Hier et demain : $b pensées brèves
LIVRE III
La Psychologie des Peuples
CHAPITRE PREMIER
L’âme des peuples et sa formation.
L’âme d’un peuple représente une accumulation d’éléments ancestraux stabilisés par les siècles. Sur ce roc solide flottent les éléments mobiles des âmes individuelles créées par l’éducation et le milieu.
Un peuple n’atteint la stabilité qu’après avoir acquis une conscience collective. Cette acquisition exige parfois des siècles.
La vie d’un peuple, ses institutions, ses croyances, ses arts et ses luttes représentent la forme visible des forces invisibles qui le mènent.
De la mentalité d’un peuple dérivent sa conduite et, par conséquent, son histoire.
On ne peut pressentir les réactions possibles d’un peuple qu’en étudiant ses actes dans les grandes circonstances de son histoire.
Les erreurs de prévision commises par les diplomates allemands sur la neutralité supposée de l’Angleterre et de la Belgique ont montré l’impossibilité de pressentir la conduite d’un peuple dans les grands événements, d’après sa psychologie journalière.
Le caractère réel d’un peuple n’apparaît que dans les crises importantes de son histoire.
L’âme d’un peuple se lit très bien dans ses actes, très mal dans ses livres et ses discours.
Les écrits et les paroles représentent l’âme consciente de la vie journalière ; les actes, l’âme inconsciente et stable créée par les aïeux.
Quelques années suffisent pour civiliser l’intelligence d’un peuple. Il faut des siècles pour civiliser son caractère.
Les transformations mentales entraînent rapidement des transformations matérielles.
Le progrès matériel de certains peuples est devenu destructeur de leur progrès moral.
Un peuple ne change pas son âme ancestrale, mais elle peut subir des orientations nouvelles, génératrices de succès ou de catastrophes. C’est ainsi que la mentalité allemande a changé d’orientation sous l’influence de trois facteurs : le militarisme, l’unification politique, l’éducation technique.
Un peuple peut transformer sa civilisation en adoptant la langue, les institutions et les arts d’un autre peuple. Il ne transforme pas pour cela son âme. Après la conquête normande les Anglais parlèrent longtemps français, mais restèrent Anglais. En latinisant les Gaulois Rome ne changea pas leur caractère.
Le Japon qui, en quelques années, passa de l’emploi des arcs et des flèches aux armes et à l’industrie modernes, n’eut pour s’assimiler une civilisation nouvelle qu’à utiliser les qualités de patience, de ténacité, de discipline léguées par ses aïeux. Il changea de civilisation, mais ne changea pas d’âme.
La nationalité peut être constituée par quatre éléments différents rarement réunis chez un même peuple : la race, la langue, la religion et les intérêts.
Les peuples ne possédant pas une âme ancestrale suffisamment stabilisée vivent dans l’anarchie et progressent peu. Ceux dont l’âme a été trop stabilisée ne progressent plus. Dans les temps modernes, les Russes représentent la phase de stabilisation insuffisante, les Chinois celle de la stabilisation trop complète.
A une certaine période de l’histoire d’un peuple les fautes de pensée, de caractère, de jugement et par conséquent de conduite restent sans remède. Elles deviennent créatrices de ces fatalités inexorables sous le poids desquelles de grands empires ont fini par succomber.
Substituer comme mobile d’action la gloire collective à la gloire personnelle est pour un peuple un important progrès moral.
Les nations ne se transforment que par l’évolution des âmes. C’est en lui-même et non hors de lui-même, qu’un peuple doit rechercher les causes de sa grandeur ou de sa décadence.
Dans les circonstances graves de l’histoire, les peuples voient souvent plus juste que leurs gouvernants. Ils voient alors par leurs morts.
L’âme d’un peuple, beaucoup plus que la volonté de ses dirigeants, détermine le régime politique qu’il peut accepter.
Faire naître, grandir ou disparaître des sentiments et des croyances dans l’âme des peuples est un fondement essentiel de l’art de gouverner.
Transformer la mentalité d’un peuple est parfois plus utile que d’accroître ses armements.
Conquérir le territoire d’un peuple ne suffit pas. Pour le dominer il faut encore vaincre son âme.