

[177] Valère-Maxime, VI, 9, no 7. Cicéron, Verr., 2, passim.

[178] Cicéron, Pro Rabirio.

[179] Mommsen, op. cit., t. V, p. 58.

Ainsi peut s’expliquer, même pour l’époque où les distributions publiques ne pouvaient suffire à faire vivre la foule des frumentaires, ce mot du tribun Philippe, rapporté par Cicéron : « Non esse in civitate duo millia hominum qui rem habeant. Il n’y a pas dans la ville deux mille hommes qui aient quelque chose[180]. » Les grandes fortunes étaient peu nombreuses, en effet ; les immeubles surtout étaient réunis dans le patrimoine de quelques grandes familles ; mais la classe moyenne bénéficiait des richesses amassées par les publicains, très probablement elle jouait sur la variation des cours, au Forum et dans les basiliques.

[180] Cicéron, De offic., II, 2.

Par là, et avec la ressource modeste du petit commerce et de la petite industrie, se soutint quelque temps cette vigoureuse classe moyenne qui avait fourni des légions à d’innombrables guerres. Cicéron ne le dit-il pas formellement dans un texte dont nous lui avons fait application à lui-même[181] ? « Il n’y a que trois procédés à la portée de ceux qui ont besoin de gagner de l’argent honnêtement : le commerce, le travail, et les adjudications publiques, publicis sumendis[182]. » Chez tous les peuples, c’est du commerce ou du travail professionnel que vit la bourgeoisie ; le trait caractéristique pour les Romains, c’est qu’on ajoute l’œuvre des fermes de l’État, c’est-à-dire les entreprises des publicains, comme troisième ressource normale du grand public, mise sur le même rang que les deux autres. C’est la reproduction sous une autre forme du mot de Polybe, « tout le monde, peut-on dire », est intéressé aux bénéfices de ces entreprises.

[181] Supra, chap. I, sect. VI, p. 81.

[182] Paradoxes, VI, II.

Cette classe moyenne était, d’ailleurs, restée plus forte et plus nombreuse qu’on ne le croit peut-être, puisque, par une merveille de dignité patriotique ou d’orgueil de race, les prolétaires ne furent admis dans l’armée que par une innovation de Marius. A cette époque, cependant, les Romains avaient déjà, depuis longtemps, de nombreuses armées en campagne, ils avaient étendu leurs victoires en Italie et au delà des mers, de tous les côtés à la fois, en même temps qu’ils peuplaient de leurs negotiatores aventureux les terres destinées aux conquêtes de l’avenir. « Equites romani milites et negotiatores[183]. » La classe moyenne s’enrichissait, et elle semblait, par ce fait même, destinée à décliner plus que tout autre sous l’influence dissolvante des mœurs nouvelles[184].

[183] Salluste, Jugurtha, 65.

[184] « Que l’on consulte les listes civiques ! » dit Mommsen. « De la fin des guerres d’Annibal à l’an 595, le nombre des citoyens va croissant, chose qui s’explique facilement par les distributions faites tous les jours et sur une grande échelle des terres domaniales ; après 595, où le cens a donné 328,000 citoyens valides, on entre dans une période constamment décroissante ; les listes de l’an 600 tombent au chiffre de 324,000, celles de 607 tombent à 322,000, celles de 623 à 319,000 ; chose déplorable pour une époque de paix au dedans et au dehors. » Comment pouvait-il en être autrement, dans une société où la famille commençait à se décomposer par la plaie toujours envahissante du divorce, et où les traditions domestiques étaient supplantées par les vices qui avaient fait périr les plus grands peuples de l’antique Orient ?

Mais, en dehors de ces considérations générales, de leur nature toujours un peu vagues, ce qui prouve, jusqu’à l’évidence, que ce mouvement de la spéculation, dans les entreprises de l’État, fut, au sixième siècle de Rome et au commencement du septième, aussi général, aussi universel et aussi important que nous le disons, c’est la suite de ce précieux chapitre de Polybe, que nous voudrions pouvoir reproduire tout entier ici, et qui nous donne une idée si merveilleusement exacte de l’état politique et économique des anciens.

