Hier et demain : $b pensées brèves
CHAPITRE II
Psychologie comparée de quelques peuples.
Tous les peuples présentent un certain nombre de caractères communs, mais chacun d’eux en possède également de spéciaux qui les différencient. Telles, par exemple, la ténacité chez les Anglais, l’indécision et l’imprécision chez les Russes.
La vision des choses par un peuple dépend plus de son tempérament psychologique, c’est-à-dire de son caractère, que de son intelligence. Ce caractère conditionne la façon dont il réagit sous les excitations du monde extérieur.
Chaque peuple a un idéal de droit, de morale et de justice trop personnel pour être accepté par d’autres nations. L’ignorance de cette loi psychologique a créé la décadence de plusieurs colonies.
Certains caractères des peuples se maintiennent dans tout le cours de leur histoire. Jean de Saulx, vicomte de Tavanne, disait déjà sous Charles IX que la France, invincible quand elle reste unie, est le pays où l’on sait toujours pourvoir aux affaires alors qu’elles semblent désespérées.
Un peuple est libre de qualifier d’immortels les principes qui le guident, mais il n’a point le droit de les imposer à d’autres nations de mentalités différentes. Les métaphysiques politiques sont aussi respectables que les métaphysiques religieuses, à la condition qu’elles ne prétendent pas s’imposer par la force.
Bien que fort simple et régie par un petit nombre d’éléments, l’âme des Balkaniques resta au début de la guerre un mystère pour la plupart des diplomates européens, parce qu’ils s’obstinèrent à la juger d’après les règles de leur propre logique.
La guerre actuelle aura fourni des justifications nouvelles de cette loi historique qu’un peuple ne peut adopter les institutions, les arts, la langue, la religion d’une race différente, sans leur faire subir des transformations profondes. Les dieux eux-mêmes sont condamnés à de tels changements. Transporté en Chine, le Bouddha hindou prit rapidement les caractères d’une divinité chinoise. Parvenu en Angleterre, le Jéhovah biblique est devenu un Dieu anglais, gouvernant le monde au profit de l’Angleterre. Adopté par les Germains, le Dieu charitable et doux des chrétiens s’est transformé en divinité sanguinaire et farouche, sans pitié pour les faibles, pleine d’égards pour les forts.
Avant la guerre l’Allemagne envahissait le monde avec son industrie, mais elle ne l’envahissait plus avec ses pensées. L’ère des grands philosophes, des grands écrivains y était close depuis longtemps.
L’Allemand même isolé reste toujours un être collectif. Il n’acquiert de valeur que fondu dans un groupe. Chaque citoyen est une cellule du grand organisme : l’État.
La conscience de l’Allemand est une conscience collective dirigée par l’État, celle de l’Anglais et de l’Américain une conscience individuelle n’abandonnant à l’État qu’une faible partie d’elle-même.
Ce qu’on appelle germanisme est simplement la synthèse des appétits toujours engendrés chez un peuple par la conviction d’être assez fort pour s’emparer des territoires et des richesses de peuples supposés moins forts.
Il faut bien admettre que la culture germanique ne crée pas beaucoup de clairvoyance, puisque les partisans d’annexions territoriales ruineuses pour l’Allemagne se recrutent parmi les professeurs, les fonctionnaires et les industriels.
La Prusse a mis plus d’un demi-siècle pour façonner la mentalité de l’Allemagne au moyen de l’école et de la caserne, mais cette mentalité étant contraire à la nature de l’homme reste artificielle. Les Allemands finiront sûrement par constater que la gloire d’être à peu près les seuls défenseurs de l’absolutisme et de la violence coûte cher et rapporte peu.
La mentalité belliqueuse des Allemands semble pour le moment irréductible. Après trois ans de lutte mondiale, le ministre de la Guerre prussien a demandé au Reichstag des crédits pour une nouvelle école d’officiers, afin de préparer les futures batailles qui, suivant lui, succéderont à la guerre actuelle, le pacifisme n’étant qu’une utopie dangereuse.
Le célèbre mémoire de Bissing, gouverneur de la Belgique, mériterait d’être gravé sur le mur de nos écoles. Après avoir exposé que la Belgique doit rester sous le joug allemand, et considérant que le souverain dépossédé pourrait devenir gênant, Bissing recommande énergiquement de suivre le conseil de Machiavel : « Quiconque se propose de s’emparer d’un pays est contraint de se débarrasser du roi et du gouvernement, fût-ce par la mort. » On ne trouverait dans aucun autre pays un homme d’État moderne osant signer de pareilles lignes.
L’abîme mental entre l’Anglais et l’Allemand s’était déjà révélé avant la guerre dans leur conduite à l’égard des peuples conquis. L’Angleterre rendit la liberté au Transvaal vaincu. L’Amérique, après avoir organisé l’île de Cuba, la laissa se gouverner elle-même. Les Allemands, au contraire, en Pologne, en Alsace et dans toutes leurs colonies, n’ont jamais connu d’autre régime politique que la violence et se créent pour ennemis les peuples qu’ils gouvernent.
Si les Germains avaient soupçonné l’âme anglaise, ils eussent compris que leurs férocités en Belgique n’auraient d’autres résultats que d’indigner les Anglais au point de faire surgir du sol britannique des millions de combattants.
Peu soucieux des théories et de la logique, l’Anglais n’envisage que la réalité et tâche de s’y adapter.
Les peuples ont toujours hiérarchisé les valeurs d’après le degré d’utilité qu’ils leur attribuaient. Les Romains des premiers âges auraient mis l’aptitude à bien manier la lance très au-dessus de l’art de composer des chants homériques. Un général allemand serait, de nos jours, beaucoup plus fier d’incendier une cathédrale ou une bibliothèque que de découvrir une planète.
La férocité est un sentiment de race, spécial à certains peuples et que les siècles n’effacent pas. Le plaisir des anciens Assyriens à voir écorcher vifs leurs captifs est de même nature que celui des Balkaniques modernes torturant longuement leurs prisonniers et que la joie délirante des Allemands en apprenant le torpillage du Lusitania.
Les peuples dont la civilisation a trop adouci les mœurs et paralysé les qualités de caractère lutteront toujours difficilement contre des races douées à la fois de subconscience bestiale, de discipline rigide, du désir de conquêtes et de l’amour du pillage.
Une des caractéristiques de certains peuples est de n’avoir aucune stabilité, ce qui rend impossible de se fier à eux. On peut généraliser à leur égard l’observation faite par un ancien député au Reichstag, l’abbé Wetterlé, à propos de ses collègues polonais. « C’étaient tous des hommes de bonne compagnie et de commerce agréable, mais combien inconstants et peu sûrs. Je les ai vus passer de l’opposition la plus révolutionnaire au gouvernementalisme le plus échevelé, et cela d’un moment à l’autre, sans motif apparent. Ils menaçaient un jour de placer des bombes sous le siège du chancelier ; le lendemain ils votaient d’enthousiasme des lois réactionnaires. On ne pouvait jamais compter d’une façon absolue sur le concours de ces personnages changeants. »
On s’expose à bien des erreurs dans l’interprétation de la conduite des peuples quand on oublie que toutes les âmes ne se mesurent pas avec le même mètre.