Hier et demain : $b pensées brèves
CHAPITRE III
Le droit et la force.
L’histoire philosophique du droit peut être divisée en trois phases successives : 1o Le droit biologique. Régissant la vie du monde animal et les rapports de l’homme avec les animaux, il a pour unique règle la loi du plus fort. 2o Le droit à l’intérieur des sociétés. Il est caractérisé par la domination de l’être collectif sur l’être individuel dans l’intérêt commun. 3o Le droit à l’extérieur des sociétés ou droit international. Constitué uniquement jusqu’ici par la domination de la force, il se développera seulement lorsque les intérêts communs des peuples lui auront créé des sanctions.
Au sein d’une société, le droit prime la force. Dans les rapports entre sociétés différentes, c’est au contraire le droit qui est primé par la force.
Pour les peuples de mentalité purement militaire, le droit de faire une chose représente simplement le pouvoir d’accomplir cette chose. Le Peau-Rouge scalpant ses prisonniers, le cannibale les dévorant, le Germain pillant et massacrant, affirment avoir le droit de commettre ces actes puisqu’ils en ont le pouvoir. Le canon est le seul argument efficace contre de telles conception.
Le droit de détruire les animaux a pour seul fondement la force résultant de notre intelligence. C’est en vertu du même principe que les philosophes allemands attribuent aux races humaines supérieures le droit d’anéantir les plus faibles. Toutes les civilisations seraient alors menacées de destruction par le groupe humain momentanément le plus fort et les peuples retourneraient à la barbarie de la préhistoire.
Dégagées de leur contenu métaphysique, les définitions du droit se ramènent à celle du Digeste de Justinien : « ce qui dans chaque pays est utile à tous ou au plus grand nombre. » L’utilité serait donc le seul fondement du droit, mais, cette utilité variant suivant les pays, on ne saurait parler de droit universel.
Les progrès des mœurs ont fini par créer certains principes qu’admettent toutes les nations civilisées et dont la violation soulève l’indignation universelle. Les peuples envisagent la défense de tels principes quand ils déclarent combattre pour le droit.
Dans les relations entre individus d’une même société, le gendarme est le soutien nécessaire du droit. Dans les relations entre peuples, le canon seul a pu jusqu’ici remplacer le gendarme.
Le droit est fils de nécessités sociales. Les lois ne peuvent être codifiées utilement que déjà stabilisées par la coutume.
Les codes n’ont de valeur que fixés dans les âmes. Sans autres soutiens que le châtiment ils resteraient sans force.
Le droit civil ne représenta d’abord qu’une extension du droit religieux. Les volontés divines se complétèrent plus tard par celles des rois et beaucoup plus tard encore par celles des collectivités. Pour certains peuples, comme les Musulmans, n’ayant pas séparé le droit civil du droit religieux, une loi non soutenue par la religion est sans prestige. Nos colonisateurs l’oublient quelquefois.
Le droit de conquête, survivance des idées antiques, et le droit à l’indépendance, conception moderne des peuples, étant absolument inconciliables, les guerres entre l’Allemagne et le reste du monde se répéteront jusqu’à la disparition complète d’un de ces principes.
L’alliance d’un État faible avec un État fort n’a d’autre résultat possible pour l’État faible que son vasselage si l’État fort est vainqueur, et sa ruine si l’État fort est vaincu. La Turquie n’a retiré de son alliance avec l’Allemagne que la perte de l’Arabie, de l’Arménie, de la Mésopotamie, de la Syrie et une ruine financière complète.
Le droit qui veut être respecté a pour compagne nécessaire la force.
La force n’opprime jamais l’idée pendant longtemps, parce qu’une idée opprimée devient vite génératrice de force.
Les psychologues allemands enseignent que le succès entraîne une aveugle approbation et qu’aux yeux des peuples la cause triomphante a toujours le droit pour elle. Ils ont dû cependant constater que ce fut justement quand l’Allemagne était victorieuse que les neutres se dressèrent contre elle.
L’abus d’une force finit par créer la destruction de cette force. Les violences et les crimes passés sont alors expiés par les fils qui gémissent longtemps sous le lourd fardeau des iniquités de leurs pères.
Rarement, au cours de l’histoire, la valeur d’un système philosophique put être expérimentalement jugée comme le fut pendant la guerre la thèse germanique conférant aux peuples forts le droit d’asservir les peuples faibles.
Asservir n’est pas conquérir.
La force n’ayant que des armes matérielles pour soutien finit par devenir aussi impuissante que le droit sans force.
Le droit établi sur la violence peut s’imposer quelque temps, mais ne saurait durer. Il devient bientôt créateur de coalitions lui opposant un droit plus fort. La naissance de ces coalitions est une loi constante de l’histoire. On les vit se former après toutes les tentatives de domination européenne, sous Charles-Quint, Louis XIV et Napoléon.
Un grand progrès pour les peuples fut d’organiser contre la force individuelle une force sociale plus puissante. Le principal progrès social de l’avenir, progrès lointain encore, sera de substituer à la force agressive d’un seul peuple la force collective de tous les autres.
L’incendie des cathédrales, des bibliothèques et des œuvres d’art, les massacres systématiques, les déportations d’esclaves, représentent un recul de la civilisation qui, en se prolongeant, pourrait devenir définitif et priver les peuples de toutes les conquêtes morales élaborées par des siècles d’efforts.
Au point de vue du succès militaire, il semble avantageux d’être délesté de générosité, d’humanité, d’équité, et de respect des engagements, mais l’avantage n’est durable qu’à la condition qu’on reste indéfiniment le plus fort. Or, il n’est pas d’exemple dans l’histoire de peuples restés toujours les plus forts.
Les peuples faibles ont facilement des scrupules. Les peuples forts n’en ont pas.
Les conquérants divinisent la violence tant qu’ils demeurent les plus forts. Devenus les plus faibles, ils s’empressent de la maudire.
Il a fallu aux juristes de la Haye une dose singulière d’illusions pour croire possible l’établissement d’un code dénué de sanctions. L’histoire ne connut jamais semblable code ni religieux ni civil.
Empêcher la violence de rester la loi définitive des relations entre peuples constituera peut-être le plus difficile problème de l’avenir. Aucun progrès de la civilisation ne sera cependant possible s’il n’est résolu.
La civilisation devra réaliser encore bien des progrès avant que les droits des peuples puissent avoir d’autres soutiens que le nombre de leurs soldats.
Le rôle de la justice sociale est d’empêcher par la menace de sanctions la violation des règles nécessaires à la vie d’une société. Le rôle futur de la justice internationale sera le même quand il deviendra possible de lui découvrir des sanctions. Cette possibilité n’apparaît pas encore.
La méfiance générale contre les peuples violant leurs engagements et les lois de l’humanité sera sans doute le germe des sanctions nécessaires à la création d’un code international.
Qu’elle soit d’ordre moral ou matériel, représentée par la puissance des codes, des idées, des religions ou des armes, la force restera nécessairement souveraine du monde. Un des plus importants progrès de la civilisation serait de substituer les forces morales à la force armée.
Les civilisations se bâtissent avec des idées, mais ne se défendent encore qu’avec des canons.