En constatant l’ascendant et l’autorité très effective qu’exerce le Sénat sur le peuple, Polybe en recherche les causes ; or, celle qu’il place la première de toutes, celle sur laquelle il insiste presque exclusivement, c’est que le Sénat a entre ses mains le sort des publicains, c’est qu’il lui appartient de leur accorder des délais, de diminuer leurs charges, d’annuler leurs baux, de les juger, ainsi que les autres causes, et, par là, de léser ou de favoriser tous ceux qui s’intéressent à ces adjudicataires, c’est-à-dire par la force même des choses, le peuple tout entier[185].

[185] Voici, en effet, la suite du texte dont nous avons commencé à transcrire plus haut la traduction (voy. p. 103) : « Tout cela est au pouvoir et à la discrétion du Sénat, car il peut accorder des délais, si quelque événement malheureux est intervenu il peut faire remise aux publicains d’une partie du prix de leur ferme, ou même si un accident empêche l’opération de se réaliser, il peut annuler l’adjudication. Or il y a là une multitude de choses, à l’égard desquelles peuvent être lésés ou soutenus, ceux qui spéculent sur les fonds publics et les adjudications ; et tout cela revient aux sénateurs. Mais surtout, c’est dans l’ordre des sénateurs, que sont pris les juges, pour la plupart des poursuites publiques ou privées, pour peu que l’accusation ait de la gravité. En sorte que tous sont soumis à la puissance du Sénat, et, de crainte d’avoir un jour besoin de recourir à lui, personne n’ose résister ni s’opposer à sa volonté » (Polybe, loc. cit., VI, 17). On voit qu’à côté du droit sur les publicains, il n’est question ici que des droits de juridiction comme de chose d’importance. Mais ce droit de juridiction, les publicains s’en empareront bientôt, de telle sorte que nous serons obligés de faire l’histoire des lois judiciaires, pour faire celle des publicains.

Il y a là, assurément, une constatation qui devrait paraître au premier abord singulière et sur laquelle, cependant, on ne s’est jamais beaucoup appesanti, que nous sachions. Le texte fait partie d’une section concernant la constitution de la République romaine ; étude des plus curieuses, au point de vue politique, où, suivant l’expression de M. Maynz, « l’historien grec cherche à démontrer, avec sa sagacité habituelle, que c’est la combinaison intelligente des trois éléments : peuple, Sénat et magistrats, qui constitue le grand mérite de la constitution romaine et la rend supérieure à toutes les autres constitutions connues[186]. »

[186] Maynz, Cours de droit romain, introduction, no 49, note.

Pour arriver à sa démonstration, Polybe signale d’abord les attributions du Sénat : elles sont considérables en toutes matières ; il les énumère longuement, et, cependant, lorsqu’il recherche, en poursuivant sa thèse, ce qui constitue, aux yeux du peuple, le prestige et l’autorité de cette illustre assemblée, c’est à son influence sur les affaires des publicains qu’il s’arrête.

Le Sénat n’est-il pas cependant législateur ? N’est-il pas le maître de la politique, des affaires extérieures, de l’administration, du culte, de la distribution du butin, de la levée des armées, de la fixation des impôts, et de tant d’autres choses[187] ?

[187] V. Willems, Le Sénat de la république romaine, I, chap. IV, p. 329.

Tout cela doit sembler de peu d’importance à l’historien, au moins dans les rapports du peuple et du Sénat, car pour lui, si le peuple est soumis au Sénat, c’est d’abord, parce que le Sénat tient dans ses mains le sort des publicains. L’autre élément de puissance dont parle Polybe, c’est la judicature ; dans quelques années elle allait passer aux publicains, pour augmenter encore leur importance, et nous les verrons alors devenir tout à fait les maîtres dans l’État.

