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Le livre commode des adresses de Paris pour 1692, tome 1/2

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INTRODUCTION.

Les guides, les ciceroni dans les grandes villes sont aussi anciens qu’elles. Nous n’en connaissons pas une, du moins, parmi les plus célèbres, qui n’ait eu les siens.

Athènes et Corinthe offroient aux étrangers qui les visitoient tout un collége d’exégètes (conducteurs), « dont la charge, lisons-nous dans les Mélanges publiés sous le nom de Vigneul Marville[1], étoit de leur faire voir ce qu’il y avoit de curieux, de leur expliquer les inscriptions anciennes et tout ce qui concernoit ce genre d’érudition. »

[1] T. II, p. 217.

Pausanias n’a eu garde de les oublier. Ils avoient dû, en effet, lui être fort utiles pour le renseigner sur les détails d’art et d’antiquité que recherchoit surtout sa curiosité de voyageur. L’Itinéraire, qu’il rédigea au retour, est rempli de ce qu’il recueillit à leur suite. On y trouve, à chaque page de ses dix livres, une trace de leurs renseignements. Aussi cette première relation d’un Voyage en Grèce n’est-elle, elle-même, comme on l’a justement remarqué[2], qu’une sorte de guide du touriste.

[2] Biog. génér., t. XXXIX, p. 415.

De Rome, où, comme à Pompeï, les affiches étoient d’ailleurs en usage[3], il nous est resté, pour la ville même, distribuée par régions, deux de ces « guides », l’un de Publius Victor, l’autre plus incomplet attribué à Sextus Rufus. Les indications n’y sont que sommaires, mais d’une multiplicité de détails surprenante. Il n’y est fait grâce ni du plus petit temple (ædicula), ni d’un bain, ni d’un arbre, si peu qu’il fût consacré, etc., etc.

[3] V. Le Vieux-neuf, 2e édit., t. II, p. 64, note ; et 94-95.

Pour compléter ces « guides » écrits et empêcher qu’on ne s’égarât dans le labyrinthe de curiosités qu’ils vous ouvroient, il y avoit ce qu’on appeloit des nomenclatores[4], sortes de guides parleurs et bavards, qui — leur nom le disoit — vous faisoient la liste, vous dressoient, de mémoire, « la nomenclature », nom par nom, de toutes les personnes de distinction qui passoient, et vous animoient ainsi la rue ou la place, dont ils vous montroient les monuments. De cette façon, ils n’expliquoient pas seulement le tableau, ils y mettoient les personnages.

[4] Cicero, ad Atticum, lib. IV.

Les riches patriciens avoient de ces « nomenclateurs » parmi leurs esclaves. Ils leur faisoient tenir pour eux une sorte d’almanach des adresses, où figuroient, avec les gens composant leur « clientèle », les nombreux amis que leur avoit tout naturellement attirés la richesse.

L’usage de ces esclaves dresseurs de listes existoit depuis longtemps chez les rois d’Asie, et c’est de là qu’il étoit venu à Rome. Sénèque ne le condamna que plus sévèrement dans un de ses traités, où cet étalage de clients et d’amis ne lui semble qu’une ostentation de cour :

« C’est, dit-il[5], une vieille coutume des rois ou de ceux qui imitent les rois, de faire enregistrer un peuple d’amis. »

[5] De Beneficiis, lib. VI, cap. 33.

A côté du renseignement curieux, l’étranger pouvoit, dans les villes grecques, trouver le renseignement utile. Étoit-ce un Corinthien de passage à Athènes, ou un Athénien à Corinthe ? Il trouvoit chez le chargé d’affaires de sa ville tout ce qui pouvoit l’empêcher de s’égarer ou d’être pris pour dupe. Le gîte même, s’il arrivoit avec une mission de ses concitoyens, lui étoit fourni par ce fonctionnaire — nous allions presque dire ce consul — complaisant et hospitalier[6].

[6] Boeckh, Economie politique des Athéniens, t. I, p. 388.

On l’appeloit Proxène, mot que reprirent les Romains pour en faire celui de Proxeneta, qui n’eut que plus tard le sens déshonnête qu’il devoit prendre et que nous avons laissé à son dérivé proxénète.

D’abord, le proxeneta n’étoit à Rome qu’une sorte de courtier en marchandises, un intermédiaire, intercessor, comme dit Apulée, entre l’acheteur et le vendeur. Il s’entremettoit pour les affaires de change, qui ont toujours tant importé aux étrangers. Il négocioit même pour eux ou pour les clients urbains, des emprunts à intérêts[7]. En ce cas, il prenoit le nom spécial de pararius[8]. De tout cela, il formoit un ensemble d’affaires, auxquelles on avoit donné le nom particulier de proxenetica, et que la loi reconnoissoit comme légales : Proxenetica, lit-on dans le Digeste[9], jure licito petuntur.

[7] Sénèque, Epître 119.

[8] Id. Des bienfaits, liv. III.

[9] Liv. 50, tit. 14, loi 1re.

Malheureusement d’autres trafics s’y mêlèrent peu à peu pour primer honteusement les premiers. Le proxénétisme devint ce que nous l’indiquions tout-à-l’heure. Les proxénètes finirent par n’être plus que des entremetteurs, des courtiers de débauches.

D’autres agents, les prosagogues qui s’étoient faits, comme les exégètes, mais avec moins de savoir, les interprètes et les conducteurs des étrangers, tombèrent aussi, par l’abus de leur métier, dans une infamie qui n’étoit pas moins dégradante. Ils se firent espions et délateurs. S’ils renseignoient d’un côté ceux qui en toute confiance les prenoient pour guides, de l’autre ils donnoient sur eux et contre eux des renseignements à la police. Plutarque s’en est plaint dans la Vie de Dion.

A l’époque même, où ils n’en étoient pas encore là, et s’en tenoient aux choses permises de leur profession d’interprètes et de « donneurs d’indications », ils n’avoient pas semblé au grand philosophe de la vie pratique, Aristote, d’une utilité suffisamment étendue et sérieuse.

Pour qu’il fût possible à chacun de s’éclairer sur ce qui importoit à son travail ou à ses affaires, il eût voulu plus et mieux que ces proxénètes et ces prosagogues : « Il est nécessaire, dit-il, dans sa Politique[10], qu’il existe quelque chose, où le peuple se puisse renseigner, et perde ainsi tout prétexte d’être oisif. »

[10] Liv. IV, ch. 15.

Un peu plus haut, dans le même traité[11], il avoit dit : « On convient que, dans une république bien constituée, ce qui est nécessaire à chacun doive être en évidence. Mais comment y parvenir ? Ce n’est pas facile. »

[11] Id. Liv. III, ch. 7.

Il fallut, en effet, bien des siècles encore, pour trouver la solution du problème.

Au moyen-âge, l’utilité s’éclairant par la charité qui fut sa vraie lumière, il y eut quelques bonnes tentatives et quelques progrès. Dès le XIe siècle, par exemple, les pauvres filles en quête de conditions surent où se renseigner pour en trouver une, et en même temps, qui mieux est, n’eurent plus à chercher le refuge où elles pourroient l’attendre : les bonnes sœurs de l’Ostellerie Sainte Opportune, ou Catherinettes, leur offroient à la fois les renseignements et le gîte[12].

[12] Piganiol de la Force, Descript. de Paris, t. II, p. 149 ; H. Bordier, les Églises et les Monastères de Paris, 1856, in-12, p. 23.

En 1330, autre fondation d’une charité tout aussi hospitalière et plus maternelle encore. Les nourrices de la campagne ne savoient pas, en venant à Paris, comment trouver des nourrissons, et les mères n’ignoroient pas moins de quelle façon se procurer des nourrices. L’établissement dont nous voulons parler y pourvut, en satisfaisant les unes et les autres.

La nourrice du fils du roi, alors régnant, Philippe VI, avoit quatre grandes filles. On leur créa quatre offices, qui constituoient à chacune le privilége de tenir un bureau, où mères et nourrices pussent se présenter pour s’entendre[13].

[13] Hurtaut et Magny, Dict. hist. de la ville de Paris, t. IV, p. 216-217.

On les appela Commanderesses, ou mieux Recommanderesses, mot qui étoit moins nouveau que leur office. Il servoit déjà depuis quelque temps à désigner certaines femmes qui faisoient une concurrence active, mais non gratuite, aux Catherinettes, pour le placement des servantes.

Nous en trouvons deux dans le registre de la Taille, de 1292, et, un peu plus tard, elles furent assez nombreuses pour donner leur nom à la partie de la rue de la Vannerie qu’elles occupoient du côté du carrefour Guillori[14].

[14] Voir ce qui en est dit plus loin.

Toute pauvre fille une fois placée par ces Recommanderesses, leur payoit un droit sur ses premiers gages, tandis qu’en sortant de l’Ostellerie Sainte Opportune, elle n’auroit eu qu’à dire merci à Dieu et aux bonnes sœurs.

Où celles-ci mettoient la charité, les recommanderesses mettoient le courtage.

Il commençoit, du reste, alors à fonctionner sous toutes les formes, dans presque tous les métiers, même ceux où il étoit inutile. Estienne Boileau eut donc soin d’exclure ceux qui en étoient les agents, c’est-à-dire « les couratiers », partout où il ne les trouva pas indispensables : « El mestier devant dit, écrit-il en pareil cas, ne puet ne ne doit avoir nul courratier[15]. »

[15] Est. Boileau, Livre des Mestiers, p. 149.

Ils n’en furent ni moins nombreux, ni surtout moins tenaces, pour tâcher de se faire une double proie, aux trousses du vendeur et de l’acheteur.

Il n’est pas de trafics où on ne les trouve.

Dans chaque négoce, se faufilent « proxenettes-couratiers, comme il est dit dans le Coustumier général, et autres commis à vendre marchandises à eux confiées[16]. » Veut-on, par exemple, pour entrer en campagne, ou seulement pour quelque passe d’armes, un bon cheval qui se puisse monter sans retard ? Désire-t-on une belle haquenée dont on puisse faire présent ? Le courtier est là qui vous les procure, et qui « moyenne », comme on disoit, le marché. « Alors, lisons-nous dans l’Hystoire du petit Jehan[17], à propos des palefreniers et maréchaux du roi auxquels, en arrivant, il s’étoit adressé, alors envoyèrent quérir les plus souffisants et féables couratiers de chevaux, et se informèrent des plus belles hacquenées qui fussent à Paris. »

[16] T. I, p. 899.

[17] Edit. Guichard, p. 69.

Les mariages mêmes déjà n’échappoient point à ces courtages, et les moines, disoient les mauvaises langues, s’en mêloient quelquefois. Ils se faisoient « moyenneurs de mariages », pour nous servir d’une expression de Philippe de Commines[18]. Une satire contre les Dominicains, que cite Du Cange[19], le leur reproche, ainsi que d’autres petits trafics de même sorte :

[18] Liv. III, ch. 8.

