Hier et demain : $b pensées brèves
CHAPITRE IV
La matière et la force.
L’évolution de la pensée scientifique a conduit de la certitude absolue à des incertitudes progressives. Il y a cinquante ans la science représentait un cycle de vérités que le doute n’effleurait jamais. Les fondements de l’édifice étaient d’une imposante grandeur. Des équations savantes reliant les éléments irréductibles des choses le temps, l’espace, la matière et la force, semblaient tracer à la nature ses lois. Les découvertes récentes ont anéanti toutes nos illusions sur la simplicité de l’univers.
La mécanique classique, jadis en apparence la plus sûre des sciences, est celle qui révéla le plus d’incertitudes dès que l’expérience toucha ses fondements. A l’époque où ses adeptes croyaient expliquer le monde avec les équations du mouvement, l’univers paraissait fort simple. Aujourd’hui l’impuissance de la dynamique à interpréter les choses est devenue évidente. La mécanique énergétique qui ne voit dans les phénomènes que des mutations d’énergie, n’a pas réussi davantage à donner des explications plus sûres.
Les nouvelles expériences sur la variation de la masse avec sa vitesse, sur l’identité de la matière et de la force, sur le rayonnement de l’énergie par éléments de grandeurs variables dits Quanta et par conséquent sur la substitution du discontinu au continu dans les phénomènes, ont suffi à montrer la faible solidité de principes scientifiques considérés jadis comme indestructibles.
Un éminent mathématicien faisait justement remarquer à propos des idées nouvelles, qu’aujourd’hui on voit une même théorie « s’appuyer tantôt sur les principes de l’ancienne mécanique et tantôt sur les hypothèses qui en sont la négation ». Très sûre quand elle se limite au domaine des faits, la science devient plus incertaine chaque jour dans celui des interprétations.
Les concepts de la mécanique, déjà tant modifiés dans ces dernières années, devront changer encore quand sera généralisée l’idée que la matière représente simplement une forme d’énergie douée d’une provisoire fixité. La matière et la force, qui semblaient jadis constituer deux mondes séparés, apparaissent aujourd’hui comme les formes différentes d’une même chose[4].
[4] Voir l’Évolution des Forces, par Gustave Le Bon, in-18, 16e édition.
Tous les éléments de la nature semblent reliés par d’invisibles liens. Entraîné par les fils de l’attraction, l’océan oscille entre les astres et la terre. Le volume d’un corps varie constamment avec la température de son milieu. La table sur laque j’écris ces lignes est soumise aux attractions de tous les astres de l’univers et les attire à son tour. Rien ne reste isolé dans le mécanisme du monde.
Les phénomènes imprévus révélés par la découverte de la dissociation de la matière ont prouvé que nous sommes entourés de forces gigantesques à peine soupçonnées obéissant à des lois encore ignorées. La plus colossale de ces forces, l’énergie intra-atomique, était aussi inconnue il y a quelques années que le fut l’électricité pendant de longs siècles.
Les réactions chimiques, origine des forces que nous utilisons, modifient l’équilibre des molécules, mais effleurent à peine la stabilité des atomes. Le jour où la science parviendra à désagréger entièrement les atomes d’un corps, elle aura entre les mains une source colossale d’énergie qui rendra inutile l’emploi de la houille et transformera entièrement les conditions d’existence des peuples.
Sous son apparente immobilité, la matière la plus stable, un bloc de marbre par exemple, possède une vie intense et une impressionnabilité extrême facilement révélées par certains instruments tels que le bolomètre.
La matière, considérée jadis comme un élément inerte image du repos, ne subsiste que grâce à l’immense rapidité du mouvement tourbillonnaire des atomes qui la composent. La matière c’est de la vitesse et non du repos.
La matière représente un état d’équilibre entre les forces internes dont elle est le siège et les forces externes qui l’enveloppent. La définition d’un corps reste donc inséparable de celle de son milieu. Le métal le plus dur se transforme en vapeur quand son milieu éprouve certaines variations. L’eau devient solide, liquide ou gazeuse suivant le milieu où elle est plongée.
Il est frappant de constater avec quelle difficulté la science qui observe si facilement les faits arrive à en déterminer la loi. Plus d’un demi-siècle de pénibles recherches fut nécessaire pour s’apercevoir que les lois déterminant l’apparition d’un mode quelconque d’énergie : chaleur, électricité, mouvement, etc., étaient identiques à celles qui régissent l’écoulement d’un liquide et qu’il n’y a par conséquent aucune manifestation possible d’énergie sans dénivellation de certains éléments.
Dans la nature, la petitesse apparente des éléments est parfois sans rapport avec la grandeur de leurs effets. La cellule initiale d’un éléphant ou d’un chêne est beaucoup moins grosse qu’une tête d’épingle. Un minuscule fragment de métal contient une quantité immense d’énergie intra-atomique.
Avec une force quelconque de la nature on peut obtenir toutes les autres, sauf celles qui animent les êtres. La vie seule crée la vie.