Quel est l’historien soucieux de la vérité qui eût osé, sans l’avoir constaté par lui-même, donner une pareille prépondérance à une attribution que l’on devait croire si secondaire et si spéciale, parmi les pouvoirs sans nombre de ce corps tout puissant, que l’on comparait à une assemblée de rois.

Il faut, pour qu’un semblable état de choses ait été ainsi rapporté par Polybe, qu’il en ait été vivement frappé ; il faut, en d’autres termes, que ces entreprises des publicains aient eu sous ses yeux, dans les mœurs et la vie des affaires romaines, un caractère d’intérêt universel, une importance dont il n’a pu nous retracer l’image exacte, que parce qu’il en a été personnellement le témoin.

Aussi les adjudications constituaient-elles, à chaque échéance, une sorte d’événement d’intérêt public. L’ouvrage de Dezobry, si plein de documents, et souvent si judicieusement exact, en fait une description très animée. La foule se porte en masse au Forum, s’y groupe en nombre immense autour du censeur, et le peuple est attentif à toutes les péripéties des enchères[188].

[188] Lettre LXXXIII, t. III : « Une espèce de fermentation sourde travaille l’ordre équestre depuis un mois ; elle n’a fait que croître de jour en jour, et ce matin, le quartier du Forum, rempli de chevaliers, est dans une agitation prodigieuse : la basilique Æmilia (ceci est écrit pour le temps d’Auguste ; voir plus bas ce qui concerne les basiliques), les tavernes neuves, les arcs de Janus, sont littéralement assiégés d’une foule immense de peuple, mouvante, bruyante, qui se heurte, va, vient, entre, sort, a l’air affairée, effarée, impatiente, inquiète, comme si l’ennemi était aux portes de Rome, comme si on était dans l’attente ou l’appréhension d’un grand événement. Il s’en prépare, en effet, un très grand pour l’ordre équestre ; le bail des publicains expire dans peu de temps, et l’on va procéder, aujourd’hui même, à une nouvelle vente pour cinq années, des revenus de la République. Les sociétés sont en présence, tous les intéressés directs ou indirects, grands ou petits, sont aussi accourus sur le Forum… Les préparatifs de cette lutte financière, à laquelle j’ai déjà assisté plusieurs fois, l’aspect de cette foule animée d’un sentiment unique, celui du lucre, m’ont fait fuir. » Cette description est, sans doute, une conjecture, mais, sauf le dernier mot qui aurait, au moins, besoin d’être expliqué, elle est extrêmement vraisemblable et juste, et c’est pour cela que nous l’avons transcrite, sans vouloir cependant en exagérer la valeur. Ajoutons que tout cela devait être vrai, surtout avant Auguste, et dut disparaître même sous son gouvernement. (Rome au siècle d’Auguste.)

L’histoire de notre temps ne parlera guère, sans doute, des incidents relatifs aux adjudications même des plus grandes entreprises de l’État ; il en est différemment dans l’histoire romaine. Nous verrons Dion Cassius, Tite-Live, Cicéron, Asconius et d’autres encore, nous rapporter avec détail, les difficultés résultant des demandes de résiliation ou de réduction des adjudications concédées aux publicains, comme de faits historiques importants. Les plus grands personnages de Rome seront mêlés à ces difficultés ; Caton d’Utique, Crassus, Pompée, César lui-même s’en préoccuperont comme de choses du plus haut intérêt, tant il est vrai qu’elles se rattachent de toutes façons, directement, au grand public. Et lorsque, plus tard, des hommes politiques oseront toucher aux privilèges des publicains, notamment aux lois judiciaires, on leur fera payer cher leur audace.

Devons-nous nous étonner de cette merveilleuse expansion, et faut-il en douter ? On a pu traiter la chose comme incomprise, ou même comme incompréhensible, avant le dix-huitième siècle, et passer, sans jeter un regard sur ce qui en avait été écrit dans l’antiquité. Mais l’expérience et la pratique des faits contemporains sont venus apporter la lumière, et entourer de l’intérêt le plus saisissant ces faits que nous voyons revivre, avec tous leurs éléments caractéristiques, autour de nous, à l’occasion des grandes émissions.