[19] Nouv. édition, au mot corraterius.

De maint marchié sont couratiers
Encor plus ils sont curatiers
De mariages.

Dans tout cela, si ce n’est pour ce qui intéressoit les servantes, à l’isolement desquelles pourvoyoit si naturellement l’œuvre des Catherinettes, il n’y avoit pas eu d’avantages nouveaux et surtout désintéressés en faveur du public.

Il lui manquoit toujours, lorsqu’il cherchoit à se renseigner sur ce qui lui importait pour ses besoins ou ses affaires, ce qui lui avoit manqué du temps d’Aristote.

L’idée et les vœux de celui-ci restoient ainsi pleinement à satisfaire, lorsqu’au XVIe siècle, un homme du meilleur sens, le père de Montaigne, s’en occupa, croyant, d’ailleurs, qu’on ne l’y avoit pas devancé. Il ne les réalisa pas, même par un commencement de mise en pratique ; mais grâce à l’autorité de son fils qui eut l’excellent esprit d’en parler dans ses Essais, et d’insister sur ce qu’il y avoit là de nécessaire, la voie cette fois leur fut ouverte, et quelqu’un, comme nous le verrons, éclairé, guidé par ce qu’il en avoit dit, se trouva enfin pour les faire passer du projet à l’application.

C’est au chapitre 34 de son 1er livre publié en 1580, que sous ce titre : D’un défaut de notre police, Montaigne nous a entretenus des idées de son père sur ce point, sans savoir plus que lui du reste qu’il y avoit eu Aristote pour précurseur.

« Feu mon père, dit-il, homme pour n’estre aidé que de l’expérience et du naturel, d’un jugement bien net, m’a dit autrefois qu’il avoit désiré mettre en train, qu’il y eust es villes certain lieu désigné, auquel ceux qui auroient besoin de quelque chose se peussent rendre, et faire enregistrer leur affaire à un officier estably pour cet effect : comme je cherche à vendre des perles, je cherche des perles à vendre, tel demande un ouvrier, qui ceci, qui cela chacun selon son besoin, et semble que ce moyen de nous entr’advertir apporteroit non légère commodité au commerce public ; car à tous coups il y a des conditions qui s’entrecherchent, et, pour ne s’entendre, laissent les hommes en extrême nécessité. J’entends avec une grande honte de notre siècle. »

A ce propos, prenant alors l’idée par ce qu’elle a de plus élevé et de plus charitable, il laisse tout ce qui peut y intéresser le commerce, et ne voit que ce qui s’y trouveroit d’avantages pour ceux que, malgré leur mérite, la misère tue, les moyens leur manquant pour faire connaître que ce mérite est sans emploi.

Il cite, comme exemples, deux savants, l’un d’Allemagne, l’autre d’Italie, morts ainsi, dit-il, « en l’estat de n’avoir pas leur saoul à manger, et, ajoute-t-il, croy qu’il y a mil hommes qui les eussent appelez avec très-avantageuses conditions, ou secourus où ils estoient s’ils l’eussent sçu. »

Il ne croit pas, en parlant ainsi, trop présumer du monde, « qui n’est pas, dit-il, si généralement corrompu. » Il se porte d’ailleurs garant que son père n’eût pas autrement agi. Quant à lui-même, en toute franchise, il avoue qu’il n’y eût peut-être pas été si empressé : « En la police œconomique, dit-il, mon père avoit cet ordre, que je sçay louer, mais nullement ensuivre. »

Il n’y avoit guère en ce temps, sans journaux, que les livres pour répandre les idées, et comme beaucoup ne paroissoient que pour être oubliés, et déjà lettres mortes, ce qu’ils devoient faire connoître restoit comme eux inconnu. Les Essais, par bonheur, ne devoient pas être de ces mort-nés de la philosophie. Le succès fut très-vif, tant pour le livre et ses merveilleuses fantaisies de forme et d’allures, que pour ce qui s’y animoit de ces allures, et s’y revêtoit de cette forme.

Tout germa, tout fructifia de ce qu’il portoit comme semence. Deux ans après qu’il eut paru, nous voyons, par exemple, publier à Genève un petit livret de renseignements, qui pourroit bien déjà n’être qu’une variante de ce que Montaigne avoit demandé. Il vouloit, lui, qu’en arrivant dans une ville, chacun pût savoir où trouver ce qu’il lui faut. Le petit livret dont nous parlons, prenoit l’idée à revers. Il vous renseignoit sur tout ce dont il faudroit se garder en s’aventurant dans les boutiques. C’étoit arriver au même but, mais par le côté contraire, comme on arrive à l’orthographe par la cacographie.

Voici le titre, qui, tant il est net, nous dispensera de plus longues explications :

Le Livre des Marchands, fort utile à toutes gens pour cognoistre de quelles marchandises on se doit donner garde d’estre deceu. Genève, 1582, in-24.

Sous Henri IV, ce fut mieux. L’homme à projets du règne, Barthélemy de Laffémas, « tailleur varlet de chambre du roy », comme il aimoit à se qualifier[20], auquel l’industrie et le commerce de son temps durent tant de progrès[21], et en auroient dû bien davantage, si le roi n’eût pas été tué, s’inspira de l’idée même de Montaigne, et en fit le point de départ d’un établissement, qui auroit pu complètement et très-largement la réaliser.

[20] Variétés hist. et litt. de la Biblioth. Elzévirienne, t. VII, p. 303.

[21] Id. ibid.

Ce fut, malheureusement, parmi ses projets, un de ceux qui ne survécurent pas au roi qui protégeoit et qui encourageoit Laffémas. Cet appui manquant, il n’y donna pas suite. Comme la plupart des autres, il le laissa oublier, et l’on n’en sauroit même rien, si, après sa mort, son fils Isaac, le même qui fut le grand justicier de Richelieu[22], n’en avoit pas parlé dans le traité où, sous ce titre : Histoire du Commerce de France, il ne fait guère que l’apologie historiée des projets de son père[23].

[22] Id., t. X, p. 18.

[23] Cimber et Danjou, Archives curieuses, 1re série, t. XIV, p. 409-430.

Il ne dissimule pas pour celui-ci que l’inspiration lui en avoit pu venir de Montaigne « que l’on tient, dit-il[24], avoir eu d’aussi heureuses et fortes conceptions qu’homme du monde. » Laffémas n’avoit fait que développer et étendre ; mais, cela, suivant son fils, en de telles proportions, que le projet en étoit devenu ce qu’il pouvoit y avoir de plus profitable pour l’intérêt du commerce.

[24] Id., p. 424.

Plus de difficultés dès lors, plus d’entraves. Les affaires, que d’utiles renseignements éclairent de partout, se font d’elles-mêmes, aussi bien sur place que par correspondance, car Laffémas n’a pas limité à une seule ville, à Paris, les bienfaits de sa fondation. Il veut que l’Europe, que le monde entier, s’il se peut, en profite.

Son fils, qui reprend l’idée, ne la voit pas autrement. Il s’enthousiasme de cet accord universel entre tous les trafiquants de l’Univers ; il ne voit rien qui puisse y faire obstacle, si les Bureaux dont son père a conçu l’idée d’après celle du père de Montaigne, peuvent enfin s’établir :

« J’attends cela, dit-il[25], de l’invention des Bureaux publics, qui défaillent seuls à la facilité de nostre commerce pour le rendre à sa perfection, bureaux, autant nécessaires à l’utilité publique et commodité des particuliers, que tout ce qu’on a inventé pour cet effet.

[25] Id., p. 423-424.

« Je veux, ajoute-t-il, signaler cette proposition entre les plus belles que mon père ait jamais faites, pour la première, plus utile, et de plus grande importance ; aussi est-ce un remède tacite à une infinité d’abuz, et un préservatif contre la ruine de notre commerce, outre tant de diverses particularitez que cela demanderoit autant d’histoires, auxquelles toutesfois faudroient et le papier et le temps.

« Il me suffira de dire que seront certaines correspondances que les agents publics auront par toutes les villes, pour faire gérer et négocier toutes sortes d’affaires, qui leur seront volontairement et sans contrainte apportées en leurs bureaux. »

Cela étoit écrit en 1606. Trois ans après, l’idée reparoissoit, mais sous une autre forme, celle d’une feuille de publicité, comme nous dirions, qui devoit répandre dans le public, ce que d’après le système de Laffémas, on eût été obligé d’aller chercher dans ses Bureaux.

C’est sous le nom de Gazette, employé là pour la première fois, que cette feuille d’annonces devoit paroître. Viollet-le-Duc possédoit le seul livret qui en fut publié, et dont la rareté est telle, que jamais on n’en a vu que son exemplaire[26].

[26] Brunet, Manuel du Libraire, t. II, col. 1515.

Cette Gazette est en rimes, comme il y en eut tant d’autres plus tard, et comme il en couroit déjà de manuscrites. Où la prose n’eût pas été permise alors, on toléroit ainsi les vers, surtout lorsque, comme ici, ils ne prenoient pas l’allure trop sérieuse de l’alexandrin.

Dès son titre, la Gazette, dont nous allons faire rapidement l’analyse, d’après celle qu’en a donnée Viollet-le-Duc[27], se déclare on ne peut mieux renseignée de partout, sur les hommes et sur les choses :

[27] Bibliothèque poétique, 1843, in-8, p. 349-350.

La Gazette en ses vers
Contente les cervelles ;
Car de tout l’Univers
Elle reçoit nouvelles.

On y semble savoir ce que désiroient le père de Montaigne et Barthélemy de Laffémas. Tout ce qu’ils n’ont vu qu’en utopie, on y satisfait, on le réalise :

La Gazette a mille courriers
Qui logent partout sans fourriers.
Il faut que chacun luy réponde
Selon sa course vagabonde
De ça, de là diversement,
De l’Orient en Occident
Et de toutes parts de la sphère,
Sans laisser une seule affaire
Soit d’Edit, de Commissions
De düels, d’exécutions
De pardons pleniers et de bulles,
D’ambassadeurs venus en mulles…
De morts subites de seigneurs
Pour estre trop grands besogneurs
Des livres de maître Guillaume…
Quoi qu’il en soit rien ne s’oublie
Car la Gazette multiplie
Sans relasche ses postillons
Vistes comme des Aquilons…

Les modes auront leur chapitre, tant pour les hommes que pour les femmes.

Les uns apprendront de quels « points » ou dentelles il sied de se parer, et quel air il faut donner, en la portant, à « la roupille » ou cape à l’espagnole :

La Gazette en cette rencontre
Comprend les poincts plus accomplis,
Les courtes chausses à gros plis,
Les gauches détours des roupilles, etc. ;

Les autres, pour lesquelles le détail est plus étendu et plus galant, trouveront où s’aller fournir de ce qui intéresse la coquetterie :

… Les méthodes,
Les inventions et les modes,
Des cheveux neufs à qui les veut,
Fausses gorges à qui ne peut,…
Nœuds argentez, lassets, escharpes,
Bouillons en nageoires de carpes,
Porte-fraises en entonnoir,
Oreillettes de velours noir,
Doubleures aux masques huilées,
Des mentonnières dentellées,
Des sangles à roidir le busc,
Des endroits où l’on met le musc.

