Hier et demain : $b pensées brèves
CHAPITRE III
La nature et la vie.
La vie d’un être représente la somme de l’existence de millions de petites cellules remplissant des fonctions fort différentes et se conduisant comme si elles constituaient des individualités distinctes, capables chacune de diriger son évolution dans un sens déterminé.
L’être vivant est comparable à un édifice dont les pierres s’usant très vite devraient être sans cesse remplacées. L’édifice garde à peu près sa forme, mais il ne contient bientôt plus aucun de ses matériaux primitifs.
Durant leur évolution, les cellules d’un être vivant exécutent une série d’opérations physiques et chimiques infiniment plus compliquées que celles de nos laboratoires. Ces opérations n’ont rien d’un mécanisme aveugle, puisqu’elles varient suivant les nécessités du moment. Les choses se passent comme si les cellules étaient guidées par des intelligences différentes de la nôtre et dans bien des cas fort supérieures.
La petite cellule initiale d’où dérive chaque être vivant et qui, développée dans un sens déterminé, deviendra oiseau, homme ou chêne, contient un long passé et un immense avenir. Ce minuscule élément chargé d’un entassement de siècles révèle un monde de forces, orienté par un mécanisme dont la compréhension reste très au-dessus de notre intelligence.
Le savant capable de résoudre les problèmes résolus à chaque instant par les cellules d’un être vivant posséderait une intelligence si immensément supérieure à celle des autres hommes qu’il mériterait d’être considéré comme un Dieu.
La terrible loi de la lutte pour la vie dont les civilisations tentent péniblement d’adoucir les effets semble bien une loi éternelle. Les cellules de notre propre corps luttent constamment entre elles. La lutte est aussi intense dans le monde végétal que dans le monde animal. Les plantes combattent sur terre pour une place au soleil et sous terre pour la possession des aliments du sol.
L’instabilité et la lutte sont les lois de la vie. Le repos, c’est la mort.
Les forces physiques, la radiation solaire notamment, déterminent les conditions de notre civilisation. Chaleur extrême ou froid extrême impliquent la vie sauvage ou tout au moins la barbarie.
Chaque âge géologique eut ses rois de la création. Aux modestes trilobites de l’âge primaire succédèrent les gigantesques reptiles de l’âge secondaire, et plus tard les mammifères d’où l’homme devait émerger un jour en attendant que le monde voie surgir de nouveaux maîtres. Ils seront caractérisés peut-être par une intelligence suffisante pour comprendre les phénomènes de la vie si inaccessibles aujourd’hui.
La loi de la transformation des êtres par mutations brusques qui tend à remplacer celle de l’évolution lente indique seulement qu’après une série successive de changements intérieurs inaperçus, les équilibres de l’être vivant ont été assez modifiés pour qu’une cause légère change soudainement leur aspect.
La mutation brusque est une révolution, mais une révolution couronnant une lente évolution. Les révolutions des peuples représentent une application du même principe.
Dès que le temps intervient dans l’équation générale des choses, la petitesse infinie peut engendrer l’infinie grandeur. D’infimes polypes ont bâti des continents. Des îles et des montagnes furent créées par l’accumulation continue de petits grains de sable. Une fourmi à laquelle serait accordé le temps arriverait à niveler les plus hauts sommets.
Le temps est forcément associé à toute création. Les dieux eux-mêmes ne pourraient rien sans lui.
La nature n’a nullement établi entre les animaux et l’homme l’abîme profond que nous essayons de marquer par les termes méprisants de notre langage. Pour nous, la femelle d’un animal n’est pas enceinte, mais pleine ; elle n’accouche pas, elle met bas ; elle ne meurt pas, elle crève ; elle n’est pas enterrée, mais enfouie. Notre dédain pour les animaux n’est dû qu’à l’ignorance de notre parenté avec eux.
Il est toujours imprudent de parler des buts supposés de la nature, alors que nous la connaissons si peu. Elle agit dans un plan fort différent du nôtre. Ses valeurs ne sont pas nos valeurs et elle ignore nos mesures.
Lorsque, pour justifier leurs dévastations, les Allemands rappellent comment la nature fit progresser les êtres en détruisant les plus faibles, ils oublient que tous les progrès de la civilisation ont justement consisté à soustraire l’homme aux forces de la nature. Elle nous dominait jadis, nous la dominons aujourd’hui.
La civilisation et la nature semblent poursuivre des buts fort distincts et souvent même contradictoires. La justice est une création humaine indispensable à l’existence des sociétés, mais que les forces aveugles de la nature ne connaissent pas.