Depuis Law, il nous a été donné, bien souvent, en France, de constater que rien ne se propage d’une façon plus réellement étonnante, que cette passion subite d’apporter ses capitaux aux monteurs d’affaires, de s’associer à eux, afin de poursuivre des gains réels ou imaginaires dont personne ne semble douter, à l’instant de la vogue. On se dispute les premiers rangs, pour souscrire et verser son argent. Tout le monde veut avoir sa part de bénéfices, ou au moins de spéculation et d’espérances, en vue d’un avenir, dont les arrêts sont cependant trop souvent pleins d’amères déceptions, et tournent parfois au désastre. Chez les Romains, il est vrai, ces déceptions étaient moins redoutables que chez nous, parce que l’État n’était pas sans pitié pour ses adjudicataires malheureux, leur accordait des remises, et souvent fermait les yeux sur leurs abus les plus criminels. La spéculation n’en avait que plus d’attrait pour la foule avide de ce butin, qui arrivait ainsi des provinces jusqu’à elle. On voit, par les faits qui précèdent, que la chose avait pris des proportions auxquelles nous n’atteignons pas.

Pour qu’un peuple se laisse aller à ces entraînements chanceux et souvent passionnés, pour qu’il compromette ou multiplie ses richesses, dans des combinaisons quelquefois très complexes, très obscures ou très périlleuses, il n’est pas nécessaire qu’il ait une longue existence, pas même qu’il soit complètement organisé.

N’est-ce pas ce qui s’est presque constamment produit, dès le début de ces gouvernements innombrables, et chez ces peuples durs à la peine, que nous avons vus se constituer, depuis le commencement de ce siècle, dans l’autre hémisphère ?

C’est de l’association privée que beaucoup sont nés ; c’est par elle, et par les combinaisons multiples qu’elle comporte, qu’ils se sont presque tous développés, après avoir subi des fortunes diverses.

Les peuples d’antique origine qui recherchent notre civilisation, subissent, comme les autres, et au sortir même de leur barbarie, les entraînements instinctifs et parfois redoutables de l’association financière, quand ils en ont une fois senti l’attrait. Si nous en croyons des renseignements autorisés, le Japon a vu se former, dans la seule année 1887, plus de six cent quatre-vingt sociétés par actions, et les années avoisinantes présentent toutes des chiffres en rapport avec celui-là.

Le Japon, pourrait-on nous dire, sans avoir notre civilisation, en est du moins le témoin et en subit l’influence ; nous le reconnaissons assurément. Mais que peut être cette peuplade primitive, sortant à peine de ses maisons de bois, comme intelligence, comme habileté pratique, juridique et financière, à côté de ce grand peuple Romain, qui avait travaillé, combattu, triomphé de tous les peuples avec qui il avait été mis en rapport, légiféré par lui-même, discuté pied à pied sa constitution et ses lois, et réalisé déjà tout cela magnifiquement, dès le sixième siècle de son existence.

Ce qu’ont fait le Japon et les autres peuples de diverses races dès leur début dans la civilisation, comment Rome ne l’aurait-elle pas fait au temps de la puissance et de la liberté ? Il fallait l’étincelle, dira-t-on. Nous répondrons qu’elle avait jailli. Dès que Rome eut senti dans ses mains la force que pouvait fournir l’association de ses capitaux immenses, l’élan fut donné : tout le constate dans les écrits de ceux qui en furent juges par eux-mêmes. Cette Babel financière dont parle Mommsen commence aux premières grandes conquêtes, avec les publicains et avec les banquiers ; et, dès lors, c’est la vie d’un peuple en fermentation qui se soulève ; tout le monde va mettre à trafiquer, l’ardeur avide que l’on apportait naguère à travailler le sol romain, à faire l’usure, à livrer des batailles, et à augmenter le territoire conquis.