Tout cela — le ton le dit assez — n’étoit que pour rire. Cette Gazette semble n’avoir paru que pour se moquer de ce que pourroit être un journal de faits, d’avis et d’affaires, qui paroîtroit régulièrement. C’est ce qui, — de même que la mise à exécution si longtemps attendue de l’idée de Montaigne et de Laffémas, — ne tarda guère.

Dès 1612, Théophraste Renaudot, médecin du Roi, se disant grand ami des pauvres, étoit en instance près de la Reine-mère, tant pour obtenir le privilége d’une Gazette que pour avoir, par privilége aussi, permission d’ouvrir des Bureaux d’adresses ; il complétoit ainsi une fondation par l’autre.

Les Bureaux furent la première.

Elle devança l’autre d’une année. A peine Renaudot en avoit-il émis le projet, qu’il recevoit l’approbation royale. Ce n’étoit malheureusement qu’un premier pas. Cinq ans se passèrent avant qu’il pût en faire un second. L’approbation royale étoit du 14 octobre 1612, il n’eut que le 30 octobre 1617 l’approbation du Conseil. Il fallut ensuite aller devant le Parlement pour obtenir arrêt de jouissance. Les démarches traînèrent, avec une formalité par étape, du 30 octobre 1617 au 3 février 1618, et du 16 février 1618 aux 28 février et 22 mars 1624.

Ce n’est pas tout, quand le Parlement eut approuvé, une nouvelle halte fut nécessaire pour attendre la déclaration royale. Elle n’arriva que quatre ans après, le 31 mars 1628. Enfin, Renaudot touchoit à son privilége, mais il fallut, pour qu’il l’eût en main, plus de quatorze mois encore. Il n’est daté que du 8 juin 1629.

C’est à la fin de cette année qu’il ouvrit, je ne dirai pas son, mais ses Bureaux. Lui-même, en effet, nous donne à entendre qu’il en avoit plusieurs, par la façon dont il fait connoître son adresse, à la fin du titre de la brochure gr. in-4o de 34 pages, qu’il publia aussitôt pour mettre son idée au grand jour :

« Inventaire des addresses du Bureau de rencontre, où chacun peut donner et recevoir advis de toutes les nécessitez et commoditez de la vie et société humaine, par permission du Roy contenue en ses brevets, etc. Dédié à Mgr le Commandeur de la Porte, par T. Renaudot, médecin du Roy, à Paris, à l’enseigne du Coq, rue de la Calandre, sortant au Marché neuf où l’un desdits bureaux d’addresse est estably. »

Dans la longue préface, dont il fit précéder cet « inventaire », et que reproduisit le Mercure françois de l’imprimeur Richer[28], seul journal qu’il y eût alors, il avoue, tout en exposant son idée, à quelles sources il l’a prise. Il la déclare « fondée sur l’autorité d’Aristote » ; il invoque aussi celle du sieur de Montagne (sic) « pour servir de preuve, dit-il, au bien qui en reviendra. »

[28] T. XXII.

C’est en faveur des pauvres gens surtout qu’il veut que ce bien se produise. En cela, « Messieurs de la Ville » l’ont compris, puisqu’ils lui ont donné leur approbation, et Messieurs de l’Hôtel-Dieu de même, qui, le 28 janvier 1628, lui ont accordé leur patronage.

Renaudot est médecin, et ne l’oublie jamais. C’est ce qui lui a fait rechercher, et sans doute aussi obtenir cette protection de l’Hôtel-Dieu. L’indication des remèdes qu’il aura, d’ailleurs, soin de choisir parmi les plus efficaces, sera pour une bonne part dans les annonces qu’il fera, et dont il complétera le détail à ceux qui voudront bien venir se renseigner au « Bureau d’adresse. »

Par une singulière rencontre, Blegny, le faux Abraham du Pradel, dont nous publions le volume, s’occupoit aussi — nous ne le verrons que trop bientôt — de remèdes de toutes sortes.

S’il publia son Livre commode, ce fut avant tout pour les faire connoître, de même que Renaudot n’établit en grande partie ses bureaux, nous en jurerions, que pour donner de la publicité aux siens[29]. Ainsi les deux premières sources de renseignements qui se soient ouvertes pour le public, seront parties du même point vers un but identique.

[29] V. notamment à ce sujet dans le Sommaire du chapitre de l’Inventaire des addresses du Bureau ou table de Rencontre, les chap. XVI-XVIII.

Renaudot, le médecin, pour trouver l’emploi de sa science et de ce qu’elle possédoit, fonde le Bureau d’adresse ; Blegny, l’apothicaire, pour faire connoître et placer ses marchandises d’empirique, crée l’Almanach des adresses.

Renaudot n’avoua qu’à mots couverts, on le comprend, cette particularité tout égoïste de sa fondation. La charité en fut le but le plus en vue. Venir en aide aux pauvres sans ouvrage, voilà, nous l’avons dit, voilà surtout ce qu’il veut. Il reprend aussi, mais plus largement et à poste fixe, la mission des proxènes antiques et des couratiers du moyen-âge, mais cela sans vouloir faire concurrence à ceux qui, de son temps, pouvoient encore avoir des métiers pareils. Loin de chercher à les gêner, il les aidera : son bureau, dit-il, « sera commode même aux entremetteurs et proxenettes. »

Il va de soi que ces mots sont pris par lui dans le sens le plus honnête.

Ensemble, eux et lui serviront de guides aux nouveaux venus de l’étranger et de la campagne, dont Paris, s’ils ne savent comment s’y retrouver, épuise si vite les ressources.

Il se dévouera plus qu’aux autres encore à ces imprudents des villages et des champs qui s’y risquent à l’aventure, sans prévoir que les pires dangers les attendent à l’arrivée :

« Ils accourent à trouppes en cette ville, qui semble être le centre et le pays commun de tout le monde, sous l’espérance de quelque avancement, qui se trouve ordinairement vaine et trompeuse : car ayant despencé ce peu qu’ils avoient au payement des bienvenuës et autres frais inutiles ausquels les induisent ceux qui promettent de leur faire trouver employ, et aux desbauches qui s’y présentent d’elles-mêmes auxquelles leur oisyveté donne un facile accez, ils se trouvent accueillis de la nécessité avant qu’avoir trouvé maistre : d’où ils sont portés à la mendicité, aux vols, meurtres et autres crimes énormes… Au lieu qu’ils pourront désormais une heure après leur arrivée en cette ville, venir apprendre au Bureau s’il y a quelque employ ou conditions présentes, et y entrer beaucoup plus aisement qu’ils ne feroient après avoir vendu leurs hardes ; ou, n’y en ayant point, se pourvoir ailleurs. Ce qui fera discerner plus facilement les fainéants et gens sans adveu, pour en faire la punition qu’il appartiendra. »

Combien en coûtoit-il pour aller se renseigner chez Renaudot, et pour faire inscrire sur son registre l’emploi qu’on désiroit, la marchandise qu’on vouloit acheter ou vendre, la maison qu’on cherchoit à louer, et jusqu’à la femme ou au mari, dont il pouvoit vous pourvoir, car la variété de ses indications s’étendoit à toutes ces choses ? Il a oublié de nous l’apprendre, mais nous l’avons su autrement.

Pendant le second carnaval, c’est-à-dire celui de 1631, qui suivit l’installation du Bureau de rencontre, lequel, on le pense bien, avoit, comme invention nouvelle, fait événement, un faiseur de « ballets », sortes de pièces, moitié dansées, moitié chantées, où tous les à-propos étoient volontiers saisis, s’avisa de prendre pour types Renaudot et ses clients. Il le fit assez habilement pour que le Roi demanda que la représentation fût donnée devant lui ; et aussi, — ce qui étoit un succès peu commun, — pour que la pièce après avoir été chantée et dansée fût imprimée.

En voici le titre : Ballet du Bureau de rencontre dancé au Louvre devant Sa Majesté, Paris, Julian Jacquin, 1631, in-8o[30].

[30] Les vers furent publiés à part, la même année, sous ce titre : Vers du ballet du Bureau des addresses, 1631, in-4o ; ils ont été reproduits dans la publication de J. Gay, Ballets et mascarades de Cour, 1869, in-12, t. IV, p. 175.

Le Maistre du Bureau avoit, cela va de soi, l’un des principaux rôles. Il commençoit par un récit en trois couplets, dont nous vous devons au moins le premier, car c’est là que se trouve le détail sur le prix des consultations oublié dans la préface de Renaudot. Il étoit, comme on va le voir, des plus modiques :

Filles, qui cherchez maris,
Beaux garçons qui cherchez femmes,
Voici l’unique à Paris
Pour satisfaire vos âmes ;
Donnez trois sols tant seulement
Vous aurez contentement.

Quelques couplets d’avant-propos adressés aux Curieux, avoient avec une assez gaillarde bonhomie expliqué le secret de l’affaire, où, en payant si peu, l’on pouvoit tout apprendre. C’est la préface même de Renaudot résumée en rimes :

En ces lieux il vient d’arriver
Un homme qui sçait tout trouver,
Et chez qui de tout se fait montre ;
Sans dire ni quoy ni comment,
Son registre ne faut, ne ment ;
Il tient le bureau de rencontre.
Par luy vous aurez des laquais
Et pour faire de bons acquets,
Vous sçaurez les terres en vente,
Les offices à résigner,
Les deniers qui sont à donner
Et prendre à interests ou rente.
Aussi vous serez advertis
Qu’il enseigne les bons partis
Pour assortir un mariage,
Et fait, comme bien entendu,
Retrouver ce qu’on a perdu,
Fors des filles le pucelage.
Pour les femmes il est adroit
A leur trouver en bon endroit
Nourrice ou servante à les suivre.
En son fait, il est diligent,
Et ne couste guère d’argent
A se faire escrire en son livre[31].

[31] Il parut une nouvelle édition de ce livret l’année suivante, avec des preuves de la reconnoissance de Renaudot : Ballet du Bureau de rencontre, ensemble le remercîment du maître du Bureau d’Adresse, à ceux qui dansent son ballet, 1632, in-12.

Tout cela n’est que de la vérité en riant. Renaudot, en son bureau, vous pourvoyoit réellement, si pour trois sous on vouloit bien s’adresser à lui, de tout ce qui vient d’être ici annoncé aux curieux.

On a connu la diversité des renseignements dont il disposoit, et l’ordre avec lequel il en tenoit registre, par la découverte et la reproduction[32] que nous fîmes, il y a quelques années, de l’une des feuilles qui, ajoutant une publicité de plus à son établissement, en étoient, pour ainsi dire, les petites affiches.

[32] Variétés histor. et litt., t, IX, p. 51 et suiv.

Il en sera parlé un peu plus loin dans une note[33].

