Hier et demain : $b pensées brèves
CHAPITRE VII
Les idées dans la vie des peuples.
Chaque civilisation avec ses institutions, sa philosophie, sa littérature et ses arts, dérive d’un petit nombre d’idées directrices. Elles impriment leur marque sur tous les éléments de cette civilisation.
Transformer les idées d’un peuple c’est changer sa conduite, sa vie, et par conséquent le cours de son histoire.
Bien que la guerre européenne ne semble mettre en jeu que des forces matérielles, des idées sont en réalité aux prises. L’absolutisme y lutte contre les aspirations démocratiques.
La destinée d’un peuple dépend beaucoup plus des certitudes qui le guident que des volontés de ses gouvernants.
L’Allemand moderne est plus dangereux encore par ses idées que par ses canons. Le dernier des Teutons reste convaincu de la supériorité de sa race et du devoir, qu’en raison de cette supériorité, il a d’imposer sa domination au monde. Cette conception, identique à celle professée longtemps par les Turcs à l’égard des Chrétiens, donne évidemment à un peuple une grande force. Il faudra peut-être une nouvelle série de croisades pour la détruire.
Les peuples qui prétendent se guider par des idées purement rationnelles seront toujours militairement inférieurs à ceux conduits par des croyances politiques, religieuses ou sociales, assez fortes pour créer des fanatismes collectifs.
Si l’idée allemande triomphait, la face du monde changerait parce que l’indépendance des peuples serait anéantie pour toujours.
La valeur politique ou sociale d’une idée ne doit pas se mesurer à son degré de vérité, mais aux dévouements qu’elle inspire. A en juger par les enseignements du passé et ceux de la guerre actuelle, les idées les plus fausses sont souvent celles qui impressionnent le plus profondément les âmes.
Pour se propager et devenir mobile d’action, une idée doit avoir un soutien sentimental ou mystique. L’idée purement rationnelle n’est pas contagieuse et reste sans force sur l’âme des multitudes.
Une idée vague et imprécise mais enveloppée de mystère exalte facilement, alors qu’une idée claire et précise reste souvent sans action.
Les événements qui bouleversent la vie des peuples changent fréquemment les idées évoquées par les mots. Des termes anciens un peu usés, tels que celui de patrie, acquièrent soudain un vigoureux relief ; d’autres jadis chargés d’espérances, tels que pacifisme et internationalisme, perdent tout prestige.
A force de se vanter des vertus qu’il n’a pas, un peuple finit par se persuader qu’il les possède.
Pour orienter la conduite d’un peuple, les idées n’ont pas besoin d’être justes, il suffit qu’elles possèdent du prestige.
Le pacifisme et l’internationalisme qui nous ont coûté si cher durent leur force aux erreurs séduisantes leur servant de soutien.
Les grands événements sont parfois générateurs d’idées contraires à celles qui les ont fait naître. Les théories allemandes sur le droit et la force seront sans doute tout à fait transformées par la guerre actuelle.
Les idées sont soumises, comme les êtres, au processus d’évolution qui condamne le monde à se transformer. Des idées directrices, justes à une époque, ne le sont plus à une autre. L’oubli de ce principe nous valut beaucoup d’erreurs militaires au début de la guerre.
On ne modifie les idées d’un peuple qu’en changeant ses formules. Des expériences répétées sont nécessaires pour déterminer de tels changements.
L’optimisme est, comme le pacifisme, la conséquence d’un état mental. L’optimisme fait l’homme plus heureux, le pessimisme le rend plus prévoyant. Si la France s’était préparée à la guerre annoncée par quelques pessimistes, mais que niaient des optimistes enveloppés de pacifisme, elle eût évité bien des ruines.
Les idées fausses sont les grandes dévastatrices de l’histoire. Les armes matérielles ne suffisent pas à les combattre.
Une idée fausse n’ayant à tenir compte ni des réalités, ni des vraisemblances, se présente généralement sous un aspect plus séduisant qu’une idée vraie.
Une idée fausse trouve facilement des milliers d’hommes pour la défendre. Une idée vraie en trouve généralement bien peu.
Quand une idée fausse envahit le champ de l’entendement, les expériences les plus démonstratives restent sans action sur elle.
Faire pénétrer une idée fausse dans l’âme des multitudes, c’est allumer un incendie dont nul ne peut prédire les ravages. Les dirigeants de l’empire allemand doivent en être persuadés aujourd’hui.
Si l’histoire des guerres enregistrait seulement celles provoquées par des idées justes, cette histoire serait fort courte.
La ténacité des idées fausses et leur danger sont mis en évidence par les congrès socialistes tenus en pleine guerre. On y vit d’incorrigibles théoriciens répéter inlassablement leurs erreurs sur le pacifisme et l’internationalisme, origines de nos désastres.
Quand les luttes militaires seront terminées, certaines idées, silencieuses aujourd’hui, entreront de nouveau en conflit. Des résultats de ce conflit entre les idées vraies et les idées fausses l’avenir des peuples dépend.
Les plus sanguinaires conquérants sont moins dévastateurs que les idées fausses.