Cette organisation nouvelle des affaires d’argent s’est développée d’elle-même, s’est réglée ; elle est devenue le fait persistant et normal. Les grandes sociétés sont restées la base de l’organisation du travail et des finances nationales ; elles ont d’autant plus prospéré, qu’elles faisaient, presque à coup sûr, d’énormes bénéfices, pendant toute la durée de la République.

Outre l’influence qu’elles exerçaient accidentellement, dans certains cas spéciaux, sur les faits de la politique intérieure et extérieure, elles eurent leur rôle permanent et leur fonction dans l’organisation de l’État, puisqu’elles se constituaient pour toutes les entreprises de l’État et exclusivement pour elles.

Mais nous trouverons encore, à un autre point de vue, dans l’histoire des lois et des faits, la preuve évidente de cette extraordinaire et fatale puissance qu’ont exercée les financiers à Rome, par d’autres moyens[189]. Comme tous les despotes, ou bien comme les régimes révolutionnaires de tous les temps, c’est par la tyrannie judiciaire qu’ils se sont assuré l’exercice de leurs plus abominables excès, car il faut ordinairement aux hommes, au moins les apparences de la justice pour gouverner.

[189] Laboulaye, Essai sur les lois criminelles des Romains, p. 86.

Nous verrons, en effet, que de nombreuses lois judiciaires se sont succédé des Gracques à Auguste ; la plupart ont eu pour but d’assurer aux publicains, par le mode de recrutement des juges, non seulement l’exercice de leurs droits, mais la protection et le maintien de leurs abus les plus horribles et les plus sanguinaires à l’égard des provinciaux. Et cela s’est fait consciemment, ouvertement, constitutionnellement, dans les comices, par l’influence de l’ordre des chevaliers, parfois avec la connivence des grands, et le concours intéressé d’une grande partie des suffrages de la plèbe.

A-t-on jamais songé, dans notre siècle, plus financier pourtant que tous ceux qui l’ont précédé, et sous un gouvernement stable, à autoriser d’avance les bénéfices excessifs, ou même les abus des grandes compagnies, par la disposition des lois organisatrices de nos jurys civils et criminels, chargés de les juger, comme on le fit à Rome pendant de longues années ? Les complaisances du pouvoir législatif n’iront jamais, il faut l’espérer, jusqu’à ce degré de dépravation publique.

Sans doute, il y aura toujours des magistrats prévaricateurs dans les tribunaux, et aussi des suffrages intéressés dans les Chambres ; mais, si après avoir considéré les principes manifestement supérieurs qui dominent l’institution de nos jurys criminels et d’expropriation, et leur mode de recrutement, on se réfère aux actes même de ces jurys, il est impossible de trouver nulle part une suite systématique de solutions législatives ou judiciaires partiales et ouvertement intéressées. Ces jurys ont été créés, par les lois, aussi éclairés et aussi indépendants que possible. Nos jurys criminels restent au-dessus de tout soupçon de partialité coupable ; et s’il existait une tendance dans les évaluations de nos jurys d’expropriation, elle serait plutôt favorable aux particuliers qu’aux compagnies ; ce qui peut s’expliquer d’ailleurs de diverses façons.

Chez les Romains, au contraire, non seulement les juges furent, de parti pris, cyniquement favorables aux publicains et intraitables pour les gouverneurs, les magistrats et pour tous ceux qui tentaient de gêner leurs rapines, mais, pendant des années, c’est en vue de ce résultat que furent faites les lois sur l’organisation et le recrutement des juridictions. Dès lors, nous verrons, dans les détails de leur histoire, les publicains devenir ouvertement les maîtres de l’État ; nous avons déjà signalé ces faits qui seraient vraiment incroyables, si Festus, Appien, Pline et bien d’autres ne les avaient pas affirmés dans les termes les plus énergiques ; nous en rechercherons l’explication.