[33] P. 9-10.

Ces feuilles, qui paroissoient tous les trois mois — celle que nous avons publiée est la quinzième — complétoient pour Renaudot non-seulement son Bureau d’adresse ou de publicité, comme nous dirions, mais aussi son autre fondation, la Gazette, qui, à partir de 1631, c’est-à-dire un an après que ce Bureau eut été fondé, marcha de pair avec lui.

Lorsqu’un événement n’avoit pas assez d’importance pour figurer dans la Gazette, ou exigeoit un récit trop développé pour qu’il y pût trouver place, Renaudot l’ajournoit jusqu’à sa prochaine feuille d’annonces. Il l’y publioit en tête, et les petites affiches venoient à la suite avec tout leur détail.

Pour cette Quinziesme feuille du Bureau d’addresse, datée du 1er septembre 1633, c’est le récit du Duel signalé d’un Espagnol et d’un Portugais qui marche en avant. Puis viennent les annonces les plus diverses : Terres seigneuriales à vendre ; Maisons et héritages aux champs en roture à vendre ; Maisons à Paris à vendre ; Maisons à Paris à donner à loyer ; Maisons à Paris qu’on demande à prendre à loyer ; Rentes à vendre, Bénéfices à permuter, Offices à vendre ; Meubles à vendre, et enfin Affaires meslées, où se trouve en effet le pêle-mêle de demandes ou de propositions le plus singulier et le moins attendu.

On demande par exemple : « un homme qui sçache mettre du corail en œuvre. » Plus loin, c’est quelqu’un qui « voudroit compagnie pour aller en Italie dans quinze jours. » Mais l’article le plus curieux est le dernier : « On vendra un jeune dromadaire à prix raisonnable. »

Nous ignorons quel fut au juste le sort du Bureau d’adresse, et surtout celui de ses feuilles d’annonces. Renaudot, qui ne mourut qu’au mois d’octobre 1653, laissa-t-il cet établissement dans un état aussi prospère que La Gazette, qui, elle, ne périclita jamais, l’appui du Roi, dont le gazetier n’étoit guère que le mandataire, étant toujours là pour la garer de tout péril ? Nous ne le pensons pas.

Un livret antérieur de six ans à la mort du gazetier, et que nous ne connaissons malheureusement que par son titre : Renouvellement des bureaux d’adresse, prouveroit que l’affaire n’avoit pas marché sans encombre[34]. Si on la renouveloit, c’est qu’elle avoit été interrompue, et la ténacité de Renaudot étant connue, la malechance pouvoit seule avoir été cause de cette interruption.

[34] Il existoit sans doute encore toutefois en 1640, car à cette époque un nouveau Ballet du Bureau des Addresses fut dansé à Dijon devant Mgr le Prince. V. le recueil cité plus haut, t. VI, p. 17-31.

La brochure, qui semble annoncer la reprise, est de 1647, mauvaise date, car elle touche de bien près celle des premiers troubles de la Fronde, où — ce qui arriva du reste — le journalisme des libelles pouvoit bien naître, mais où, par contre, celui des annonces n’étoit pas de nature à revivre. Nous sommes donc autorisés à penser que la Feuille du bureau d’adresse, malgré ce que Renaudot avoit fait pour la ressusciter, étoit bel et bien morte, lorsqu’il mourut lui-même en 1653.

Il n’en resta que le privilége, qui fut plusieurs fois cédé plus tard, comme nous verrons.

La Gazette, qui avoit aussi le sien, survécut à Renaudot. Transmise à son fils Eusèbe, comme un héritage, elle fit survivre le Bureau d’adresse, d’où elle étoit sortie avec l’autre feuille.

Le logis de Renaudot, où Eusèbe resta jusqu’à ce que le roi lui eut donné un logement au Louvre, n’eut plus que ce nom : le Bureau.

Il n’y falloit plus aller, comme auparavant, chercher « les adresses » et les renseignements, qu’il sembloit toujours annoncer, mais à la place on y trouvoit des nouvelles. Loret, lorsqu’il en manque pour avoir de quoi mettre en rimes dans sa Muse historique, ne va pas autre part, et il recommande de faire comme lui, pour peu qu’on veuille, sur un fait quelconque, en savoir plus qu’il n’en a pu dire.

« Mais », dit-il, par exemple[35], à propos des merveilles d’une fête donnée à Naples,

Mais si quelques gens curieux
Désirent de s’instruire mieux…
Il faut aller chez Renaudot,
C’est-à-dire au Bureau d’adresse.

[35] La Muse historique. Édit. Elzévir., t. III, p. 268 (16 octobre 1660).

Cette source, la seule où voulut puiser son journalisme naïf, étoit pour lui celle de toutes vérités.

« Messieurs du Bureau d’adresse », comme il appelle Eusèbe Renaudot et ses aides[36], se tenoient-ils muets sur une affaire, elle étoit pour lui non avenue. Si le bruit, par exemple, s’est répandu que le maréchal Fabert est mort à Sedan, le 17 mai 1662, il n’y veut pas croire, la Gazette n’en ayant pas parlé. Le fait, vrai pour tout le monde, ne le sera pour lui que lorsqu’elle l’aura certifié :

[36] Ibid., p. 578 (2 décembre 1662).

Mais je doute un peu sur ce point
Car le Bureau n’en parle point,
C’est-à-dire la gazette en prose,
Qui doit parler de toute chose[37].

[37] Ibid., 540 (19 août 1662).

La Gazette, qui ne paroissoit alors que tous les samedis[38], est « son oracle hebdomadaire ». Ses « ordinaires », c’est-à-dire ses numéros de chaque semaine suffisent plus ou moins à Loret, mais lorsqu’elle se donne le luxe assez fréquent d’un « extraordinaire » — nous dirions d’un supplément — il est ravi.

[38] Id., t. II, p. 278 (21 juillet 1657).

Les événements d’importance, dont le récit demande à être développé, fournissoient la matière de ces extraordinaires, qui étoient, à la suite de la Gazette, ce qu’avoient été, comme nous l’avons vu plus haut, les récits ou descriptions à développements de même sorte, mis en tête des feuilles du Bureau d’adresse, dont, par là, survivoit ainsi quelque chose.

La Gazette n’en avoit rien gardé de plus. Jamais, dans aucune partie de ses numéros, ne figurèrent ce qu’alors on appeloit « adresses », et ce que nous appelons « annonces et réclames ».

En cela, Loret la suppléa. Sa Muse historique ne s’en fit pas faute. Chaque fois qu’il y peut recommander quelqu’un, faire valoir quelque chose, indiquer où se peut voir tel spectacle ou telle curiosité et à quel prix, il y est exact et empressé.

Les feuilles du Bureau se retrouvent ainsi en détail dans les siennes avec la rime de plus.

Il nous fait par exemple connoître le premier les expériences de la machine à calculer du jeune Pascal[39], sans trop se douter qu’il donne l’éveil sur le génie d’un grand homme. A quelques rimes plus loin, en effet, il est bien autrement enthousiaste pour l’empirique de philosophie Lesclache.

[39] Id., t. I, p. 232 (14 avril 1652).

Richesource, autre charlatan, mais de beau langage, obtient de même la faveur d’une chaude recommandation de sa part, avec regret de ne pouvoir dire encore où se donneront ses conférences. Il y aura heureusement un moyen de la savoir, et il l’indique :

Les affiches qu’en grosse lettre
Aux lieux publics il fera mettre
Pourront apprendre où ce sera
Au curieux qui les lira[40].

[40] Id., t. II, p. 553 (16 nov. 1658).

Quand il peut lui-même dire l’adresse, il n’y manque pas. Ainsi, à propos de la Philosophie de René Bary, après avoir écrit :

Ce livre de rare mérite
Chez son propre auteur se débite,

il met en marge : « Rue des Petits-Champs, chez madame Bataille[41]. » C’est, comme on voit, l’annonce complète.

[41] Id., t. III, p. 186 (3 avril 1660).

Ailleurs, s’il parle d’un concert, tel que ceux qu’on faisoit entendre en 1656, dans la salle du Palais-Royal, construite par Richelieu pour sa Mirame, et qui devoit quelques années après devenir le théâtre de Molière, il nous en dit le prix :

… obligeamment on les donne
Pour trente sols chaque personne[42].

[42] Id., t. II, p. 263 (11 nov. 1656).

Il annonce aussi, avec le même détail, chaque livret des Ballets du Roi, que publie Balard, « et », dit-il,

Et qui doit être lu de tous
Car on ne le vend que dix sous[43].

[43] Ibid., p. 292 (20 juillet 1657).

Pour les théâtres en général, il ne ménage pas les recommandations, ou, suivant le mot d’aujourd’hui, « les réclames ». Celui du Marais est en cela toutefois son préféré. C’est là que Corneille donne le plus volontiers ses pièces, et en qualité de Normand, Loret croit se devoir tout entier à cette gloire de la Normandie. La tragédie à machines, la Toison d’or, que Corneille appela d’abord Jason, est-elle à l’étude dans cet ancien Jeu de paume de la rue Vieille-du-Temple, vite, il en avertit le public. Dès que les premières affiches sont placées, sans perdre de temps il lui dit : lisez-les :

Les affiches marquent l’endroit,
L’heure, le prix et la journée
Et c’est toujours l’après-dînée[44].

[44] Ibid., p. 437 (3 déc. 1661).

Voilà, certes, un beau zèle de littérature. Il ne faut pas lui en savoir trop de gré. Pour des spectacles bien inférieurs : pour un jeune géant qui se fit voir au bout du Pont-Neuf, une première fois[45], et qui, deux ans plus tard, y revint, après avoir encore grandi[46] ; pour une baleine bien conservée, que l’on pouvoit aller admirer à Chaillot[47], il n’a pas des réclames moins empressées.

[45] Ibid., p. 543 (15 oct. 1659), et p. 552 (16 nov.).

[46] Id., t. III, p. 288 (4 déc. 1660), et p. 306 (8 janv. 1661).

[47] Id., t. II, p. 543 (19 oct. 1659), et p. 549 (2 novembre).

Que gagnoit-il à tout cela ? Rien, ou fort peu de chose : son entrée gratuite, par exemple, de même qu’il avoit, sans doute à meilleur compte, après les avoir maintes fois annoncées, quelques billets des loteries, dont il couroit avidement les hasards[48].

[48] Ibid., 433 (19 janv. 1658) et p. 439 (2 fév.).

Il trouvoit aussi en voisin quelques profits à grappiller lorsqu’il avoit agréablement parlé des fournisseurs renommés qui se groupoient, non loin du Louvre, aux environs de l’hôtel Schomberg, son premier logis, ou tout près de la rue de l’Arbre-Sec, qu’il habita ensuite.

