Hier et demain : $b pensées brèves
CHAPITRE VIII
Les révolutions et l’anarchie.
Les révolutions les plus difficiles sont celles des habitudes et des pensées.
De toutes les révolutions, la plus profonde, peut-être, fut celle réalisée par l’Angleterre lorsque, contrairement à ses traditions séculaires, elle accepta, pendant la guerre, de remettre tous les pouvoirs entre les mains de l’État et lui accorda un droit absolu sur la vie et la fortune des citoyens. Ce bouleversement national s’effectua sans désordre, parce qu’il fut l’œuvre de tous les partis et non d’un seul comme les révolutions antérieures.
Provoquer une révolution est toujours facile, la prolonger difficile.
Renverser un autocrate n’est nullement supprimer le régime autocratique. Des milliers de sous-autocrates irresponsables, nécessaires à l’administration d’un pays, continuent en effet à détenir le pouvoir réel. Le régime peut changer de nom, mais ils restent les vrais maîtres.
Une révolution brusque ne fait que substituer un nouvel arbitraire à l’ancien.
Les barrières sociales que les révolutions renversent se relèvent tôt ou tard, car les peuples ne peuvent subsister sans leur pouvoir limitateur, mais elles ne se relèvent généralement pas à la même place.
Il est parfois plus facile à un peuple de supporter ses maux que les remèdes employés pour les guérir.
Dans un pays divisé en classes possédant des intérêts contraires, une révolution peut se faire pacifiquement, mais il est bien rare qu’elle reste longtemps pacifique.
Une révolution, à ses débuts, ne se gouverne pas plus qu’une avalanche pendant sa chute.
La contagion mentale est le plus sûr facteur de propagation d’une révolution.
Le plus grave danger menaçant une assemblée révolutionnaire n’est pas dans les réactions qui se font à sa droite, mais dans les surenchères surgissant à sa gauche.
Une révolution accomplie par des foules ne suit d’autre direction que les impulsions mobiles et désordonnées de ces foules. De tels mouvements ont une grande force, mais ils sont sans durée et engendrent fatalement l’anarchie.
Les révolutionnaires russes ont oublié de méditer ce mot de Napoléon : l’anarchie ramène toujours au pouvoir absolu.
Les révolutions qui commencent se meuvent dans une atmosphère d’illusions et de surenchères génératrices d’un désordre social d’où, finalement, les restaurations surgissent.
Parmi les causes de révolutions figure la perte de la foi générale dans la valeur des conceptions anciennes dirigeant la vie sociale. L’anarchie qui en résulte est alors une recherche inquiète de vérités nouvelles capables d’orienter un peuple.
C’est pendant la période de triomphe d’une révolution, lorsque, les liens sociaux étant rompus, chacun suit ses impulsions, qu’apparaît le mieux le rôle indispensable joué dans les sociétés par la discipline et la cohésion.
Les historiens jugeant les événements révolutionnaires leur attribuent souvent des causes bien étrangères à leurs origines réelles. Quand, au début de la révolution russe, les soldats abandonnèrent les tranchées, ce ne fut pas au nom de principes incompréhensibles pour eux, mais simplement afin de participer au partage des terres promis par les socialistes.
Un des plus effrayants résultats de la révolution russe fut de transformer par la destruction des cohésions sociales une armée de plusieurs millions d’hommes parfaitement aguerris la veille, en un troupeau sans âme fuyant devant la moindre attaque.
Les ennemis du dedans rendent une nation impuissante contre les ennemis du dehors.
Certaines révolutions, telles que la révolution russe, détruisent en quelques mois l’œuvre d’agrégation réalisée par des siècles d’efforts.
La clairvoyance est rare chez les révolutionnaires. Dès leurs premiers triomphes ceux de la Russie poursuivirent trois buts également funestes à l’avenir de leur pays : 1o une paix immédiate et par conséquent l’abandon des Alliés qui s’étaient engagés dans la guerre pour eux ; 2o la promesse du partage des terres qui créera des luttes permanentes sur tous les points du territoire ; 3o la séparation des diverses nationalités de la Russie qui entraînera la destruction de l’immense empire.
Après la séparation de l’Ukraine, grande province de 30 millions d’hommes très fertile et très riche, puis de la Finlande et de la Lithuanie, la Russie restera encore le plus vaste des empires, mais il en sera aussi le plus pauvre et se verra entouré de provinces hostiles, toujours en lutte.
La révolution russe a simplement substitué à un rigoureux régime un régime plus dur encore. Elle a de nouveau montré que les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent.
Aucune analogie à établir entre la Révolution française et la révolution russe. La première fut faite par des bourgeois instruits, la seconde par des ouvriers et des paysans illettrés dont le niveau mental ne dépasse guère celui des anciens Scythes.
Pour la majorité des ouvriers russes une révolution se résume en cette notion : personne ne commande, chacun fait ce qu’il veut.
Tant que les idées de l’Allemagne resteront inchangées, l’Europe sera menacée de guerres fréquentes. Mais l’artificiel empire germanique représentant un état féodal superposé à un état industriel, les Allemands eux-mêmes comprendront un jour l’incompatibilité de ces deux régimes. Il en résultera nécessairement une de ces révolutions de pensées, toujours génératrices de révolutions politiques profondes.
Quoique les grandes révolutions soient aisément prédites, il n’est guère d’exemples que leurs plus importantes conséquences aient été pressenties.
L’anarchie est partout quand la responsabilité n’est nulle part.