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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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LES QUINZE JOURNÉES DE L’AFFAIRE ZOLA


I

LA JOURNÉE DES PRÉLIMINAIRES

7 février.

De cette cohue ; de ces six heures d’audience, dans une atmosphère de four à plâtre ; de tout l’appareil de la justice se déployant, aujourd’hui, en grande solennité ; de cette buée où les prunelles luisent comme feux dans le brouillard ; du spectacle des physionomies, des attitudes, des mimiques célèbres ou inconnues, émergeant, parce que proches, des limbes bleutées, des lointains confus ; de tout le décor, et ses accessoires, et son personnel, et ses personnages, deux visions me demeurent à jamais incrustées dans la mémoire.

C’est d’abord une poignée d’hommes, menus comme des fourmis, gravissant, dans une solitude encensée de clameurs diverses, l’énorme escalier de la place Dauphine. La clarté blanche, sur la pierre blanche, souligne de rayons les degrés. C’est une ascension dans la lumière...

En tête, le pas nerveux, mais les épaules lasses, un homme qui devance les autres vers le Capitole idéal où tout immondice sera le fumier dont fleurira plus tard sa gloire !

... Puis, le restant du jour, devant ce même homme — le coupable, le criminel, l’accusé ! — comme un vol de papillons bleus qui s’abat, en essaim de feuilles azurées, qui s’amoncèlent, s’éparpillent, tombent, couvertes et recouvertes encore, lui apportant le respect, l’estime, l’admiration des quatre coins du monde !

De l’étranger ? Hé ! oui. De France aussi. Mais beaucoup de nous autres, méprisables « intellectuels », avons l’audace de nous sentir infiniment plus compatriotes de Tolstoï, de Bjœrnson, de Nieuwenhuis, de Mœterlink, de Christie Murray, de Mark Twain, de Carducci, etc., que d’Eyraud ou de Marchandon... nés français.

Nous n’imaginons pas la Patrie sans Justice et sans Vérité. Dans le bagage légué par les âges distancés, nous entendons choisir : augmenter le patrimoine de Beauté et de Progrès ; rejeter loin les vieux errements, les traditions homicides, les vestiges de barbarie, les aveuglements imbéciles, les tortionnaires préjugés !

Ah ! nous sommes de vrais bandits !...

Ce sentiment est si vif que son impulsion dépasse, ici, le fond de l’affaire. Sur les mille signataires que voilà, pour une seule dépêche, combien d’indécis encore, quant à l’innocence de Dreyfus ? Sans doute plusieurs ; peut-être beaucoup.

Mais ce qui détermine les suffrages, ce qui les emporte dans un courant d’enthousiasme inouï, c’est, en la personne de Zola, riche, célèbre, et sacrifiant sa popularité, son repos, son bien, à sa croyance, la manifestation, devenue rarissime, de l’esprit d’initiative.

Hé ! quoi, un contemporain, un individu de notre époque veule et ménageuse a osé cela ! Et lequel !

Ou n’en revient pas — et on admire.

Par contre, pour l’adversaire, le scandale s’en accroît, la haine s’en aggrave : il s’agit de lui faire expier, en huées, les bravos décernés jadis ; de récupérer le plus possible du fruit légitime de son labeur ; de se payer même sur sa peau... si l’occasion s’en présente !

On ne peut nier son talent : quinze années de suite : on le proclama. On ne peut même pas inculper sa probité, dire qu’il est vendu.

On l’essaie pourtant. En cette salle, des gens qui n’ont pas l’air d’aliénés vous glissent à l’oreille le chiffre « deux millions ! »

C’est dit sans rire, posément. Oh ! l’incommensurable sottise humaine

Cependant, vu l’insuccès, on se rabat sur l’orgueil.

Et lui, tranquille, épluche ses grands ou petits bleus ; bonhomme ; agacé seulement par le formalisme des préliminaires.

A ses côtés, se détachent la haute silhouette blonde de Labori ; la fine silhouette brune d’Albert Clemenceau ; la face de Mogol, creusée et passionnée de Georges Clemenceau.

C’est la première fois que je vois son cadet à la barre. Et ce m’est plaisir de constater son succès. Sobre, précis, d’une justesse d’arguments si évidente, qu’elle est appréciable même aux profanes, ne disant pas un mot de trop, et disant bien ce qu’il veut dire, sous une forme concise et élégante, il apporte, à la vie judiciaire, les merveilleuses qualités, l’aisance d’expression, l’acuité d’accent, la rageuse éloquence, la griffe et le croc qui ont fait de son aîné, dans la vie politique, un des premiers orateurs de ce temps.