Il est certain que lorsqu’il s’étend complaisamment sur les merveilles de l’industrie de sa voisine Madame Touzé, qui fait les perruques du bel air[49] ; sur les friandises de la célèbre boutique de Francœur, l’épicier-confiturier[50], et sur l’excellence de l’hypocras de Maillard, « apothicaire près Saint-Honoré[51] », c’est-à-dire à deux pas de Francœur, ses rimes ne doivent pas être désintéressées. Il y aura gagné, nous n’en doutons pas : ici, une perruque de la bonne façon ; là, quelques sucreries, et, chez Maillard, quelques-unes de ces bonnes rasades, qui ne lui déplaisoient point.

[49] Ibid., p. 186 (29 avril 1656).

[50] Id., t. III, p. 293 (18 déc. 1660).

[51] Ibid., p. 307 (8 janv. 1661).

Du Laurens, qui lui succéda, sous le pseudonyme de Robinet, fit de même et eut sans nul doute les mêmes profits. Il étendit, qui plus est, la réclame et la détailla mieux. Comme en ce temps-là tout étoit curiosité : soit une belle maison, telle que l’hôtel d’O, dans le quartier du Temple, qu’on alloit voir pour un sou[52], soit simplement quelques beaux meubles, dont la mise en montre se payoit aussi, mais souvent plus cher, il ne perdit pas l’occasion de faire quelques bénéfices par l’annonce de ces choses à recommander. Il nous semble notamment plus que probable que ce ne fut pas pour rien qu’il se complut à décrire trois meubles, dont au mois d’avril 1669 on faisoit l’exposition rue de Richelieu. Il eut certainement sa part plus ou moins forte dans les quinze sous par personne qu’on payoit pour les aller voir. Ce sont, dit-il,

[52] Sauval, t. II, p. 241.

Ce sont trois rares cabinets
Dont plus de mille Robinets,
Comme moi, seroient fort à l’aise,
Et même, ne vous en déplaise,
Des comtes, barons et marquis[53].

[53] Gazette de Robinet (13 avril 1669).

En marge, il ajoute pour bien fixer l’annonce par l’adresse exacte : « Rue de Richelieu, vis-à-vis le bain royal ; la porte est marquée par des affiches. »

Il y avoit dans tout cela un vieux reste de la Feuille d’adresse, mais cette feuille même ne reparaissoit pas.

Personne ne s’en faisoit céder le privilége resté aux Renaudot. Au commencement de 1670, il y eut un essai, sans doute par suite d’une cession. Il semble n’avoir pas abouti. Nous n’avons vu qu’un numéro, le premier, de la feuille nouvelle qui portoit ce titre : Liste des avis du Bureau d’adresse.

Six ans se passèrent sans qu’il y eût d’autre tentative pour reprendre et exploiter le privilége.

François Colletet, le poète crotté de Boileau, s’en avisa enfin avec l’audace des gens qui n’ont rien à perdre.

En 1676, à la fin de juin, on vit tout à coup paraître une feuille, s’annonçant comme hebdomadaire et portant ce titre : Journal de la ville de Paris contenant ce qui se passe de plus mémorable pour la curiosité et avantage du public.

C’étoit la Gazette d’affaires et d’adresses de François Colletet. Il y procédoit un peu comme Renaudot, avec cette différence qu’au lieu d’y mettre en tête, avant les annonces et avis, quelque long récit, tenant toute la place, il y débitoit les nouvelles intéressantes de la semaine, jour par jour.

C’est ce qui le perdit. Sur une plainte qui vint, soit de la Gazette, qui ne vouloit pas qu’on touchât à ces nouvelles mondaines auxquelles elle-même pourtant dédaignoit de toucher ; soit du Mercure, encore nouveau et d’autant plus ardent à repousser tout ce qui pouvoit lui faire concurrence, Colletet reçut ordre de ne pas continuer, du moins sous cette forme. Son journal n’eut qu’un seul numéro.

Ce n’étoit pas une fin, toutefois, ce n’étoit qu’une évolution. Se conformant à l’ordre reçu, sans abandonner l’idée qu’il reprenoit, Colletet ne perdit pas un jour, pas une heure, pour publier une feuille nouvelle, où il se tiendroit, en un cahier de quelques pages, aux seules choses, dont on lui laissoit la disposition : les annonces.

Le contenu de la feuille changeant ainsi, son titre devoit changer de même. Il prit celui-ci : Journal des avis et affaires de Paris.

La première fondation de Renaudot renaissoit. Colletet donna même à entendre que son entreprise n’en étoit que la suite. Dans le préambule d’un de ses numéros, il parle du privilége obtenu sous Louis XIII pour une feuille de même sorte que la sienne, et qui seroit devenu le sien[54]. Ce ne peut être certainement que celui de Renaudot le père, dont il seroit ainsi, nous ne savons comment et avec quel argent, parvenu à se faire accorder la cession.

[54] V. un excellent article de M. Hatin, Bulletin du Biblioph., 1861, p. 620.

A son Journal d’affaires, il joignit, lui aussi, comme c’étoit naturel, un Bureau d’adresse. Il y recevoit trois fois par semaine : les lundi, mercredi et vendredi, de une heure à six heures dans les grands jours, et jusqu’à quatre et demie seulement en hiver. C’est là qu’il complétoit, pour quiconque venoit le consulter, les avis donnés par sa feuille, et que prudemment il n’avoit fait qu’y ébaucher.

Ce bureau, d’abord, fut bien loin du centre des affaires pour lesquelles il étoit fondé. Colletet n’avoit pas voulu quitter la maison du quartier Saint-Victor, où avoit vécu son père, et dont comme lui il étoit fier, car c’étoit celle que Ronsard avoit habitée. C’est donc rue du Mûrier, derrière le séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonet, qu’étoit installé son bureau. Personne ne vint, et force lui fut, la clientèle n’arrivant point, de faire quelques pas pour aller à elle. Nous voyons que lorsque parut son onzième numéro — c’étoit peut-être un peu tard — il s’y étoit enfin décidé.

Son nouveau logis fut du reste d’un bon choix, il se trouvoit sur le quai de l’Horloge, entre le Palais et le Pont-Neuf, les deux centres du mouvement et de la vie de Paris en ce temps-là. Dans cette même onzième feuille, il donne cette nouvelle adresse de son bureau, aussi bien qu’on pouvoit la donner alors, le numérotage des maisons n’existant pas : « Les affiches, ajoute-t-il, marqueront la porte. » Trois semaines après, le public ne l’avoit pas trouvée. Colletet nous l’apprend avec une certaine mélancolie dans son numéro quatorze, celui du 27 octobre. Il y avoue qu’on ne le connoît encore que bien peu, mais il ne perd pas courage. Il espère que les affaires viendront, « Dieu aidant, écrit-il, quand les affiches auront fait connoître plus amplement notre demeure, et que nos cahiers auront appris à tout le monde ce qui résulte de notre innocent commerce. »

Le mot « innocent » n’est pas mis là pour rien par Colletet. Sa feuille étoit menacée, comme l’avoit été la première, on intriguoit contre elle auprès de La Reynie, qui, par un mémoire, en référoit à Colbert, dont le fils, Seignelay, se chargeoit d’en résumer la teneur au roi. Le pauvre Colletet avoit plus ou moins vent de tout cela, et il croyoit aller au-devant du coup et le parer, en faisant valoir, comme on l’a vu, ce que son humble feuille avoit d’inoffensif. Il en fut pour sa peine.

Le 27 novembre, c’est-à-dire jour pour jour un mois après sa timide protestation d’innocence, M. de La Reynie reçut ordre de supprimer ses cahiers. Voici la lettre qu’à ce propos lui écrivit Seignelay :

« J’ai rendu compte au Roy du mémoire que vous avez donné à mon père au sujet du Journal des affaires de Paris, que le nommé Colletet s’est ingéré de faire imprimer. Sa Majesté m’a ordonné de vous dire qu’elle veut que vous en défendiez le débit et l’impression[55]. »

[55] Correspondance administrative de Louis XIV, t. II, p. 369.

C’étoit formel. Colletet, à qui La Reynie ne fit pas attendre la décision royale, dut se soumettre. Par suite, nouvelle interruption de la publicité des adresses et des avis. Deux ans après, l’instant paraissant favorable, car on parloit de la paix, qui en effet ne tarda pas, elle reprend son cours. Il paroît en 1678 un petit livret in-12 sous ce titre : Le Bureau d’adresse établi pour les maîtres qui cherchent des serviteurs et pour les serviteurs qui cherchent des maîtres. On ne pouvoit être plus modeste. L’échec de Colletet, puni d’avoir voulu trop faire, servoit de leçon. L’idée revenoit timidement à son berceau. Quand on lisoit le livret on ne la trouvoit plus, il est vrai, aussi élémentaire ; elle reprenoit toutes les proportions que lui avoient rêvées Montaigne et Laffémas et qu’elle avoit prises avec Renaudot et Colletet.

Au lieu d’être seulement, comme l’indiquoit le titre, une sorte d’extrait des registres d’une recommanderesse, la feuille du Bureau redevenoit un véritable Journal d’avis. Eusèbe Renaudot, à qui Colletet dépossédé n’a voit pu que rendre son privilége, y étoit-il pour quelque chose ? Rien de plus probable. La feuille, en effet, est privilégiée du roi, et s’en fait gloire sur son enseigne, comme on le verra par cette mention, qui se trouve à la fin : « Le bureau est establi au Marché neuf, vers le milieu du costé de la rivière, vis à vis un tabletier : on verra le tableau sur la porte avec les armes du roy. »

Ce ne lui fut pas une recommandation de succès. Nous ne connoissons qu’un numéro de cette feuille.

Une autre ne tarda pas. Le courant étoit pris : coûte que coûte, malgré obstacles et insuccès, il falloit que, jusqu’à ce qu’enfin elle se fût fait complètement jour, cette idée de publicité ne cessât pas de renaître, sous l’impulsion des exigences nécessaires, qui, de tous côtés, la poussoient en avant.

Ce nouveau Journal du bureau de rencontre — c’est ainsi qu’il s’appeloit — parut en 1681. Les Renaudot n’y furent pour rien que par la cession du privilége, comme avec Colletet. Eusèbe étoit mort en 1679, et son fils, l’abbé, s’occupoit beaucoup moins de ces sortes d’affaires que de philologie orientale.

C’est à Devizé, qui depuis neuf ans faisoit vivre tant bien que mal le Mercure galant, dont il étoit le fondateur, que le privilége avoit, cette fois, été cédé ou plutôt, comme on disoit, « loué ». Devizé voulut en étendre plus que de raison les dispositions, et l’affaire périclita encore. Une de ses prétentions étoit de ne pas faire seulement du Bureau d’adresse ou de rencontre un bureau d’avis et de petites affiches, mais une boutique, un « magazin ». Après avoir annoncé des marchandises, il vouloit les vendre.

Les six corps marchands s’en émurent.

