Hier et demain : $b pensées brèves
INTRODUCTION
L’immense conflit où se heurtent si violemment les forces de l’univers n’a pas accumulé seulement des ruines matérielles, mais aussi des ruines morales. Si nous voyons le monde changer, ce n’est pas uniquement parce que des cités ont été anéanties, des frontières géographiques déplacées, mais surtout parce que les anciennes conceptions orientant la vie des peuples ont perdu leur force.
Les idées qui rayonnaient au firmament de la civilisation et réglaient les rapports entre les hommes pâlissent tour à tour. Les peuples voient s’ébranler leur confiance dans la puissance des armatures sociales qui les protégeaient.
Les divers gouvernements, quelle que fût leur forme, ont manifesté la même insuffisance. Toutes les doctrines : le pacifisme et le socialisme, la liberté aussi bien que l’autocratie montrèrent une égale impuissance. Aucun des dogmes proposés aux nations n’a révélé une efficace vertu. Les formules les plus chargées d’espoir perdent tout prestige.
La meurtrière épopée issue des ambitions germaniques n’a donc pas seulement fait sortir les peuples de leur vie journalière, mais aussi des conceptions traditionnelles qui leur servaient de flambeau.
Le monde se trouve arrêté dans sa marche et l’avenir enveloppé de ténèbres parce qu’un peuple puissant par les armes s’est précipité sur l’Europe pour l’asservir. Invoquant les principes d’une philosophie que beaucoup admiraient sans en comprendre les menaces, il affirma que le droit donné par la force était supérieur à tous les autres. L’équité, la justice, l’humanité et toutes les acquisitions résultant de siècles d’efforts furent déclarées sans valeur. L’Allemagne espérait qu’elles se montreraient sans force.
Pour faciliter son entreprise cette nation fit preuve d’une férocité et d’un mépris des lois traditionnelles de l’honneur qui remplirent le monde de stupeur et dressèrent bientôt contre elle les peuples indignés par ce retour à la barbarie.
L’invasion fut repoussée, mais combien de temps encore faudra-t-il rester en armes pour éviter les attaques d’un peuple ne reconnaissant aucune valeur aux traités ?
L’histoire a vu des périodes où les hommes agirent autant qu’aujourd’hui, elle n’en a pas connu où il leur fut aussi nécessaire de réfléchir. N’invoquant plus pour expliquer les choses, ni les hasards d’un sort incertain, ni les volontés souveraines de dieux inconstants, l’homme moderne ne cherche qu’en lui-même les causes de son destin. Il voit le danger des illusions et comprend que le monde n’est pas gouverné par les chimères issues de ses désirs.
Puissante destructrice d’illusions, la guerre a considérablement modifié notre vision générale des choses et forcé tous les esprits à méditer sur des questions de droit, de psychologie et d’histoire abandonnées jadis aux spécialistes.
Les problèmes que la paix fera surgir sont nombreux et difficiles. Croire à leur simplicité conduit aux solutions incertaines chargées de conséquences dangereuses. Tout se tient dans l’édifice économique et social. Les intérêts y sont enchevêtrés et contradictoires. La nécessité les domine plus que nos volontés.
J’ai déjà consacré un volume aux Enseignements psychologiques de la guerre et un second à ses premières conséquences. Je me propose d’examiner plus tard les problèmes qu’elle fera naître.
Ces longues études aboutissent finalement à un petit nombre de conclusions faciles à formuler en pensées brèves.
La pensée brève semble une forme littéraire bien adaptée aux besoins de l’âge actuel. Le champ de la connaissance est devenu si vaste et la spécialisation si étroite qu’il faut bien se résigner à n’aborder que les idées générales servant de soutien aux diverses branches du savoir. Elles constituent l’armature philosophique des choses, l’âme des phénomènes.
Peu nombreuses à chaque époque, elles évoluent lentement et ne peuvent changer sans que les civilisations qu’elles orientaient soient transformées.
Condensées en propositions concises, ces idées générales et les réflexions qu’elles entraînent n’ont d’ailleurs d’intérêt qu’à la condition d’être la synthèse de faits nombreux. Elles disent alors beaucoup de choses en peu de mots et dispensent de longs discours. Leur rôle est surtout de faire penser et non de démontrer.
Les lecteurs bienveillants qui, de régions variées du globe, suivent depuis longtemps ma pensée à travers des langages fort divers, retrouveront dans ce livre les principes que j’ai déjà appliqués à l’étude de grands problèmes historiques. Une fois encore j’ai tâché de dégager la psychologie des vagues théories livresques pour l’adapter aux réalités journalières qu’elle semblait vouloir ignorer et que seule elle peut expliquer pourtant.
Ce nouveau travail sera utile s’il conduit le lecteur à considérer certaines faces des phénomènes qui avaient pu lui échapper, à reviser ses opinions en faisant le tour des choses, à se défier surtout des explications simplistes que la complication extrême des phénomènes ne comporte jamais.
Ce ne sont pas seulement des pensées nées du spectacle de la guerre et des possibilités d’avenir dont elle sera la source que renferme cet ouvrage. Il se termine par des réflexions scientifiques d’intérêt général. L’auteur ne pouvait oublier qu’une partie de sa vie fut consacrée à des travaux de laboratoire et que la science est la seule génératrice de nos rares certitudes. Elle est aussi la grande consolatrice pendant ces heures sombres où tous les charmes de la vie disparaissent, où l’ombre de la mort grandit chaque jour et où l’avenir lui-même semble dépourvu d’espérance. La chaîne des heures serait trop lourde si, pour fuir des réalités obsédantes ramenant aux barbaries de la préhistoire, on ne pouvait errer dans les régions lointaines de la science pure où s’élaborent les lois souveraines qui orientent les mondes vers des buts mystérieux.
Paris, novembre 1917.