Hier et demain : $b pensées brèves
LIVRE VII
Perspectives d’avenir
CHAPITRE PREMIER
Quelques conséquences de la guerre.
La guerre européenne ouvre une de ces grandes périodes de l’histoire où, comme à l’époque de la Réforme et de la Révolution, les peuples changent leurs conceptions de la vie, leur idéal et aussi leurs élites.
C’est au lendemain de la paix que se dérouleront les plus importantes répercussions de la guerre. Elle se prolongera dans des luttes économiques, industrielles et sociales qui transformeront l’avenir des peuples.
Les conséquences matérielles du conflit européen seront moins importantes peut-être que les transformations mentales qu’il aura engendrées. Les changements du monde extérieur façonnent rapidement un nouveau monde intérieur.
L’Europe ne verra sans doute pas ses frontières géographiques très modifiées par la guerre, mais ses frontières psychologiques se trouveront changées.
Les guerres renversent toute l’échelle des valeurs morales. L’acte sévèrement réprimé comme crime en temps ordinaire devient vertu et gloire dans le combat. L’intérêt individuel s’efface. La vie humaine n’a plus qu’une importance collective.
La démonstration expérimentale que la domination militaire d’un peuple étranger constitue une opération coûteuse, improductive et par conséquent inutile, épargnera peut-être au monde de nouveaux carnages.
On a justement remarqué que les grands génies apparurent souvent pendant les périodes de guerre. Le siècle qui vit naître Raphaël, Michel-Ange, Galilée, Copernic est celui où le monde se trouva le plus ravagé par des luttes féroces. C’est dans la vie des camps que Descartes composa sa Méthode. La guerre semblerait donc constituer un stimulant de toutes les énergies. Une foule de progrès scientifiques et industriels n’eussent probablement pas été réalisés sans le conflit actuel.
Les guerres exaltent ou dépriment un peuple suivant son état mental quand elle éclate. La guerre de 1870 déprima considérablement la France. La lutte actuelle réveilla au contraire ses activités endormies.
L’Allemagne, en croyant s’assurer de nouveaux débouchés, ne réussit qu’a perdre ceux qu’elle possédait, surtout en Orient. Le Japon sera sans doute le principal bénéficiaire de la guerre européenne.
Que trouve à son foyer, quand ses blessures l’y ramènent, le soldat allemand qui rêvait d’une abondance illimitée créée par les richesses conquises ? La menace d’impôts nécessitant un écrasant labeur et une pauvreté sans espoir. Ces constatations faites par quelques millions d’hommes modifieront peut-être leurs idées sur les avantages des guerres.
Les faits seuls pouvaient enseigner au peuple allemand ce que valaient les théories de ses philosophes.
Ruines économiques, clientèle disparue, relations commerciales rompues représentent la contrepartie des stériles victoires de l’Allemagne. Toutes les statistiques montrent que la « Mittel Europa », même parfaitement organisée, ne peut pas remplacer le commerce avec les autres pays. Devant le bloc économique de l’Europe centrale se dressera le bloc beaucoup plus fort des autres puissances.
Les conséquences immédiates de la guerre seront fort tangibles : rareté de la main-d’œuvre et des matières premières, élévation des charges fiscales, nécessité d’accroître la production avec des ressources amoindries. En dehors de ces phénomènes visibles, surgiront des conséquences lointaines comprenant trop de possibilités pour être connaissables aujourd’hui.
Un statisticien allemand évalue comme il suit le coût de la guerre européenne pendant les trois premières années : dépenses en argent 430 milliards, hommes tués 7 millions, estropiés 5 millions. Il serait difficile de découvrir ce que les auteurs de tels cataclysmes pouvaient y gagner.
Sans parler de pays comme la Russie où la banque, l’industrie et le commerce étaient entièrement germanisés, l’infiltration de l’Allemagne s’étendait rapidement partout. La guerre seule pouvait révéler le danger que l’empire allemand faisait courir à l’univers.
L’agriculture prendra sans doute après la guerre une importance supérieure à celle de l’industrie. Les disponibilités de tous les peuples en céréales et en viande ayant été épuisées par les immenses armées qu’il fallait nourrir, ils chercheront vainement à se ravitailler au dehors. Une élévation énorme des prix en résultera jusqu’à ce que de nouvelles ressources alimentaires aient été créées. L’exploitation agricole des territoires et des colonies deviendra forcément la principale préoccupation des peuples.
Dans certains pays, l’Angleterre notamment, l’industrie agricole était de plus en plus reléguée au dernier plan. La menace de disette créée par les torpillages la fit rapidement passer au premier rang. Il en sera de même dans tous les pays aspirant à conserver leur autonomie.
Se reporter à un demi-siècle en arrière suffit pour voir qu’avec une agriculture prospère et une industrie moyenne un peuple peut mener une vie beaucoup plus heureuse que celle résultant du développement exagéré de ses usines. Une conséquence utile de la guerre sera sans doute de faire abandonner un peu l’usine pour la terre.
Ce sera surtout pendant la paix que la population civile sentira le poids de la guerre.
L’appauvrissement des classes moyennes, conséquence de la guerre, ôtera aux pays un grand élément de stabilité.
La France sortira évidemment de cette guerre épuisée d’hommes et d’argent, mais dégagée peut-être des illusions politiques et sociales qui eussent fini par engendrer une irrémédiable décadence.
La guerre aura été une grande destructrice de toutes les routines : routines militaires, routines industrielles, routines mentales surtout.