Il y eut plainte de leur part au lieutenant de police La Reynie, qui leur donna raison par une lettre du 25 novembre 1681 au commissaire Delamarre, où se trouvoit, entre autres choses, une désapprobation formelle de ces sortes d’entreprises, qu’il s’étonnoit de voir toujours reparoître : « Tant de personnes de première qualité, disoit-il dans sa lettre, ont fait effort pour parvenir à cet établissement sans y pouvoir réussir, qu’il seroit inutile de le tenter de nouveau. »

De simples avis donnés au Bureau d’adresses ou publiés par lui dans une feuille sans conséquence, voilà tout ce qu’il permet[56].

[56] Collection Delamarre, aux mss. de la Biblioth. nat., 21, 741, p. 165.

Devizé, à qui son Mercure donnoit une sorte d’autorité et de franc parler, ne persista pas moins dans son idée de Bureau-Magasin, et, à cet effet, coup sur coup, il écrivit deux lettres au lieutenant de police, dont la réponse, de plus en plus catégorique et nette, ne se fit pas attendre. Elle est du 29 novembre et est adressée, comme l’autre, à Delamarre : Jamais il ne permettra l’établissement d’un pareil bureau, « capable, dit-il, de renverser tout le commerce de Paris… Il y a là, continue-t-il, un nombre infini d’inconvénients très-dangereux. »

Pour finir, il donne à entendre que si Devizé ne se soumettoit pas, il lui interdiroit même la feuille d’avis[57].

[57] Id., p. 166.

Devizé ne répliqua plus et abandonna l’affaire, y compris cette feuille d’avis, qui ne lui sembloit rien sans l’autre combinaison. Jusqu’en 1688, nous ne la voyons pas reparoître.

Alors seulement, au mois d’août, un numéro se risque, daté du Bureau d’adresse, d’où la Gazette de France datoit toujours les siens, et qui avoit encore pour principal intéressé l’abbé Renaudot, à cause du privilége que le désistement de Devizé lui avoit remis en main. Vouloit-il, par cette réapparition de sa feuille, qui avoit pris pour nouveau titre : Liste générale du Bureau d’adresse et d’avis par privilége du Roi, rappeler l’attention sur ce privilége et tâcher de trouver ainsi quelqu’un à qui le céder encore ? Je le crois, et ce qui me donne raison c’est que, vers la fin de la même année 1688, ce quelqu’un s’étant trouvé, l’abbé lui loua le privilége.

Il s’appeloit Chomat. Marché fut conclu au mois de décembre, sous la réserve que le lieutenant de police approuveroit. Il n’approuva pas. Le commissaire Delamarre, à qui s’étoient adressés l’abbé Renaudot et Chomat, soumit par lettre leur demande à La Reynie, qui la repoussa par une simple note très-nette, mise en marge[58].

[58] Id., p. 169.

La feuille d’avis dut ainsi, malgré le vif désir de l’abbé, revenir au Bureau d’adresse, où là, du moins à cause de lui, La Reynie, qui n’étoit hostile qu’aux nouveaux venus, vouloit bien la tolérer. Au mois de février 1689 elle y reparut, et, pendant quatre mois consécutifs, dont nous avons vu les numéros, elle ne cessa plus. En 1693, nous la trouvons encore, mais avec un changement dans le mode de publicité et une modification dans le titre.

L’unique numéro de cette année-là, que nous ayons vu, porte celui-ci : Liste des avis du Journal général de France, ou Bureau de rencontre, pour servir au public, depuis le mercredy 18 novembre jusqu’au mercredy 2 décembre 1693. La feuille, au lieu de ne paroître que tous les mois, paroissoit donc alors tous les quinze jours, ce qui étoit un progrès et sembloit une preuve de prospérité. Comme elle n’a cependant laissé qu’une trace — celle dont nous parlons — nous sommes tenté de croire qu’elle n’a pas duré longtemps avec son nouveau titre.

L’année d’auparavant, une autre du même genre avoit eu des velléités de paroître, mais ne semble pas y être parvenue. Sous la forme « d’un cahier volant », et avec le titre assez singulier, Les Adresses casuelles de la ville de Paris, elle auroit, chaque mois, indiqué les ventes publiques, l’adjudication des héritages licités et décrétés, etc., etc. ; puis, comme un véritable journal de courtage, « l’état des marchandises, dont les courtiers commissaires se trouvoient chargez[59] », etc.

[59] V. plus loin, p. 9-10.

D’où seroit partie cette nouvelle feuille d’affiches ? De chez un homme qui n’en étoit pas à sa première entreprise, mais auquel on ne doit pas de publication plus intéressante que celle-là même, commencée un an plus tôt, en 1691, dont nous reproduisons ici la seconde et dernière année : Le livre commode, contenant les adresses de la ville de Paris.

Pour ce petit volume, si réellement nouveau alors, et que son journal, Les Adresses casuelles, n’auroit fait que compléter, un livre anglois du même genre, dont les éditions se succédoient à Londres depuis 1677, lui avoit certainement servi de guide[60] ; mais il s’étoit bien gardé d’en parler. Le silence en pareil cas faisoit partie de ses procédés d’accapareur, comme nous le verrons, et disons le mot, — qui, d’ailleurs, est du temps[61] — de ses habitudes de « faiseur ».

[60] Le Bibliophile français, août 1872, p. 255.

[61] Le Livre à la mode, par l’abbé Bordelon, p. 28.

La première édition ou première année de son livre d’indications avoit pour titre : « Les Adresses de la ville de Paris, avec le trésor des almanachs, livre commode, en tous lieux, en tous temps et en toutes conditions, par Abraham du Pradel, astrologue lionnois. » Ce nom étoit, on le devine, aussi imaginaire que le titre, dont il le faisoit suivre, et qu’il modifia l’année suivante. Au lieu d’Abraham du Pradel, « astrologue lionnois », il se contenta de mettre « philosophe mathématicien », ce qu’au reste il n’étoit pas plus qu’astrologue.

Il étoit de son métier chirurgien apothicaire, et de son vrai nom, Nicolas Blegny ou de Blegny, ainsi qu’il s’appeloit lui-même plus volontiers, se donnant la particule avec une complaisance qui nous paroît suspecte.

Il n’étoit pas de Paris et nous ignorons le lieu aussi bien que la date de sa naissance. Peut-être venoit-il de Lyon, ce qui expliqueroit pourquoi, en prenant le pseudonyme de du Pradel, astrologue, il se donna pour « Lionnois. »

Le rédacteur de la Biographie universelle, qui s’est occupé de lui, mais seulement comme empirique et sans connoître le curieux petit livre qu’on lui doit, a dit qu’il mourut en 1722, ayant soixante-dix ans. Il seroit né ainsi, par conséquent, en 1652. C’est, croyons-nous, une erreur. D’après un document émané de Blegny lui-même et que nous aurons à citer longuement tout-à-l’heure, nous savons, en effet, qu’en 1683 il avoit déjà « dix-sept ans d’établissement », ce qui feroit remonter sa naissance non à 1652, mais au moins dix ans plus tôt, et lui donneroit à sa mort quatre-vingts ans au lieu de soixante-dix. Pour tout ce qu’il entreprit, écrivit, projeta, car il fut surtout, comme dit Moreri, « fertile en projets » ; pour tout ce qu’il s’attira d’ennuis, de persécutions et même d’emprisonnements, il ne falloit pas moins.

Quand — vers 1666 probablement — il vint à Paris, son apprentissage étoit fait, et, tout aussitôt, il se mit à pratiquer, comme s’il étoit maître. Il ne tarda pas non plus à se faire auteur. Par le titre de ses ouvrages, on jugera du peu de sérieux de sa science et du charlatanisme de ses pratiques.

C’est aux maladies, malheureusement les plus répandues alors et qui étoient d’un produit excellent pour les empiriques, tant à cause des remèdes à vendre que du scandale à exploiter contre tout malade qui ne payoit pas leur silence, que Blegny s’attaqua d’abord.

Un des premiers livres que nous connoissions de lui et qu’il publia en 1673, est : L’art de guérir les maladies vénériennes, expliqué par les principes de la nature et de la mécanique, in-12. Pareil traité ne pouvoit être que d’un charlatan. Le succès n’en fut que plus vif, et cela partout : à Paris, où il eut deux éditions ; à Lyon, où on le réimprima ; à La Haye, à Amsterdam, et aussi à Londres, où il fut traduit en anglais.

Son ouvrage, L’art de guérir les hernies de toute espèce dans les deux sexes, avec le remède du Roi, qui parut en 1676, sembla plus sérieux ; mais Blegny revint au charlatanisme des attrape-niais, lorsque, trois ans après, il publia un petit in-12 avec ce titre : Histoire anatomique d’un enfant qui a demeuré vingt-six ans dans le ventre de sa mère.

Vers le même temps, ne trouvant pas qu’être apothicaire, faire de la chirurgie, tenir une Académie de découvertes — nous en parlerons bientôt — écrire des livres, où il inventoit des remèdes ou des monstres, etc., suffisoit à son activité d’empirique à projets, il se fit journaliste médical. Sous le titre de Nouvelles découvertes dans toutes les parties de la médecine, il se mit à publier, en 1679, une sorte de gazette mensuelle, qui ne mentit pas à ce qu’elle promettoit. Toutes les découvertes y furent réellement passées en revue, mais par la façon dont elle en parla, chaque fois que les remèdes nouveaux n’étoient pas de Blegny lui-même, on la considéra bientôt moins comme un journal utile que comme un pamphlet intéressé.

Le docteur Théophraste Bonnet aggravoit ces médisances par le contre-coup qu’il en donnoit à Genève, dans sa gazette latine, Zodiacus medico Gallicus, qui n’étoit guère que la traduction de celle de Blegny.

Il y eut de très-vives plaintes, et, en 1682, ordre lui vint, de par arrêt du Conseil, de mettre fin à son Journal. Il fit la sourde oreille. Soutenu par le frère du Roi, dont quelques petits services secrets lui avoient sans doute gagné les bonnes grâces, qu’il avoit suivi en Flandre pendant la campagne de 1676, et qui lui avoit permis de mettre sur l’enseigne de sa boutique, voisine alors du Palais-Royal, devant l’Opéra : « Chirurgien ordinaire du corps de Monsieur » ; assez avant aussi dans les faveurs du lieutenant de police La Reynie ; enfin, ce qui est plus singulier, hautement protégé par Daquin, premier médecin du Roi, il continua, malgré l’arrêt, de publier ses Nouvelles découvertes, et Bonnet continua aussi à les traduire en latin. Blegny se contenta de n’y plus mettre son nom.

Il en fut ainsi pendant toute l’année 1683. L’ordre alors étant sans doute devenu plus formel, il cessa, mais pour reprendre ailleurs ce qu’on l’obligeoit d’interrompre à Paris. Le Journal des Nouvelles découvertes étoit à peine mort en France, qu’il ressuscitoit en Hollande, sous le titre : le Mercure savant.

