Hier et demain : $b pensées brèves
CHAPITRE VIII
Possibilités d’avenir
Dans les temps troublés le domaine de l’imprévisible enveloppe tellement celui du possible que la pensée recule devant les obscurités de l’avenir. Elle seule cependant est capable d’éclairer un peu la route où les peuples doivent s’engager.
Les enseignements du passé ne suffisent plus à guider les peuples sur des routes inconnues. Obligés d’agir comme ils n’avaient jamais agi, leurs pensées s’orienteront vers des principes directeurs nouveaux créés par les nécessités nouvelles.
Bien qu’il soit contenu dans le présent, l’avenir n’y est perceptible que sous forme de possibilités.
Les prévisions fondées sur des appréciations d’intérêts peuvent être rationnelles, il est rare cependant qu’elles soient justes. Les passions et les influences mystiques sont des mobiles de la vie des peuples devant lesquels toutes les considérations d’intérêts s’évanouissent.
Nos visions d’avenir sont surtout des visions d’espérances sans parenté nécessaire avec la réalité. On ne saurait les dédaigner, puisqu’elles furent de puissants mobiles d’action. Une humanité privée d’espérance aurait bien de la peine à vivre.
En raisonnant de l’avenir d’après le passé et en se rappelant la persistance des idées d’origine mystique, on peut craindre pour l’Europe une nouvelle guerre de Trente Ans interrompue seulement par des paix incertaines. Le conflit aurait même des chances de durer davantage si la mentalité allemande ne change pas. Les défaites n’empêchèrent point en effet les Croisades et les guerres de religion de se renouveler aussi longtemps que persistèrent les illusions mystiques leur ayant donné naissance.
A mesure que la civilisation se développe, elle fait surgir des conflits de plus en plus menaçants. Si toutes les aspirations hégémoniques : allemandes, russes, balkaniques, japonaises, etc., qui grandissait, entrent en lutte, l’ère de la paix sera close pour longtemps.
Il est impossible de pronostiquer l’issue des guerres modernes d’après les règles applicables aux anciennes luttes. Une ou deux batailles perdues décidaient jadis du sort d’un peuple, les armées battues ne se remplaçant pas. La perte de quelques centaines de milliers d’hommes ne saurait entraîner aujourd’hui de solution décisive, en raison des moyens de défense actuelle et de la facilité de remplacer les combattants.
Un des principaux enseignements des guerres nouvelles et qui peut-être empêchera leur répétition trop fréquente est que, dans une lutte mettant aux prises des millions d’hommes, la défaite complète et définitive de l’un des adversaires semble impossible. On détruit une armée, on n’anéantit pas un peuple.
Pour évaluer la durée possible d’une guerre, il faut considérer le but réel que les belligérants poursuivent. L’enjeu principal de la guerre européenne est en réalité Anvers et surtout Constantinople, clef commerciale de la Méditerranée, de l’Égypte et des routes de l’Inde. Posséder l’antique cité c’est tenir en vasselage économique une partie de l’Europe.
Les réflexions les plus justes sur la nécessité, pour la France, d’éviter une paix incertaine furent formulées par un de nos ennemis, le prince de Hohenlohe : « La France, disait-il, combattra coûte que coûte jusqu’au bout ; le peuple français sent nettement qu’il y va de son existence. Il sait qu’il ne retrouvera jamais plus, à côté de lui, d’aussi nombreux et d’aussi puissants alliés ; il sait que s’il ne sort pas vainqueur de la lutte terrible actuellement engagée, toutes ses chances de victoire auront à jamais disparu. »
On pourrait espérer que le souvenir des dévastations et des haines engendrées par le conflit mondial empêchera pendant longtemps le retour des guerres si l’on ne savait combien est courte la mémoire des peuples.
La destruction de merveilleuses cités par des hordes incapables de dominer leur férocité ancestrale permet de redouter l’anéantissement futur des chefs-d’œuvre épargnés par les siècles. L’avenir nous réserve peut-être un monde où toutes les œuvres d’art détruites seront remplacées par des usines, des casernes et des tranchées. Les peuples civilisés regretteraient alors d’avoir trop vécu.
Les batailles de l’avenir, probablement aériennes, auront pour but principal l’incendie des cités et l’extermination de leurs habitants par de petites équipes d’ingénieurs. La destruction systématique de la population civile remplacera sans doute alors celle de la population armée.
Un diplomate allemand affirmait qu’avec les progrès rapides des moyens de destruction la prochaine guerre amènera l’anéantissement de la race blanche. Sa disparition complète paraît douteuse, mais il est possible que si de telles luttes se répétaient, le sceptre de la prospérité passe entre les mains des nations de l’Extrême-Orient.
Les peuples auront été tellement habitués par les formes nouvelles de la guerre à la mainmise de l’État sur la vie nationale, la liberté, la fortune et l’existence des citoyens, qu’on peut se demander si ce retour à l’antique servage ne deviendra pas la loi future du monde. Les notions de droit individuel et de liberté s’évanouiraient alors au point de n’être même plus comprises.
Un des plus importants personnages de l’empire allemand demandait que, pour reconstituer les richesses perdues, l’état obligeât tous les citoyens à exercer un métier manuel. La fabrication des objets de luxe serait interdite, des impôts écrasants appliqués aux personnes prétendant conserver de tels objets, les tableaux notamment. Si ces projets se réalisaient, l’Allemagne deviendrait une gigantesque usine où, sous le bâton de caporaux rigides, la masse des citoyens fabriquerait des articles d’exportation et des canons, en échange d’une ration modeste de bière et de choucroute. Il faut une mentalité bien spéciale pour proposer comme idéal de vie un tel enfer.
La vie dans la caserne ou l’usine en attendant la mort sur les champs de bataille serait-elle vraiment l’aboutissement de tant de siècles de civilisation et d’efforts ? Autant vaudrait alors revenir à l’âge des cavernes. L’homme y vivait dans les dangers sans doute, mais il jouissait au moins de quelque liberté.
La seule chance possible d’une paix prolongée ne se trouvera ni dans une alliance des peuples, ces alliances étant incertaines, ni dans la démonstration de l’interdépendance industrielle des nations, la foi mystique dominant tous les intérêts, mais seulement dans la substitution chez le peuple allemand d’une philosophie nouvelle à l’ancien idéal mystique d’hégémonie. De telles transformations sont toujours très lentes.
Il semble peu probable que l’Europe puisse espérer revoir de longtemps une ère de liberté. En dehors même du militarisme qui la menace, comment échapperait-elle aux chaînes diverses que les théoriciens de l’étatisme et du socialisme rêvent de lui forger ?