Par le fait, l’importance que prirent les compagnies dans le monde romain fut telle, que lorsque Cicéron a voulu peindre les manifestations dont il fut l’objet, à l’occasion de ses disgrâces passagères, on dirait qu’elles composaient à elles seules, pour lui, le populus, le vrai peuple romain tout entier. Et c’était bien ce que nous avait fait entendre Polybe, en effet. « J’ai été désigné par le Sénat comme l’homme nécessaire, dit Cicéron ; mais l’ordre équestre est, par sa dignité, très voisin du Sénat. Or, toutes les sociétés de tous les publicains (omnes omnium publicanorum societates) ont comblé de témoignages les plus élogieux mon consulat et tous les actes de ma vie. » Au-dessous de ces compagnies, derrière lesquelles semble disparaître l’ordre des chevaliers, dans l’esprit de Cicéron, il n’y a plus rien que les scribes et les humbles collèges d’artisans, de montani ou de pagani, c’est-à-dire, presque sans transition, la plèbe la plus infime[190].

[190] « Proximus est huic dignitati (senatus) ordo equester : omnes omnium publicanorum societates de meo consulatu, ac de meis rebus gestis amplissima atque ornatissima decreta fecerunt. Scribæ qui nobiscum in rationibus monumentisque publicis versantur, non obscurum de meis in republicam beneficiis suum judicium decretumque esse voluerunt. Nullum est in hac urbe collegium, nulli pagani aut montani (quoniam plebei quoque urbanæ majores nostri conventicula, et quasi consilia quædam esse voluerunt), qui non amplissime, non modo de salute mea, sed etiam de dignitate decreverint. » Cicéron, Pro domo, 28. A la fin du même discours, Cicéron, faisant une nouvelle énumération dans le même sentiment, place encore les sociétés à la tête : « Omnes societates, omnes ordines. » Le traducteur, sous la direction de M. Nisard, a instinctivement corrigé, il a déplacé les rangs et traduit : « tous les ordres, toutes les sociétés », croyant que ceci allait, comme ailleurs, après cela. La traduction de M. Le Clerc a fait de même. Cicéron n’aurait probablement pas accepté ce dérangement dans l’ordre d’une période très voulue, qui prépare la fin du discours. Eod., 56.

Dans le même discours, pour sa maison, Cicéron reprend vers la fin ses énumérations, et là, il place dans la hiérarchie savante de ses périodes oratoires les sociétés avant les ordres de l’État (societates, ordines) ; nous savons maintenant ce que cela signifie. Dans le discours pro Murena il fait plus encore, il place les sociétés avant les membres les plus considérables du Sénat lui-même[191].

[191] « Quid si omnes societates venerunt, quarum ex numero multi hic sedent judices ? Quid si multi homines nostri ordinis honestissimi ? » (Pro Murena, XXXIII.)

Par les efforts habiles et sans scrupules de ce peuple, que soutenaient à la fois l’énergie des mœurs anciennes et l’enivrement des victoires nouvelles, par la force de ces puissantes sociétés qu’il avait su organiser, et dont l’action se répandait partout, l’or tant désiré ne tarda pas à venir, mais il accomplit, sans délai, son œuvre corruptrice et destructive. « Enrichis de dépouilles, vivant au sein de la licence des armes », écrit Dion Cassius[192], « depuis quelque temps en possession des biens des nations vaincues, les Romains eurent à peine goûté les délices de l’Asie, qu’ils rivalisèrent de dissolution avec ses habitants et foulèrent bientôt aux pieds les mœurs de leurs ancêtres. » Les publicains n’y perdirent d’abord rien de leur puissance, au contraire, mais, nous pouvons le redire pour terminer ces observations sur l’ensemble de leurs œuvres, la République devait succomber avec eux, et, pour une part très large, par le fait de leur influence démoralisatrice et dissolvante.

[192] Dion Cassius, Frag., an de Rome 657. Voir, sur le même point, l’intéressant résumé de Florus, III, 13.

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