Un médecin de Niort, nommé Gautier, établi alors à Amsterdam, y aida Blegny. Celui-ci envoyoit de Paris la matière du Journal et Gautier veilloit à l’impression. On y trouvoit mille choses : des pièces de vers, mêlées à de petits traités de médecine, des chansons avec leur musique, des nouvelles relatives aux affaires d’État, et, sur le tout, beaucoup de méchancetés. Elles n’en firent pas le succès.

Le Mercure savant ne dura que deux mois ; il s’arrêta après son second volume, celui de février 1684.

Il n’eut qu’un seul bon résultat, mais très-indirect, et sans que Blegny son rédacteur s’y trouvât pour rien. Il fut cause que quelqu’un donna à Bayle l’idée de la célèbre publication périodique, où, comme on l’a dit, il fonda la critique littéraire. Lui-même avoua ce qu’en cela il devoit au Journal de Blegny, que, d’ailleurs, il trouvoit détestable :

« Je vous dirai, écrit-il le 8 août 1684 à M. Lenfant, à Rotterdam, que le dessein du Journal que l’on m’inspira et que je goûtai quand j’eus vu les deux tomes du Mercure savant, qui avoient paru en janvier et en février, et qui avoient fort déplu, quant à l’exécution, quoique le projet en eût été agréable, s’exécute depuis le mois de mars. Il s’intitule, non pas Journal, mais Nouvelles de la République des lettres. »

D’autres affaires que celles de sa Gazette avoient vivement occupé, et même, à un certain moment, gravement inquiété Blegny, pendant le temps qu’il la faisoit paroître.

Il tenoit chez lui, on l’a vu plus haut, une Académie de nouvelles découvertes, dont cette Gazette n’étoit pour ainsi dire que le compte-rendu mensuel ; de plus, il avoit ouvert un cours de Chirurgie, où il donnoit des leçons particulières aux garçons chirurgiens, et un cours de Pharmacie, qui étoit une école du même genre pour les garçons apothicaires. Son ardeur de professer et de doctoriser étoit telle que, suivant Moréri, « il s’avisa même de faire un cours de perruques pour les garçons perruquiers. »

On s’en amusoit dans le public, mais on n’en rioit pas dans le monde des médecins et des chirurgiens, dont cette rage d’accaparements narguoit et froissoit les priviléges. Pouvoit-on souffrir qu’un intrus, sorti l’on ne sait d’où, qui n’étoit ni de l’Académie de médecine, ni de celle de chirurgie, autrement dite Académie de Saint-Côme, se permît de pratiquer, comme s’il appartenoit à l’une et à l’autre, de professer sur toutes les matières de leur compétence, et, qui plus est, d’en écrire ?

Chacun de ses ouvrages y avoit soulevé de véritables tempêtes, ceux notamment où, avec aussi peu de mesure que de modestie, il s’adjugeoit une sorte de science universelle, et se posoit presque en dieu de la médecine. N’avoit-il pas osé publier, dès 1673, trois volumes sous ce titre : Nouvelles découvertes sur toutes les parties de la médecine, et, en 1679, deux volumes encore, qu’il avoit intitulés le Temple d’Esculape, comme si lui seul en avoit la clé ?

Toutefois, le sachant très-puissamment soutenu, on le laissoit faire. C’est à peine s’il y eut contre ses livres quelque protestation écrite, telle que la brochure du chirurgien Devaux, Découverte sans découverte, faite à propos de l’impudente publication de Blegny, Découverte du véritable remède anglois contre les fièvres[62].

[62] V. les Mémoires littéraires du P. Des Molets, t. VIII, 1re partie, Éloge de Devaux.

On attendoit pour l’attaquer et tâcher de détacher de lui les protections dont il faisoit sa force, qu’il donnât prise à quelque action sérieuse. C’est ce qui arriva vers la fin de 1681, dans une circonstance que ses ennemis de la Faculté surent envenimer, et qui leur permit non-seulement de faire passer M. de La Reynie de leur côté, mais encore d’ébranler la confiance que Monsieur avoit en Blegny.

Un factum que celui-ci dut rédiger pour se défendre, et dans lequel les besoins de sa justification l’entraînèrent à donner de nombreux détails sur lui-même, va nous mettre au fait de cette affaire et incidemment nous compléter plusieurs points de sa biographie.

A cette époque les dissections n’étoient permises qu’à ceux qui relevoient des Académies de chirurgie ou de médecine, ou qui en avoient obtenu, de la Faculté, l’autorisation. Faire enlever un cadavre sans qu’elle eût été prévenue et le disséquer en dehors de l’amphithéâtre des Écoles, étoient choses des plus graves, et qui pouvoient vous attirer une peine fort rigoureuse.

Or, il arriva qu’en décembre 1681 les doyens et docteurs furent avisés qu’un jeune chirurgien nommé Desnoues, qui, en qualité de membre de l’Académie des nouvelles découvertes, fondée par Blegny, « donnoit des leçons secrettes à plusieurs étudiants », dans une chambre dépendant de cette Académie, s’étoit fait apporter par le garçon de salle, Baptiste, de chez le fossoyeur Pajot, le corps d’une petite fille de cinq ans, et en avoit commencé la dissection.

Les doyens firent saisir le corps par l’huissier Masson, chez Desnoues, et, sur leurs instances, le lieutenant de police ouvrit une action dans laquelle ils insinuèrent tout d’abord que Blegny, qu’ils visoient surtout, devoit être compris, comme maître de l’Académie où la dissection s’étoit faite.

On commença toutefois par n’arrêter que Desnoues. Quand il fut à la Conciergerie, il parla. C’est ce qu’on désiroit. Il chargea Blegny ; or, comme, en attendant, une démarche avoit été faite avec plein succès, le 21 janvier 1682, par Me Nicolas Liénard, doyen de la Faculté de médecine, à la tête de sa compagnie, auprès de Monsieur, « en son Palais », pour lui remontrer respectueusement, ainsi que d’ailleurs l’en avoit déjà prévenu M. de La Reynie, qu’une protection telle que la sienne n’étoit pas due à un pareil homme « qui, disoit le doyen, profane en tout lieu vostre grand nom[63] » ; Blegny se trouvoit alors sans défenseur.

[63] Discours à S. A. R. en son palais à Paris, par Me Nicolas Liénard, etc., in-4o.

Lors donc que, quelques jours après, sur la dénonciation de Desnoues, arrêt de prise de corps eut été lancé contre lui, personne n’intervint pour empêcher la justice d’avoir son cours.

Doyens et docteurs triomphoient. Ce qu’ils désiroient depuis si longtemps étoit obtenu : « Si », avoient-ils dit, d’après le témoignage même de celui qu’ils accusoient et qui les connaissoit bien[64], « si nous pouvons tenir Blegny, il ne nous échappera pas ; nous avons en main de quoi le faire pendre. Il sera bien heureux s’il en est quitte pour les galères. Il y a trois cents témoins qui déposeront contre lui. M. de La Reynie en a informé S. A. R. à notre considération, et ce magistrat a promis à notre doyen de nous délivrer bientôt du chagrin que nous avons de voir un chirurgien écrire sur toutes les matières de la médecine et présider dans une Académie à des docteurs de diverses facultés[65]. »

[64] Factum pour Me Nicolas de Blegny, etc., in-4o, p. 4.

[65] Id., p. 9.

Cela dit, pour prouver la partialité de ceux qui le dénoncent, il prend corps à corps l’accusation et la rejette sur Desnoues qui l’en a chargé. C’est lui seul qui s’est permis les dissections défendues, et cela non-seulement cinq ou six fois, comme on le pense, mais quarante au moins. Il alloit disséquant n’importe où, dans tous les quartiers. Quelqu’un qui le savoit lui joua le tour de le surprendre un soir, rue de l’Université, à l’hôtel Tambonneau, et de lui faire la plus forte peur, en se disant commissaire. Desnoues, qui le crut, décampa par la fenêtre de la mansarde où il disséquoit, emportant le corps à moitié dépecé. Il le laissa dans la gouttière, où un couvreur le retrouva le lendemain.

S’est-il, lui Blegny, livré à ces opérations clandestines, a-t-il jamais couru les risques de pareilles surprises ? Ses dénonciateurs n’osent même le supposer, et cependant ils font tout pour l’écraser par leurs allégations :

« Il n’est pas », s’écrie-t-il avec une certaine éloquence[66], « il n’est pas d’injures dont ils n’aient tâché de le noircir en toute occasion, point d’artifices dont ils ne se soient servis pour lui faire perdre la protection qu’il avoit naguère du sieur lieutenant de police et qu’il a encore du sieur premier médecin du Roy ; point de prétextes qu’ils n’aient inventés pour luy dénier la justice qu’ils luy doivent ; point de moyens secrets qu’ils n’aient mis en usage pour le diffamer, pour diminuer son employ, pour luy attirer l’indignation de S. A. Monsieur ; point d’entreprises qu’ils n’aient faites pour troubler ses exercices et pour empêcher la publication de ses ouvrages ; point d’occasions qu’ils n’aient recherchées avec empressement pour luy susciter des procez ; enfin, point d’intrigues qu’ils n’aient pratiquées pour porter ses confrères et ses meilleurs amis à se déclarer contre luy. »

[66] Id., p. 10.

Ce qui lui tient le plus au cœur, c’est qu’ils ont vilipendé ses ouvrages. Il n’en est pas un auquel ils aient fait grâce. N’ont-ils pas prétendu aussi que les chirurgiens, de même que les médecins, avoient eu tous à se plaindre de lui, chose absolument fausse, ainsi que le prouve l’approbation accordée par beaucoup d’entre eux aux instruments par lui inventés.

On l’accuse, continue-t-il, « d’être sans doctrine, et d’avoir des auteurs à gages » ; or, il a passé dix-sept ans d’établissement sans tomber dans la moindre impéritie, et il s’est rendu la voix publique favorable par l’exactitude de sa conduite et par l’heureux succès des cures qu’il a entreprises.

S’il n’a pas été examiné à Saint-Côme, c’est qu’il n’a pas fait son apprentissage à Paris[67]. Il est donc faux que la maîtrise lui ait été déniée « à cause de ses mauvaises mœurs et de son incapacité ».

[67] Id., p. 12.

Ils ont été encore plus loin que cette accusation de mœurs scandaleuses. Ils ont fait courir le bruit qu’une de ces terribles affaires criminelles, comme il y en eut tant à l’époque de la Brinvilliers et de la Voisin, l’avoit eu pour complice, et qu’il avoit même fallu à cette occasion s’assurer de lui. « Pendant, dit-il, qu’il estoit en Flandres près de S. A. R. Monsieur, ils publièrent partout qu’il estoit à la Bastille, pour le poison. »

Son seul crime — et c’en est un des plus impardonnables à leurs yeux — est d’avoir écrit quelque part « qu’il y a des docteurs sans doctrine et des doctes sans doctorat ». Ils se sont reconnus, et leur première vengeance a été de crier que lui aussi étoit un faux docteur. Il est vrai qu’il n’a point passé par les colléges et qu’il n’a pris de degrés dans aucune faculté. Il n’en est pas moins prêt à soutenir dans une dispute réglée les questions les plus difficiles, « soit de médecine, soit de physique », contre les plus savants.