Lui et Labori, d’ailleurs, se complètent au mieux. Un emballé, un réfléchi : l’attelage est bon !

Sous le Christ, c’est le crâne en pomme et le visage «n boule de M. le Président Delegorgue — tout rond. Dans l’entre-fenêtre, c’est la figure tirée, maussade et morne de M. l’avocat-général Van Cassel — tout long.

Dans les couloirs, Esterhazy rôde, fui de tous, comme un chien galeux.

Dans le prétoire, c’est (après l’interrogatoire des prévenus, Perrenx et Zola) le tirage au sort des jurés ; la lecture de la plainte du Ministre de la Guerre, servant d’acte d’accusation qui, retient quinze lignes sur quinze pages ; l’exposé du ministère public ; la demande d’instruction des experts.

Celle-ci est formulée par un avocat dont on ne voit pas la figure, à peine un coin de moustache, et qui baragouine avec une voix de décapité parlant.

O rencontres du sort ! Revanches du destin ! C’est M. Cabanes, ex-substitut à Montbrison, qui demanda — et obtint — la tête de Ravachol !

Voici ensuite épistolairement l’effrénée dérobade des témoins militaires.

Le Président a refusé l’autorisation de comparaître au général Billot; lequel l’a refusée au général Mercier ; lequel l’a refusée à X... ; lequel l’a refusé à Z.... etc. Ça peut aller comme cela jusqu’au caporal de garde !

M. le commandant du Paty de Clam se récuse...

— Sa présence est indispensable, dit Me Labori d’une voix tranchante, comme changée, d’une voix blanche que nuance quelque chose d’indéfinissable. Il nous le faut : son audition s’impose.

Et il dépose des conclusions dans ce sens.

Mais M. Van Cassel semble tenir non moins à l’abstention de M. du Paty de Clam. Et il sollicite le rejet des conclusions.

— Quelle passion de lumière, en toute cette affaire !... s’exclame ironiquement Labori.

Et il spécifie, quant au témoin tant disputé (objet présentement d’une plainte de M. le lieutenant-colonel Picquart), quels faits le relient étroitement à la cause présente. Les deux officiers fréquentaient la famille de Comminges. Sur les deux dépêches signées l’une « Speranza », l’autre « Blanche », adressées, à Tunis, à M. le lieutenant-colonel Picquart, dans l’intention évidente de lui nuire et de le compromettre, l’une est attribuée à un tiers, l’autre fut attribuée à mademoiselle Blanche de Comminges.

Or, c’était un faux. M. Picquart en accuse M. du Paty de Clam, d’où la plainte.

On avait quelques raisons de méfiance.

Pour faire rendre à la famille de Comminges une correspondance que détenait M. du Paty de Clam, il fallut l’autorité de M. le général Davout et l’intervention de M. Lozé, alors préfet de police. Encore tout ne fut-il pas rendu d’un coup. Il avait été gardé une lettre, au pouvoir, était-il objecté, d’une tierce personne, en demandant 500 francs.

C’était une dame voilée qui, en 1892, s’en dessaisissait au Cours-la-Reine ! Que l’on se rappelle, en 1898, la dame voilée de M. Esterhazy, au même lieu, dans les mêmes conditions — et l’on verra qu’elle est de l’état-major !

D’autres témoignages sont également requis par la défense et l’audience s’achève dans le calme qui sied à de tels débats.

Néanmoins, quelques aboyeurs ayant été apostés à la grande grille, la voiture de Zola quitte par le quai des Orfèvres. On distingue par la vitre, débordant de la pochette, comme un immense bouquet bleu : les cinq cents télégrammes arrivés cet après-midi.

Des camelots passent criant les journaux où, d’ores et déjà, le nom, l’adresse et la profession des jurés sont désignés à l’attention publique : la croix blanche sur les portes !

Non loin, en face de la Tour de l’Horloge, boulevard du Palais, au flanc du Tribunal de Commerce, une affiche est apposée. C’est la réhabilitation de Pierre Vaux, innocent, mort au bagne, condamné par erreur il y a quarante-sept ans, — « chose jugée », dont a triomphé la Justice.

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