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Hier et demain : $b pensées brèves

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CHAPITRE VI
Enseignements politiques déduits de la guerre.

Jamais l’art de gouverner n’aura été aussi malaisé qu’après la guerre. Une des plus grandes difficultés consistera peut-être à rompre avec les habitudes d’intervention universelles qu’avait nécessitées le conflit.


L’art de manier avec certitude la gamme des sentiments qui font mouvoir les hommes ne s’enseigne ni dans les livres ni dans les écoles. Il est resté empirique et s’acquiert seulement par l’expérience. A en juger d’après toutes les erreurs de psychologie commises pendant la guerre, cette acquisition n’est pas facile.


Les grands moteurs de la conduite des peuples sont les croyances et les intérêts. Les croyances ne pouvant être réduites ni par la raison, ni par la force, les gouvernants doivent se borner à concilier des intérêts. Plusieurs siècles de persécutions et de guerres sanglantes furent nécessaires pour établir la solidité de ce principe psychologique.


Les hommes les plus aptes à guider les événements sont souvent entraînés par eux après les avoir conduits jusqu’à une certaine limite qu’ils ne peuvent d’avance prévoir.


Les buts obtenus en politique sont parfois fort différents de ceux poursuivis. L’Allemagne ne se doutait certainement pas du service qu’elle rendrait à l’Angleterre en la forçant à la guerre. Pour le présent elle lui évita une lutte civile avec l’Irlande et consolida en un bloc homogène les éléments inconsistants de son immense empire. Pour l’avenir elle aura considérablement accru sa puissance industrielle et économique en lui faisant comprendre les dangers de l’infiltration germanique.


Grâce aux progrès de son industrie l’Allemagne eût vite conquis en temps de paix l’hégémonie rêvée. Elle aura bouleversé l’univers pour un résultat absolument contraire à celui qu’elle cherchait.


Laplace, dans son livre sur les probabilités, démontre « les avantages que la bonne foi a procurés aux gouvernements qui en ont fait la base de leur conduite. Voyez au contraire, ajoute-t-il, dans quel abîme de malheur les peuples ont été souvent précipités par l’ambition et par les perfidies de leurs chefs. Toutes les fois qu’une grande puissance enivrée de l’amour des conquêtes aspire à la domination universelle, le sentiment de l’indépendance produit entre les nations menacées une coalition dont elle devient presque toujours la victime ». Cette page écrite il y a plus d’un siècle contient des vérités qui resteront éternelles, quoique sans beaucoup de chances de recevoir une application pratique.


Les luttes livrées pour des principes sont toujours fort longues. Telles dans l’antiquité les guerres médiques et dans les temps modernes les guerres de religion, la guerre de Trente Ans, les guerres de la Révolution. Si la guerre de sécession aux États-Unis dura seulement cinq ans, c’est que la ruine financière de l’un des partis en présence rendit impossible la continuation du conflit.


Il est toujours dangereux pour une nation d’avoir un passé trop chargé d’iniquités.


Si puissant que devienne un peuple, si grandes que soient ses conquêtes, si supérieurs que puissent être ses armements, son pouvoir ne saurait durer dès qu’il constitue une menace permanente pour les autres peuples. Plus d’un conquérant en fit jadis l’expérience. Les Allemands la répètent à leur tour.


Frédéric II posait déjà les règles appliquées plus tard par ses successeurs quand il disait que la guerre est une affaire dans laquelle le moindre scrupule peut tout perdre. Suivant lui on ne saurait faire une guerre sans avoir le droit de pillage, d’incendie et de carnage.


Gouverner contre l’opinion est impossible, mais on peut la créer. Une des forces du gouvernement allemand fut d’avoir su, depuis longtemps, orienter l’opinion de son peuple vers la nécessité d’une guerre de conquête. Il y parvint avec l’aide des universités, des journaux et de nombreuses associations.


Des mesures d’exception imposées à un groupe politique, religieux ou ethnique ne font que le fortifier. Persécuté il augmente de cohésion, alors qu’il se dissout dès que cessent les inégalités de traitement. Cette loi psychologique a maintenu aux Juifs leur individualité à travers les siècles. Pour l’avoir méconnue l’empire d’Autriche verra forcément ses provinces se dissocier.


Conquérir un peuple peut être l’œuvre d’un jour. L’assimiler demande parfois des siècles. Souvent même le temps n’y suffit pas. L’Angleterre ne put jamais s’agréger l’Irlande, l’Autriche a toujours pour ennemis les peuples soumis à sa domination.


La violence ne suffit pas pour fusionner les âmes des races. Bien que l’histoire ait solidement démontré cette loi psychologique, les maîtres des peuples ne l’ont pas encore comprise.


L’utilité des esprits supérieurs dans le gouvernement des peuples fut bien mise en évidence par l’histoire des vingt années qui suivirent la guerre de 1870. Le chancelier alors à la tête de l’Allemagne sut isoler la France en s’alliant à l’Italie, à la Roumanie et à l’Autriche, puis en obtenant la neutralité bienveillante de la Russie et de l’Angleterre. Cette situation disparut progressivement dès que l’Allemagne fut gouvernée par des chefs arrogants, toujours prêts à menacer l’Europe de la force allemande.


Pour les peuples de races, de langues, de religions ou d’intérêts différents, réunis par les hasards des conquêtes, il n’existe que deux formes possibles de gouvernement : l’autocratie pure ou une fédération de provinces autonomes. Ce dernier type de gouvernement s’impose aujourd’hui partout. L’Angleterre en fit l’expérience avec le Transvaal et l’Irlande, l’Autriche avec la Hongrie et bientôt, sans doute, avec ses autres provinces. La Russie, composée de peuples divers, arrivera probablement aux mêmes séparations après une série de bouleversements.


Un peuple ne saurait espérer un gouvernement meilleur que lui-même. Aux âmes incertaines correspondent des gouvernements incertains.


Si les gouvernements démocratiques furent toujours jusqu’ici des gouvernements d’avocats c’est que les luttes parlementaires donnent à l’habitude de la parole un rôle prépondérant. Dans les civilisations à forme industrielle, la compétence technique devenant beaucoup plus nécessaire que la compétence oratoire, le technicien semble appelé à remplacer l’avocat. C’est une des réformes auxquelles songe le plus l’Angleterre. L’ancien type moyen du politicien orateur tend à disparaître.


Dans les grands conflits, la force des peuples fait celle des gouvernants.

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