Son livre sur la guérison des fièvres a été le plus attaqué ; il le défend à outrance. Il se montre aussi très-ardent à prouver l’excellence d’un cordial — on le trouvera décrit plus loin — « auquel il a donné la forme d’opiatte (sic) », et qui ne seroit, à les entendre, autre chose que « l’orviétan », dont il auroit acheté le secret à Hiéronimo Cei. Il ne récuse pas celui-ci, son ami et son compère, mais il nie le reste.

Pour conclure, il espère que ses juges le feront sortir de cette affaire, non-seulement libre et justifié, mais indemnisé :

« Il oze préjuger que la Cour, en prononçant son absolution et déclarant l’escrou fait de sa personne injurieux, tortionnaire et desraisonnable, condamnera ceux qui l’accusent à luy faire réparation d’honneur, en 10,000 livres de dommages et intérêts, à quoi il se restreint, et en tous les despens du procez. »

Une note manuscrite, mise au bas de l’exemplaire du factum qui nous a servi pour tous ces détails, dit que l’arrêt fut rendu sur le rapport de M. Amproux, le 12 juillet 1683, mais n’ajoute pas s’il fut ou non favorable. Nous croyons qu’il dut l’être, car nous trouvons quelques mois après Blegny reprenant ses publications avec plus d’impudence et d’emphase que jamais. En 1684, par exemple, peu de mois après sa mise en liberté, il fait paraître un volume in-12 avec ce titre singulier : La doctrine des rapports, fondée sur les maximes d’usage et sur la disposition des nouvelles ordonnances.

Ses emplois semblent lui être restés, du moins en partie. Peut-être n’a-t-il plus sa charge chez Monsieur, ni celle de « premier chirurgien », qu’il s’étoit fait donner chez la Reine en 1678, mais il est toujours médecin du Roi, « préposé, comme il ne manque pas de le répéter partout, à la recherche et vérification des nouvelles découvertes de médecine. »

Son peu de fidélité dans l’exercice de cette fonction délicate lui attira une nouvelle disgrâce. Il avoit fondé, aux environs du faubourg Saint-Antoine, à Pincourt — nous dirions aujourd’hui Popincourt — une sorte de maison de santé avec jardin de plantes médicinales, dont il sera parlé plus bas, et près de laquelle logeoit « un certain prieur », comme il l’appelle[68], qui se mêloit aussi de remèdes.

[68] V. plus loin, p. 157, note.

Il en avoit, à ce qu’il semble, trouvé d’assez efficaces, dont il avoit livré le secret au roi, à condition que le public en profiteroit pour rien.

Blegny abusa de ce qu’il étoit chargé de la vérification de ces sortes de découvertes pour accaparer au passage les remèdes du Prieur et les ajouter aux siens. Il s’en occupa dans les Conférences de son bureau ou Académie, qu’il avoit transféré de la place du Palais-Royal à la rue Guénegaud ; et, qui pis est, il les vendit avec ses propres drogues.

De nouvelles plaintes arrivèrent alors, auxquelles il opposa son impudence ordinaire, ce qui fut cause qu’elles ne tardèrent pas à être suivies d’un nouvel arrêt de prise de corps. Voici ce que nous lisons à ce sujet dans un curieux recueil manuscrit : Lettres historiques et anecdotiques[69], sous la date du 15 janvier 1686 :

[69] Bibl. nat., Mss. Suppl. franç. no 10,265.

« Blegny, chirurgien, a esté mis à la Bastille, pour s’estre voulu mesler d’enseigner la manière d’user des remèdes que le prieur de Cabrie avoit donné au Roy et que S. M. fait distribuer gratuitement. Il avoit dit des impertinences. »

Ce dernier détail suffiroit, connoissant Blegny comme nous le connoissons, pour ne nous laisser aucun doute sur l’authenticité de la nouvelle.

Cette captivité, qui explique pourquoi Bernier, parlant de lui, l’appelle « le bastillé et le bastillable[70] », ne dut pas être de bien longue durée, mais ne le laissa pas moins un peu plus mesuré et plus modeste. L’année d’après il ne publia qu’un livre des plus anodins : Le bon usage du thé, du café et du chocolat pour la préservation et la guérison des maladies, in-12 ; et, en 1688, deux autres petits volumes sans beaucoup plus de conséquence : Secrets concernant la beauté et la santé, qui ont fait dire avec raison par un de ses biographes : « Le titre seul de cet ouvrage annonce le charlatanisme : les vrais médecins ne connaissent pas de secrets[71]. »

[70] Anti-Menagiana, préface, p. 16.

[71] Biog. universelle, art. Blegny.

De 1688 à la fin de 1690, il ne publia rien. Il étoit occupé de son livre : Les Adresses de la ville de Paris, dont, ainsi que nous l’avons dit, il avoit sans doute emprunté l’idée à celui des adresses de Londres publié en 1677. Il lui falloit un privilége, mais, comme dans cet ouvrage, il vouloit plus ou moins exploiter ceux qu’il y recommanderoit, et, sous prétexte de parler de tout le monde, parler sans cesse de lui-même, en se ramenant à chaque coin de page, à tort et à travers et pour n’importe quelle raison, il se garda bien de demander ce privilége en son propre nom. Sa voisine, la veuve Nyon, libraire sur le quai Conti, se le fit accorder à sa place dès le 14 juillet 1690 et se chargea de faire imprimer le manuscrit chez l’imprimeur Rondot. Un pseudonyme sur le titre, celui d’Abraham Du Pradel, fut, pour lui-même, afin de ne pas se trahir, tout ce que se permit Blegny.

Le petit volume, qui se compliquoit d’un almanach, devoit de toute nécessité être prêt le premier janvier 1691 ; il le fut. Réussit-il ? Nous le pensons. Il avoit d’avance une clientèle de lecteurs toute faite : chez les étrangers de passage à Paris, chez les gens de province et même chez les Parisiens qui, à cette époque comme à la nôtre encore, n’ignoroient rien tant que ce qui se trouve à Paris de bon à acheter et de curieux à voir.

Ce succès, quoiqu’il eût rencontré de l’opposition, car beaucoup, même dans le monde des marchands, s’étoient trouvés froissés de ce qu’on les eût nommés sans leur permission, encouragea Blegny. Pour l’année suivante, tout en tenant compte de ces plaintes, qui paraîtront bien singulières à présent que la réclame est partout courue et nulle part évitée, il voulut faire mieux, être plus varié, plus complet. Ce fut sa perte.

Il s’en étoit tenu, la première année, presque exclusivement aux adresses marchandes ou industrielles. Pour la seconde, que nous reproduisons ici, avec le titre nouveau qu’il lui donna, il prétendit y joindre les adresses de Messieurs des Fermes, du Conseil d’État, etc., etc., celles aussi des Curieux célèbres et des Dames curieuses, et bien d’autres encore.

Les plaintes grossirent en conséquence. De quoi se mêloit-il ? De quel droit ces indiscrétions qui ne pouvoient qu’attirer des nuées d’importuns chez les personnes dont il indiquoit ainsi la qualité et l’adresse ? N’empiétoit-il pas d’ailleurs, en bien des points, sur ce que, par privilége, l’État de France pouvoit seul publier.

Il y avoit dans tout cela beaucoup plus qu’il n’en falloit pour faire supprimer Le Livre commode. Camusat dit que Blegny reçut ordre de ne pas le continuer parce qu’il fut trouvé détestable[72]. Nous croyons bien plutôt que ce fut pour les raisons dont nous venons de parler, qu’il dut ne plus paroître, et que même — ce qu’ignoroit Camusat — il fut saisi. Nous avons trouvé les procès-verbaux qui le prouvent[73].

[72] Histoire critique des journaux, t. I, p. 230-231.

[73] Collection Delamarre, aux mss. de la Biblioth. nat., no 21,739, p. 110.

Le 29 février 1692, c’est-à-dire deux mois après la publication de la seconde année, la veuve Nyon fut requise par Denis Aumont, sergent à verge, d’avoir à lui présenter le privilége en vertu duquel elle avoit fait imprimer le Livre commode contenant les adresses de la ville de Paris et à lui déclarer le nombre d’exemplaires qui lui en restoit. Elle répondit que le privilége étoit demeuré entre les mains du sieur Rondot, par qui elle en avoit fait faire l’impression, et elle offrit de le retirer et de le rapporter. Quant aux exemplaires, dont la plus grande partie n’avoit pas encore été vendue, elle offrit aussi de les rapporter « en blanc », c’est-à-dire non reliés, au nombre de deux mille cinq cents.

Aumont se les fit présenter et les saisit. Même visite fut faite chez Rondot l’imprimeur.

A la première réquisition du sergent à verge il présenta le privilége, qui fut saisi comme l’avoient été les exemplaires. Ce n’étoit, disent les procès-verbaux, que par simple provision, et jusqu’à nouvel ordre ; mais l’ordre contraire ne vint jamais. Exemplaires et privilége étoient saisis, ils le restèrent jusqu’à ce qu’on les eût détruits. C’est ce qui explique pourquoi cette seconde année du Livre commode est beaucoup plus rare encore que la première.

Ce fut le coup de grâce pour Blegny. Dès lors il cesse de publier. Un livre, bien inattendu de sa part et qui prouveroit qu’il a même renoncé à la médecine, est le seul qui paroisse sous son nom. Il est de 1694 et il a pour titre : Projet de l’histoire générale des religions militaires et des ordres politiques et séculiers de chevaliers[74]. Pourquoi l’avoit-il fait ? Quel but y visoit-il ? Peut-être étoit-ce un moyen d’exploiter les gens si nombreux alors qui cherchoient à se faufiler par la chevalerie dans la noblesse et qui n’arrivoient ainsi qu’à devenir, suivant le mot du temps, des « chevaliers de l’industrie ». Blegny étoit homme à en créer beaucoup de cet ordre.

[74] Il n’est pas indiqué dans la Biblioth. Script. Medic. de Manget, qui n’avoit du reste à donner que la liste des livres de médecine de Blegny.

Quoi qu’il en soit, de mauvais bruits coururent alors sur son compte. On parla même d’escroquerie[75] ; il perdit les dernières charges qui lui restoient, et, le terrain lui manquant tout à fait sous les pieds, il quitta Paris pour Angers. On l’y arrêta. Nous ignorons pourquoi, mais ce devoit être pour affaire grave, car il resta huit ans prisonnier dans le château. Lorsqu’il eut fait son temps, il chercha un pays plus hospitalier. Il se retira sur terre papale, à Avignon, où il mourut en 1722 à quatre-vingts ans.

[75] Biog. univ., art. Blegny.

Voilà l’homme, vous allez juger à présent de son essai d’Almanach des adresses. L’auteur est un assez vilain personnage, mais le livre est curieux.

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